La Grande Chartreuse
J’aurais voulu vous voir, j’aurais voulu vous dire :
« Vous qui marchez, mon père, au flambeau de la foi,
« De ce flambeau sacré dont la lueur m’attire,
« Mon père, secouez quelques rayons sur moi. »
Lorsque le voyageur, aux avis incrédule,
Parti trop tard d’en bas, est par l’ombre surpris,
Et que vous tressaillez seul, en votre cellule,
Lorsque l’aile du vent vous apporte ses cris ;
Pour lui porter secours, vous vous levez, mon père ;
En vain gronde l’orage, une lampe à la main,
Vers lui vous descendez, et vous lui criez : « Frère,
« Venez de ce côté, voici votre chemin. »
Alors vous le trouvez tout près d’être victime
De l’inexpérience et de l’obscurité,
Cramponné sur un roc, pendant sur un abîme,
Auquel un pas de plus l’aurait précipité.
Grace à vous, échappant à cette mort affreuse,
Humble et le front baissé, comme un guide il vous suit,
Affermissant ses pas sur la route pierreuse
Et ne posant le pied qu’où la lumière luit.
Puis quand il est sorti de ces gorges maudites,
Comme un ange au pécheur que son aide a sauvé,
Vous vous tournez vers lui, mon père, et vous lui dites
« Frère, reposez-vous, vous êtes arrivé.... »
Je suis ce voyageur criant à vous dans l’ombre,
Je suis parti d’en bas sans savoir mon chemin.
Le chemin où je marche est étroit, la nuit sombre ;
Éclairez-moi, mon père, et donnez-moi la main.
Comme vous, mais chargé d’un différent message,
J’ai pris le monde en haine, et jeune l’ai quitté ;
Et nous avons tous deux tenté même voyage,
Vous, cherchant la lumière, et moi la vérité.
Vous, vous êtes monté par les routes arides ;
Moi, j’ai pris les chemins, où je voyais des fleurs.
Votre front s’est couvert de sueurs et de rides ;
Mais vous avez atteint le premier les hauteurs.
Moi, je me suis perdu dans mes routes fleuries,
Où, plus que la raison, le désir m’a conduit ;
Et j’ai cueilli, couché sur l’herbe des prairies,
À tout buisson, sa fleur, à tout arbre, son fruit.
Puis est venu le soir, conduisant la tempête ;
De chercher un abri, j’ai senti le besoin ;
Et voilà que l’éclair a brillé sur ma tête,
Sans me montrer le but, dont je suis encor loin.
Oh ! mon père, aidez-moi de votre expérience ;
Dites-moi, si, pour lire au livre écrit par Dieu,
Il faut prendre un flambeau des mains de la science
Ou suivre aveuglément la colonne de feu.
Parlez, j’écouterai votre parole austère ;
Car depuis qu’aux lieux hauts vous a conduit la foi,
Vous avez oublié tous les bruits de la terre,
Dont la rumeur confuse arrive encore à moi.
Car vous avez souvent, pendant la nuit entière.
Priant Dieu d’affermir votre regard mortel,
Suivi ces mondes d’or, magnifique poussière,
Que soulèvent ses pas sur les chemins du ciel.
Et le jour vous avez, dans la demeure sainte,
La prière à la bouche, usé vos deux genoux,
Écoutant si l’écho de cette vaste enceinte
Était un bruit du ciel descendant jusqu’à vous.
Dites-moi comment Dieu, dont nous sommes l’ouvrage,
Qui vers un même but veut que nous nous pressions,
Vous livrant à la paix, me jetant à l’orage,
Mit tant de calme en vous, en moi de passions ?
N’avez-vous point de nuit fiévreuse et délirante,
De songe où votre sang roule comme du feu,
Où la voix du désir tout le jour expirante,
Parle à votre chevet, couvrant la voix de Dieu ?
Ou cela n’est-il plus pour vous que chose vaine ?
Avez-vous renvoyé ses songes au démon,
Comme le pied secoue et renvoie à la plaine
La poussière amassée en gravissant un mont ?
Alors s’il est ainsi, dès que l’esprit immonde,
Comme un guerrier vaincu dans le combat, eut fui,
Vous avez dû tourner vos regards sur le monde,
Et rassuré pour vous, être effrayé pour lui.
Vous l’avez vu, des rois écrasant le vieux trône,
Rien qu’en laissant tomber sa patte de lion ;
Au premier front venu, jeter une couronne,
Large pour Charlemagne et pour Napoléon.
D’un jour au lendemain, un culte meurt ou change,
Tout principe est pesant, tout devoir importun.
Et tant de noms fameux sont tombés dans la fange,
Qu’on n’ose faire un pas de peur d’en fouler un.
Voyant que l’homme court vers une voie amère,
La religion pleure, et le retient.... hélas !
Il la repousse, ainsi que, repoussant sa mère,
L’enfant devenu fort écarte ses deux bras.
Maintenant tout est là, que votre voix réponde ;
Croyez-vous (car pour moi je ne fais que douter)
Que la religion soit l’âme de ce monde,
Et que sans son principe il ne puisse exister ?
Croyez-vous que, semblable à notre âme immortelle,
Quand la bouche divine a soufflé le flambeau,
Tout ce qui reste à faire au corps quitté par elle,
C’est de prendre un linceul et d’entrer au tombeau ?
Ou que, pareil au fils qui reçoit de ses pères
Le manoir qui les vit heureux et triomphants,
Mais qui sent que le temps en a disjoint les pierres,
Et tremble qu’il ne puisse abriter ses enfants ;
Quoiqu’un vieux souvenir, qu’il honore et qu’il aime,
Prête aux murs une voix qui l’implore pour eux,
Sous le marteau prudent, ils tombent, et lui-même
Il en disperse au loin les débris dangereux.
Puis, aux lieux où jadis la gothique masure
Sur ses vieux fondements tremblait au vent du nord,
S’élève une maison plus moderne et plus sûre,
Où, tranquille, le maître et s’éveille et s’endort.
Dites-moi, croyez-vous que, semblable à ce maître,
Le monde, renversant lui-même sa maison,
Veuille tout démolir, afin de tout remettre
Au creuset épuré de l’humaine raison ?
Et quand il jette au gouffre, afin qu’il l’engloutisse
L’autel avec le Dieu, le trône avec le roi,
Dites-moi, croyez-vous que la liberté puisse
Réédifier tout, avec un mot..... LA LOI ?
Alexandre DUMAS.
Paru dans les Annales romantiques en 1835.