Sagesse ou L’article de la mort
par
Jacques Robert DURON
ARGUMENT
Me voici au centre du monde, et tout m’assure que je partage la condition de tous. De vous à moi, cèdre, femme, écume, tout âge s’équivaut. J’annonce vos noces immémoriales, j’écris en majuscules vos promesses tenues et votre avoir image mon état. Nous pouvons faire échange, un bel échange au son de la flûte, je ne crains pas d’y perdre mon royaume. Acte de courtoisie mais simple égalité comme aux jeux. Voici que sans effort partout en effet je m’installe et je ne crains nulle dépossession. Je connais que je suis à cela que je me quitte, que je me prête encore, que je fais plus de pas hors de ma maison. Car plus je brûle et moins je me consume. Le tendre émail des fleurs, l’éternel retour de ces flots, le doigt palmé du feu, l’orient du silence et la neige éternelle enfin, où n’aurai-je point d’expression ! La souplesse est mon fil d’Ariane... Ainsi pas de lotissement. L’inconnu même que j’effleure aussitôt m’appareille à soi, je joue cartes sur table et mes yeux sont ouverts. Mais sous la forme verrais-je tant de signes si je ne déplaçais du miracle obscurément ? Connaître est un lieu commun, moi j’incline au nom propre...
Le vol de l’oiseau mordoré souscrit à ce tirage de luxe du décor.
I
La confusion de mes pensées m’accablait, je me posais trop de questions. Chaque objet que j’interrogeais tardait à me donner réponse. Semblable au voyageur que la nuit surprend je consultais désolément ma carte, je scrutais chaque repli de terrain, et mon impatience enténébrait les plus claires de mes actions. De moi seul j’attendais le signal, l’explication, le salut. Acide sur ma vigueur la hâte de résoudre énervait mon geste. Quelle mousson soudaine ébranlait ainsi mon assise et feuillet par feuillet déschistait ma couverture ? J’hésitais, je temporisais. Dans le silence de mon cœur espérais-je un secours de ces délais qui m’affaiblissaient ? Mais pouvais-je à ses effets débusquer mon mal, et n’eût-il pas fallu d’abord m’y soustraire ? Ce même sophisme en était bien le symptôme. Plus rien ne me paraissait donc naturel, je m’échappais moi-même. Chaque jour il me fallait rogner davantage sur mon superflu pour enfin me contenter de quoi ? Que ne pouvais-je aisément retrancher ? Planèze aride, le versant de ma vie était celui de la mort.
Je n’osais répondre de mes ressources. À moi-même énigme qu’avançait-il de m’examiner ? Le miroir que je me tendais s’embuait de l’imprécision de mon esprit, tout l’inverse de ses vœux. Je ne pouvais que trop à mon gré former les plus désolantes images et si d’aventure un sentiment vrai me portait, à tant le retenir comme par l’appui d’une secrète pédale, je n’avais bientôt plus dans mes glaces que simulacres... Reflux de toute foi. Battue des vents je voyais s’effriter mon assurance ; ma destinée disparaissait à mes regards curieux comme roulent vers un abîme les menus grains d’un silex que l’âge insensiblement délita. Hélas ! j’observais de moins lentes chutes. J’apercevais à des profondeurs sans mesure les éboulis de je ne savais plus quels ravissements. Comment dépeindre cette inconsistance, cette dévalorisation de mes pensées ? Fantômes sans corps, elles s’évertuaient au chevet du malade que j’étais. Ce n’était pas que je ne tentasse de saisir quelque bouée, mais justement je m’accrochais si fort au mirage d’un univers dégagé que tout périclitait dans ce vertige, et que l’absurde confondait la vraisemblance même...
Parlerai-je de ma vie au milieu des hommes ? J’empruntais à mes souvenirs, je tirais sur la connaissance de mes proches des chèques pour lesquels je ne me savais plus de provision. Les visages de ceux que j’aimais, les regards où je cherchais le blâme ou l’éloge, à peine les pouvais-je discerner de ceux des passants. L’habitude sur son trottoir roulant me portait ; elle seule accomplissait procureuse insensible les gestes d’où se retirait la douce chaleur de jadis, ces chères démarches où maintenant je n’avais plus de guide. La joie forte de la camaraderie m’était refusée. Les plus tristes nouvelles tombaient sans rebondir sur le sable amati de mon indifférence. Nulle pitié, nulle résonance. Je simulais sans courage une pitié défaillante, mais aussi le magasin de mes émotions, vieilleries couvertes de poussière, n’achalandait-il plus les bonnes volontés. Le mot nécessaire, le mot attendu, ma voix le faussait et l’on me disait insensible, ignorant que j’étais mon propre tourmenteur et que ma plaie hélas ! n’avait plus besoin de sel...
