La vieillesse des hommes

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marcel DUGAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ils sont vieux de milliers de siècles ; ce n’est pas l’aurore d’hier qui les a vus naître. Ils portent le fardeau des siècles, les crimes, les fautes, les erreurs de tous ceux qui tracèrent sur le sol des sillons remplis de boue, de sang et de larmes.

Et ils ont la figure de ces siècles, et de cette terre qui a regardé les simulacres de leurs fantaisies et de leurs impuissances.

En eux le bien et le mal habitent ; et ils sont divisés contre eux-mêmes.

Ingéniés à se détruire, ils n’ont pas su construire la parfaite image.

Ils sont la négation d’eux-mêmes ; ils vivent sur des contradictions, et la terre et le ciel leur renvoient le reflet de leurs erreurs.

Ils ne sont pas nés d’hier, et pourtant ils ont d’hier toutes les illusions et tous les enfantillages : ils sont jeunes comme hier, tout en étant des vieillards.

Cet hier, en s’en allant, n’a pas voulu trop les vieillir.

Et sous les espèces de l’homme, c’est toujours l’enfant qui, en eux, revit et s’essaie aux œuvres de raison.

Illusions attardées dans une ébauche d’homme qui se pense mûri, afin que la pauvreté intérieure de ces êtres n’apparaisse pas trop grande, trop irrémédiable !

C’est qu’il est difficile de changer la substance de ce rêveur qui fut si ébloui du soleil, de la parure des choses, du spectacle de la nature et des passions se disputant son cœur.

La raison en eux est défaite par la vie qui est le caprice, le changement, la multiplicité des attitudes et ce qu’apporte, dans son flot quotidien, la marée des appétits.

La vie contredit la raison ; la vie ouvre les sources de la soif et de la faim ; la vie souffle sur le château des abstractions : et c’est un effondrement de cartes, de joyaux que dilapident des tares secrètes.

 

L’intelligence se remet à édifier avec peine sur un sable mouvant, et, pour cette œuvre, on aperçoit des ouvriers qui s’épuisent au milieu des ténèbres, éclairées par de faibles lueurs.

La cathédrale jaillit de la brute matière ; elle s’élève, portant la marque du souci des hommes.

Ici, c’est un temple ; là, une Babel qui semble défier un ciel muet.

La terre se couvre de constructions où ceux qui les bâtirent dans l’effort quotidien tentèrent d’imprimer l’image de leurs conceptions : maisons de prières, maisons d’artifice, maisons de la foi ou du doute, maisons silencieuses où s’endort le rêve patient et créateur ; maisons du devoir où se disciplinent des hommes farouches et rebelles ; maisons de poésie où, dans un mirage, se dressent des statues frissonnantes ; maisons qui laissent filtrer les parfums de l’amour ; maisons où des verrières enchâssent les héros et les saints ; maisons hantées de soupirs, de sanglots, où se débat la tragédie des cœurs.

Toutes les maisons qui attestent que la volonté des hommes fut moins forte que le hasard ou le destin ; toutes les demeures marquées du signe de la joie ou de la démence. Voilà le grand œuvre !

Le ciel les recouvre qui, un jour, fut escaladé par les Titans, dans un effort de téméraire orgueil, repris par des élus moins favorisés qu’eux et qui devaient, selon les jours, ravir le feu ou tomber sur le sol, frappés de mort.

Le ciel répond aux hommes ou refuse d’écouter leurs supplications.

Ses nuages se résolvent en pluie de larmes qui baignent les jardins de la terre et les fructifient ; le soleil lance ses flèches d’or au cœur de la rosace ; sous un dôme d’étoiles les clochers, qui portent le symbole de l’homme des douleurs, continuent leur prière ; et la lune, avec ses traînes de satin lumineux, se promène sur les bosquets où Adam et Ève oublièrent la vie dans un baiser.

Le ciel récompense, de la sorte, l’effort humain.

Mais ce ciel, ces hommes, ces bonheurs, ces joies, cette boisson de larmes sont vieux de milliers de siècles.

 

Les hommes penchent, de plus en plus, vers ce sol qu’ils ont travaillé en tout sens, ensemencé de tous les blés, qui a vu grandir leurs monuments, et vers lequel, poussés par un besoin de vérité, ils reviennent sans cesse, tentant avec orgueil d’y remodeler la première création de l’homme.

Les âges se suivent avec des hommes qui refont les œuvres du début du monde.

Et ils sont lourds de sacrifices, de labeurs, d’énergies gaspillées, d’avoir osé dérober le feu des firmaments.

Ils penchent leur front vieilli vers un sol avare.

Oh ! qui rajeunira ces très vieux enfants qui poursuivent encore, après tant de siècles, la dure espérance ?

 

 

Marcel DUGAS, Paroles en liberté, 1944.

 

 

 

 

 

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