Rejeté de force dans la solitude, comme dans une haute mer sans escale, il me fallait bien la chérir, ou m’en persuader tout au moins.
La démesure de mon jugement ne souffrait point de puissances voisines. Des restes de mon cœur jalouse, hantée de simplicité, ma raison m’incitait à tout dévêtir. Je me rappelle encore son évertuement difficile : ne prétextait-elle pas la pureté, cette gâcheuse, et de refaire en elle à force de sublimation la route du carbone au pur diamant ? Inhumain que j’étais ! Chute d’un fils du Soleil... Pourquoi ce malaise au milieu des foules, comme si j’eusse été bloqué ? Les jeux des enfants, le faste forain, les pastorales, les farandoles, les surprises du music-hall, les mousselines et les masques, les arabesques de la danse, ah trop humaine géométrie ! le geste aussi du laboureur ou le salut du chemineau, pour moi rien ne savait plus retentir. J’étais un homme à jeun dans l’allégresse populeuse. Je murais ma façade mais aussi, parasite insensible paralysé, je n’attirais pas la moindre limaille d’énergie ; nulle force ne traversait plus ce champ désert que je devins, rien de ce qui court d’électrique dans les veines de l’homme ne s’amalgamait plus à mon sang. En marge des belles ondes de l’instinct j’étais pareil à l’excommunié, pareil au naufragé dont se détourne le dernier vaisseau.
Aurai-je assez dépeint ce dessaisissement ? Que me restait-il à perdre sinon justement ce qui parachevait ma ruine, en emplissait tous les recoins, en soulignait tous les contours : la connaissance, le désaveu de mon dépouillement. Qu’enlever à ces grands espaces démeublés ? Espérais-je donc de trouver quelque relâche dans le sommeil ? Hélas ! les rêves de mes nuits me donnaient la patience du jour. Dormais-je si longtemps d’ailleurs ? Que de fois je surpris au ralenti les heures, que de fois j’entendis le chant du coq, poétique mensonge, figure de style de l’aurore ! Il cassait à coups réguliers l’immense et folle masse de mon attente, glace sur mon front brûlant. Et je songeais au voyageur, il se lève en silence et se hâte avec joie dans la nuit... Pour moi l’aube ne venait pas si vite, et pouvais-je encore parler d’heure dans cette histoire hyperboréenne ?
Certes je le savais. J’essayais, à tant de péril, d’y porter le fer, – hélas ! sans beaucoup de pouvoir. Nulle efficace. J’assistais à mes pensées désorientées. D’où naissaient-elles ? Plus rien pourtant ne les nourrissait, nulle source à moi-même obscure, nulles profondeurs, nulle ténèbre n’alimentaient ces lueurs égarées. Je m’enfonçais, sextant et boussoles perdus, dans le triste sillage d’un mort.
Le travail cause de ces désordres, je prétendais qu’il en fût le remède. Fallacieux antidote ! La culture même, luxe de l’indigence, ne me rendait que plus odieuse ma dénature. Je m’efforçais d’obtenir des images nettes, de régler à ce point l’objectif de ma volonté que nulle déperdition d’intelligence, nulle dégradation de clarté ne fussent possibles. Sur toutes choses j’aspirais au contour précis, à l’indispensable. Je découpais mes pensers sur des rochers de Mantegna. Et que tant d’hommes fussent mangés par leur apparence voilà ce qui me fortifiait dans mon orgueil, et munissait ma faiblesse. J’aimais des paysages rigoureux. Je faisais fi des timbres, des visages, des climats. Je rayais les goûts humains. Je ne m’inféodais, prétendais-je, qu’à l’absolu. Je retranchais des images accoutumées leur mondanité, leur liant, insoucieux s’il n’en resterait bientôt plus que gravier, et cette condescendance que nous avons à leur égard, je la brûlais. Plus de familiarité, – la plus extrême indépendance, la pure NÉCESSITÉ ! Je ne m’abusais ainsi que trop à prendre pour fin cela même à quoi me contraignait ma sécheresse. Mais l’erreur de tels effets de perspective qu’elle retourne l’axe de sa bâtardise, et qu’elle fait du rebours le droit sens...
Ainsi je m’épuisais à poursuivre une transparence sans bulle, une lucidité sans tache, pur oxygène où toute vie, me plais-je à penser aujourd’hui, se brûlerait. Mais je n’avais pas tant d’expérience ! Chaque jour ajoutait un peu de nuit à ma confusion, un peu d’obstacle à mes muscles. Ce qui me restait de liberté je le dépensais en actes perdus, menue monnaie sans pouvoir, perles défilées. Ou si je m’exaltais encore c’était sans plus d’objet : triste relique, et plus triste désordre ! Mon cerveau, poulpe attaché à mes nerfs, inquiétait la santé de mon corps que déjà de simples mouvements lassaient. L’inaction m’exténuait, elle était cependant ma plus douce pente et je la chérissais sans effort. Que pouvais-je contre cette force de l’inertie ? Je tentais bien de témoigner quelque intérêt au bruit du jour, de rompre le charme du néant, enfin de prendre du large avec mon mal et d’aimer peu m’importait quoi. Peine d’amour perdue ! Mes désirs s’en étaient allés, j’étais bien seul, trop tard. À quoi suspendre désormais l’irritation de mon esprit ? L’accélération était fatale, je ne pouvais que me défaire. Je tombai bientôt dans le délire.
Je ne sus que par celle qui me sauve la durée de ma misère. Des mots, paraît-il, éclataient de mon cerveau foudroyé. Comme ces atomes dans le secret desquels tourbillonnent des mondes, mon corps paraissait inerte. Tantôt mes membres se soudaient à leur milieu pour clouer toute tentative, tantôt ils se fondaient en une seule masse, bloc rouge que je ne pouvais orienter d’après le jour filtrant. Ne me sentais-je pas, si je puis formuler une telle expérience, vaguement frôlé par l’approche de plusieurs univers espacés, comment dire ? plusieurs plans, plusieurs pyramides rigoureusement définies au sommet desquels, DIEU. Mais dans ce surchauffement sans issue j’attendais presque l’anéantissement qui m’eût soustrait à ces durs contacts, et m’eût noyé dans une tranquillité tout unie... la mer étale. Et maintenant que je confronte avec des témoignages le souvenir d’un état où toute qualification disparaissait dans une poussière de sensations enflammées, il me semble que mon esprit était alors comme un soleil qui giclait en mille soleils.
Après quoi, rien. Sans transition, sans coutures. Résolution des terres émergées. Coma. Le dormeur dans le sable, la chose sous la cloche. On désespéra de sauver rien de spirituel dans cet engouffrement. Nulle résurgence à l’horizon de ce calcaire qui m’avait tout absorbé. Que dura cette curieuse existence ? Des millénaires sans doute pour mon âme enfouie. Dans quels enfers m’attardai-je ? Quelles pêcheries... À peine si j’avais la nue propriété de moi-même ! Je n’irai pas cependant jusqu’à tout nier. Peut-être fut-ce un temps de fête, le maître parti, pour les cellules de ma conscience ; peut-être me fut-il révélé des lois secrètes, les racines de la vie ? Je n’en sais rien dire sinon qu’à l’heure du réveil il me sembla ne tenir au sentiment que par un fil : j’étais à sa merci, je le possédais à la fois et ne le possédais pas, il pouvait m’animer ou me fuir sans raideur ou concours de ma part. J’étais sans plus de caractère qu’une feuille blanche.
Ce n’est pas que le tracé de mes habitudes, ces nervures, fût à jamais anéanti : je devais retrouver ma maison en ordre. Mais toute cette géographie de mes images avait reçu un tel coup de gomme qu’il allait lui falloir beaucoup de printemps pour reparaître. Il était trop tôt d’y songer encore. De l’abîme d’indivision où j’étais pour si longtemps, pouvais-je seulement désirer revivre ? Et pourtant quelque chose en moi régissait mes biens sans maître. J’avais donné à mon peuple délégation de garder toutes les issues de la vie. Mot d’ordre : jouer en sourdine et fermer les fenêtres. Comment s’abouchaient les minutes, comment s’accrochaient ces infinitésimaux de conscience, il eût fallu qu’alors je fusse là pour filmer le crescendo de la lumière. Aujourd’hui nul souvenir ne me fait tressaillir. Vraiment quelle échappée me suis-je permise là ? Qui sait maintenant quelles planètes m’attendent ? Certainement j’ai dû faire un remplacement je ne sais où, une partie de gala peut-être... J’ai dû être utilisé pour des scénarios extraordinaires.
Cet intérim dura plus longtemps qu’on ne l’eût craint. Drôle d’inexistence ! Des semaines vides, des semaines d’attente, de chrysalide, parallèles à la terminaison de l’hiver. On décida de me transporter dans les montagnes à l’orée du Jura finissant. Le climat, le pays cumulaient des avantages sans rançon : ces fraîches vallées promurent enfin mon ressaisissement, sollicitèrent les confuses richesses de mes membres, ouvrirent la vanne à des forces anonymes. Palingenèse, dirai-je en style noble... Si lente, si ardue que fût l’Anabase de ma convalescence, une offensive pourtant se préméditait, pressentie par je ne sais quelles antennes affluant à la surface de ma chair surprise, une offensive de grand style, une convocation de toute ma sève. J’osai enfin lever les yeux sur tant d’espoirs et ne craignis plus de m’aliéner le destin en paraissant le connaître. Un jour que je m’absorbais dans la vision d’un pan de mur ensoleillé, j’acquis dans une bouffée de vent la certitude que je commençais un cahier neuf.
Je me réservais cependant. Je sortais peu, incertain de mes puissances, tout préoccupé d’un sommeil encore que de si futiles causes tourmentaient. Je restais de longues heures immobile et c’est peut-être alors, praticable oublié d’une scène sans coulisses, que j’acquis le sentiment de la préparation de toutes choses : le printemps, les plantes, la création de l’homme, la naissance des empires. Je compris que le temps entre dans la substance des formes, qu’il est l’azote des évènements, la cellulose de toutes les croissances. J’eus la révélation de tout ce qui se tisse sous l’apparente torpeur des prairies désertes, j’entrevis ce rouet invisible contre lequel nulle mort ne prévaudra. Attendre me parut être une des consignes de la nature. Patience, patience : j’acquiesçais à ce message d’un poète. Sous la bonace des vies humaines, sous les périodes de l’histoire quels typhons inconnus se creusent ? Trame et drame des mondes, incorruptible décalage de l’homme à son désir, déséquation sans racines, aventure où nous sommes embarqués ! Qui chantera la fatalité du mouvement, notre espoir et notre sentence ? Pour tout dire, je m’aperçus que ce qu’il y a d’original dans l’univers est un précipité, sous d’heureuses chances, de l’innombrable marée du temps, ce plancton de tous les vivants.
Mes forces amarrées levèrent l’ancre. Je précédais le soleil levant dans les bois de ce pays vénérable, asile, ermitage, monastère de ma ferveur. Cormoranche, Évosges, Champdor, vallons sacrés, non je n’oublierai point votre noble complicité, votre simple et magnanime hébergement... Assoupli, déplissé, je saoulais de vitesse mes membres, je les appareillais au courant des rivières dont la fraîcheur piquait voluptueusement mes veines... à moins que face aux nuées je ne préférasse me laisser glisser dans un abandon sans égal. Les algues me portaient, j’admirais leur déploiement plein de style. Un sens inexplicable m’était né dans une intimité à fleur de peau. Il couvrait la paix de mes nuits, je le retrouvais dans l’innocence de mes nouveaux réveils. Je le portais, je le suivais. Il décidait de toutes mes actions. Il m’apprit l’amertume des baies sauvages, le goût des champignons crus. Il était ce cher compagnon, comme un sens vital, comme une sève branchée sur la marée montante du printemps, nef de joie. Il émanait de la terre, apparenté à ce fourmillement d’insectes et d’oiseaux, à cette armée de toute part issue, à cette profusion de fleurs, à cet envahissement par la vie de la terre et des eaux. Pareil moi-même à quelque zoophyte je retrouvais avec ravissement les surprises de la Nature.
Avec mes puissances réconciliées, avec mes actions renouées, l’angle s’ouvrit de mon acuité spirituelle. Les objets de mon nouvel entourage, j’entrais dans le secret de leur présence ; les articulations de leur intimité transparaissaient à mes regards aussi clairement que le système de mon propre corps. Leur apparence grossière à quoi naguère mon esprit s’achoppait, voilà qu’elle se changeait en un fin réseau de raisons. Rien que de normal, de délectable, et de juste à l’endroit du monde : une certitude sans lacunes se dégageait dans la lumière de la tranquillité des prairies. Dans cette charte libérale mes sens avaient gagné des franchises curieuses. J’étais, me semblait-il, de pair avec les saisons et les anges comme si, toutes ses œuvres, la nature eût convenu de me les jeter au visage. Ah ! n’avais-je pas attendu si longtemps cette restitution en intégrité ! Figurait-elle enfin le bon vouloir d’un Dieu charmant ? Des droits m’étaient donnés sur la fédération de l’univers, ô fraîches journées... Naissance, et plus splendide que l’autre ! Transports, larmes de joie ce jour où la rosée sur les herbes coula jusqu’aux alvéoles de mon cœur, comment sortiriez-vous de ma mémoire ?...
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Et maintenant je ne sais plus, sans quelque mélange de tristesse et d’éloignement, lire... Les pages qui m’eussent paru la fleur vive de ma sève, voici qu’elles ont pris un goût de salpêtre, de moisi. Pourtant la saveur du style, cette tiédeur moite à mon front, pourtant cette affluence et comme ces petits vaisseaux frémissants que soulève un sang plein de tumulte et de fraîcheur, tout cela, n’en sais-je plus le prix ? Et ne sais-je d’autres valeurs encore ? Mon émoi, ce jeune sauvage, retombe en de plus larges plis. Draperies sans torts, non, votre souple rigueur n’étoffe pas une ombre. Mais de ces quêtes, de ce panier de couleurs, de ces trouvailles dans les bruyères du matin, il ne me reste, hélas ! plus qu’un herbier. Moins ménager que je fus de mes transports ! J’ai prodigué trop de luxe. À tant se regarder dans une source même si pure, on risque de ne saisir plus bientôt de soi qu’une feinte. À goûter à tant de saveurs, bientôt l’on craint d’ensabler la sienne.
Fêtes de mes influences, dominos variés, dans quel marais d’oubli pailleté d’où plus tard, noir regret, quelque insecte seul s’élèvera, dans quels sables mouvants avez-vous à mon insu lentement disparu ? Il ne me semble plus que je vous doive, sinon ce qui sans vous ne vous eût pas contredit... Des semaines gonflées de limon et de bois mort ont coulé, et soudain l’on ne se découvre plus si malléable, plus si ductile. On préfère à tant d’incidences une seule et dure vérité. Il se fait tard et le siècle a sonné. L’isolement, le mal sans commentaires, le manque à notre chanson d’un traducteur exact, la haute solitude enfin à laquelle il faut bien accéder, unissent leurs voix. Pourquoi, de mon domaine absent, conduire ailleurs le cours de ma propre ferveur ? C’en est fait, attable-toi, mon âme, devant ta plus secrète figure ; puissent ne jamais l’adultérer les jeux de ta libre nature ! Chez toi partout, sache pourtant feindre une absence utile. Formule à ton gré ces pensées, chez ceux jadis qui les abritèrent, qui déjà ne se reconnaissent plus...
II
« Et il vit une échelle qui était appuyée sur la terre, et dont le haut touchait jusqu’aux cieux, et les anges de Dieu montaient et descendaient. »
GEN., XXVIII, 12.
La joie féconde a scellé mon pacte avec la Terre. Des racines boueuses jusqu’au faîte, du limon jusqu’aux cimes aérées de mon existence, quel voyage en élévation m’attend ! Une humide échappée sur le disque sans fin du ciel me présente, salutation humaine, les vallons sacrés du Seigneur, les terres grasses de notre voyage à venir, les prairies de notre laitage divin, les coteaux inclinés pleins de vignes spirituelles. Mais où trouver le gué de la terre promise ? Quel regard assez pur saurait le découvrir sous les eaux troubles de nos passions ? Et pourtant nous avons entendu des paroles évangéliques... Sera-t-il dit qu’à tant d’instance nous opposions une servitude dont on ne veut que nous délier, et qu’à de si pressants témoignages nous préférions le formulaire du vain désir ? La voie de toute chair est tortueuse, mais pourquoi fûmes-nous de chair, dit celui qui m’égare ? Et pourquoi, répondrai-je, cette plainte tardive et n’avoir alors pas été là pour la rendre inutile ? Subissons donc, et s’il nous faut grandir que ce soit par notre parfaite courtoisie.
Célèbre, mon âme, célèbre en résonnant la tissure arachnéenne des nuées, le pointillé du dessein de Dieu, le sautillé de ses caprices, le filigrane si pur du littoral des nimbes, plage des anges. Pénètre ce miracle sans phrases, la vérité... Et joue-toi comme Arion des êtres de la mer !
Reprends en pizzicato le thème incomparable du ciel. Ajoute à sa majesté sans mesures la voix mineure de ton inquiète exaltation, à son luxe ton humilité, à sa polyphonie la timide rentrée de ton Magnificat. Une villégiature nous attend dont ta seule candeur peut détailler l’éclat. Les chemins d’orangers n’en sont pas même un avant-propos. Elle n’admet, il est vrai, ni tente ni départs, ou plutôt elle n’a pas à connaître de tout cela. On y accède en s’égarant et de son port on ne reconnaît plus le sillage. Tu as compris, mon âme, que je voulais te parler de l’Éternité.
Tu peux toutefois lui faire hommage des vents marins qui traversèrent ta route, lui dédicacer tes pleurs, cher viatique. Et que déjà, Nausicaa de notre exil, ta ferveur y prélude !
Et nous aurons des feux de joie magnifiques, rubis sur la Voie lactée, nous aurons des visions sans fards et sans reproche. Si nous n’étions pas sans âme, jeune Télémaque, nous entendrions dès aujourd’hui les instruments s’accorder. Déjà l’ouverture ici-bas... mais dévoilons nous-mêmes notre ouverture, efforçons-nous vers plus d’accueil et sans témoins. Déplions notre envergure.
Mais trop de nymphes... et Calypso même a caressé sur ta joue une trop chère similitude ; tu n’es pas sans raison l’enfant d’un si grand voyageur. Ces lieux variés te démunissent. Mais réponds : crois-tu possible de tromper ta soif et pour des raisins verts d’agacer ta vie éternelle ? Et pour un peu de ce qui sera cendre ne crains-tu de garder au cœur une immortelle ruine ? Rentre ta flèche empoisonnée, séduction, rentre ta blessure en retournant le sens de ton envoûtement. Et s’il est un appas dans le vœu de n’en plus subir, ne laisse en moi de retentissement que pour le glas de mon humanité. Vous ne pouvez boire la coupe du Seigneur et la coupe des démons.
Souffrez donc Éternel, qui nous rendez la monnaie de notre adoration, souffrez que je délaisse ce chemin de traverses, et que je m’enfonce incognito dans quelque forêt des Ardennes de la carte céleste. Laissez avec latitude mes souvenirs courbatus se déployer à couvert de votre justice. Et que j’approche ces harmonies sans nombre sur le ciel ramagé, ces grappes d’alleluias, ces ombelles de fraîcheur et ce souffle anisé... enfin la rémission certaine, le Léthé sans couleur vers quoi, n’est-ce pas, ma journée faite je m’avance... Un savant machiniste a laissé retomber le rideau sur cette échappée furtive. Les violons se sont tus. Plus un îlot d’azur ne récrée notre raison majeure. La nuée s’assombrit, les cuivres se déchaînent. L’horizon se barre à grands traits plus tôt que le cahier recommencé de notre enfance. Pas un abri au ciel, pas une seule anfractuosité. Les cohortes folles et rangées des vents sillonnent les champs catalauniques de l’espace. Soulevée par quel galop une chaude poussière comme la sépia de la seiche m’assourdit et m’aveugle. Désarroi d’autant plus cruel qu’après cette divine reconnaissance... Quelle sentence !
Cette rafale m’est salutaire. Je ne dois pas oublier l’échelle de ma condition, je suis un homme entre des hommes et l’éclair sacré m’éblouit. Quel s’il n’est aigle fixerait impunément le soleil ? Il me faut fructifier mon talent, franchir d’étroites portes, accomplir mon stage ici-bas. Exil ! L’épée de l’ange à mes yeux fulgure encore et le goût du Jardin me décourage. Pourtant n’aurai-je pas de si purs dimanches ? Après la captivité des nuits, mortelle enceinte, ne boirai-je pas de si fraîches rosées ? Il y aura bien des entr’actes à mon dur apprentissage. Le pôle même connaît son aurore boréale.
...Le cintre surbaissé des nuées, enfin le voici qui se résout à l’orage. Un fier orage d’été, nonce de la magnanimité seigneuriale, augure un heureux dénouement, me lave de mes soucis, roule jusqu’au sol qui me porte les alarmes de ma chair, les salissures de mon esprit. Elles me quittent, elles me libèrent, elles font de la pente du sol leur thalweg. Elles iront nourrir les semences végétales que recèlent militants les canaux obscurs de notre mère commune, elles feront la vigueur des vivants, hommage aux morts, jusqu’à ce qu’à nouveau de tout cela je m’exalte et me vivifie !
Ainsi le veut notre établissement. Le blason des apparences n’est obscur qu’à notre faiblesse. Qui sait le chiffre de ce vocabulaire où sans doute il n’est point d’erreur ? Il n’est pas jusqu’à l’imprévu qui ne stoppe une ligne brisée, ou ne débrouille avec humour un écheveau confus. Mais notre sagesse est étroite !
Lorsque le paysan pris d’un tressaillement contemple au loin de son champ les pommiers roses sous la neige, que ne pense-t-il pas de cette estampe japonaise ? Et ne songe-t-il pas à tout ce qu’il ne connaîtra jamais ? Arrêtons aussi notre labeur penché, cultivons dans ses interstices comme une saxifrage un dépaysement idéal, et n’appelons point dénouement ce qui n’est peut-être parmi d’autres qu’un paragraphe.
À perte de vue notre regard se trouble, aveuglé par une mystérieuse réverbération. Seigneur, donnez-nous le courage de soutenir par notre humilité le chant puissant de la nature. Nos instruments sont en bois léger, le moindre heurt les fausse, – mais nous aurons peut-être une juste mesure... Vous mêlez au froment l’ivraie, la justice à la force, mais vous avez une clef sans doute pour vous jouer cette sonate et déchiffrer ce texte.
C’est le mot de notre fin : sous le palimpseste de mes joies, quels chagrins secrets noirciront ? Les éléments font échange d’eux-mêmes, la semaine nourrit le dimanche et la nuit le jour. Perséphone aux Enfers n’y séjourne point vainement : il n’est d’hiver maudit qui n’alimente encore les fruits de l’été. Mais nous avons perdu le sens de la fraternité des saisons. Qui songe parmi nous à percevoir en lui la rhapsodie de la nature ?
Je célébrerais les richesses de Pan, s’il ne nous avait fuis pour d’autres climats. À tout le moins je toucherai terre sans croire pour cela désespérer les anges. Il n’est de vilenie que pour les vilains, d’impureté que pour les impurs. Sache, ah timide ! qu’il n’est de meilleur tremplin que la Terre, loterie à coups sûrs, et qu’à clore les portes de diamant de tes sens, tu risques de n’avoir plus bientôt, faute d’esprit, qu’une membrane légère. À s’élever, que lèverait-elle ? Fais donc de l’appui de tes pas le marchepied de ton élévation, et qu’au travers des Fastes de Cérès la lumière qui les permit resplendisse !
Que je suspende alors toute prudence, que je coupe les fils qui me retiennent à la nécessité ! Joie et lumière, cette lumière qui me déplie tout entier et qui me rend tout aise seulement de marcher sur la terre. Bain grec. Insinuations du vent sur ma face. Ténuité de ma démarche. Mille souffles me traversent, je déplace un air léger, je porte à pleines mains plus que ma part de tendresse. Cette après-midi pleine d’innocence est comme une flore de Provence, olive et tamaris, et j’entends dans son parage l’accord premier d’une pastorale aux dissonances confondues. Voici tous mes amis chacun dans sa légende, je les reconnais sous les branches : Robin des bois, Parsifal, le petit âne blanc, la moissonneuse solitaire, le rossignol en amour, le berger sur le défaut de sa prairie, l’oiseau de feu, les biches et ce joyeux cortège, les ris et les amours – tonalité majeure ! Que vois-je aussi ? L’audacieux Daphnis et Chloé confuse, Acis et Galatée sous leur rocher sans Polyphème ! Amants, heureux amants dans l’apparat de l’été ! Et n’est-ce pas enfin sur le versant de sa chaumière, le cœur forcé, l’Enfant prodigue ? Que n’a-t-il pas amassé d’amertume pour n’avoir pu jusqu’au bout la chérir ! Oublions-le, mais nous-mêmes apaisons nos jeux dispendieux. Qu’il nous suffise de partager l’allégresse de tous, et seulement de chiffrer quelques motifs pour la partition de cette auguste cantate.
Mais voici qu’en interligne surgit un moins riant murmure. Je ne puis demeurer longtemps que le souci ne contrefugue mon abandon, et dans les rayures de la fable n’implante le soupçon d’une réalité divisée. N’ai-je pas fait trop bon marché de l’Autre ?
Il faut considérer toutes choses de très haut et d’un regard hardi. Qu’un peu de cendre fasse illusion, et voici que les ténèbres offusquent le sens de l’homme. Devrai-je t’apprendre à déchiffrer dans les tombeaux l’alphabet de la Vie ? Prométhée, dirai-je, et non Thersite ! Mais que penser du serpent, que penser des formes infernales ? La volonté de Qui le tolère doit ouvrir au péché nos yeux ; hélas pour le vaincre et non pour l’annihiler puisque sinon quelles vertus brilleraient ? Tremblante, mon âme entend pour sa confusion les statuts de son Juge. Elle essaiera d’accepter ses voies, telles quelles. Entre l’amour et la colère partagée, entre l’angoisse et le consentement retenue, pudique et pourtant point timide, elle écoute au firmament retentir les harmoniques de sa FOI cependant qu’au champ des larmes, antipodique, erre sans fin l’ombre défigurée de ses malheurs. Jusques à quand, Seigneur, notre voyage et votre Loi ?
Parfois certes j’ai défailli de terreur, à me trouver si nu sous l’arceau de l’immensité. Alors le silence qui me transperçait était comme l’équilibre de mille aiguilles. Et pourtant je n’eusse pas changé le lourd métal de mon infortune contre la chance d’un vainqueur, tant j’éprouvais au sein de ma nuit comme une aurore d’enchantement. Qu’il m’était doux, simple accident, de rentrer dans une dramaturgie anonyme, de m’enfoncer dans l’océan des métamorphoses, de m’effacer dans la couleur indivise du monde ! Je goûtais avec suavité le retour de cette note perdue que j’étais à la source de toutes les partitions possibles. Rien n’égalait cette estompe si ce n’est cependant d’y consentir et cette démission, de la pouvoir signer encore. Ah ! c’était bien là ce qui lui prêtait tant de charme ! Je n’eusse pas tant goûté cet éparpillement, ce miracle, si chacun des fragments de ma décombre n’avait contribué à retentir en moi son départ. Je connus ainsi la volupté de s’alléger, de se résorber dans un air fongueux, de n’espérer plus rien que le prolongement de cet adieu et d’égaler enfin, à l’absolu, ma ruine.
Parfois aussi j’ai regardé l’univers comme on écouterait une gavotte. Faciles bergeries, sons flûtés ! Mon insouciance en fournissait le thème, et les notes retombaient toujours. Transportais-je hors de moi sans raison les clochettes et les débats qu’agitaient mes bucoliques esprits ? Acceptons ce divertissement, si bref... car bientôt sous la gracilité de mon jeu continuait à résonner, l’avais-je inentendue si longtemps ? une basse et sévère tonalité. Quelle pédale aggravait ainsi ma gaieté ? Il vaut mieux, pensais-je, imaginer plutôt quelque fugue tant déjà mon rire et mon deuil se poursuivaient. Mais quel contrepoint curieux ! quel dialogue interminable ! Pour ces problèmes à longue portée quelle résolution proposer ? Puis-je tout concerter de ce qui passe ? De longs silences emplir avec quoi ? Musicien inattentif ne perdrai-je pas la mesure ?
Parfois enfin lasse d’œuvrer il m’apparut que la vie plaquait toutes choses comme un immense accord : une pluie de félicités. Mais ne lui prêtais-je point mon impatience ? La mesure accomplie qu’allais-je devenir ? Nostalgie de l’interminé, comment sinon navré par ma victoire conjurer tes maléfices de sorcière ?
J’irai donc. À toutes les divinités cardinales, hommage et respect soient rendus ! Je rejoindrai sur la route du cytise les blanches suovétaurilies du sacrifice au Soleil. Coupoles de songe, villes aériennes, terrasses pour quelque Sulamite alanguie ! Que ne sais-je aux festons de mes vœux suspendre les points d’orgue de vos fascinations ! Que n’êtes-vous moins désirables, noces de l’Olympe et de la Terre ! J’irai, attendant de mon amour seul quelque pause à mon humeur curieuse. Nulle grève ajourée de mica ne courbera vainement pour moi son aisselle duvetée d’écume ; nul matin d’Orient ne sonnera vainement le triomphe de la Jérusalem céleste, nul couchant n’étendra vainement jusqu’à l’ombre sa désinence ineffable, nul cimier de rocs enfin armorié des neiges de l’Éternel n’aura pour moi vainement dressé le haut-relief de sa solennité, les stalactites de son déchirement. Ah, visitation ! Les saisons tendues me feront-elles oublier le sceau de la divine alliance ? Il est d’autres rivages, d’autres concerts dont je sais bien que la valeur passe le prix. Hélas, quelle richesse y suffirait, ou plutôt quel dépouillement ? Nous n’avons pas en vain connu les collines d’Ancapri...
Suis-je fait pour aborder jamais ? La figure de ce monde passe, et la satisfaction de certains me surprend. J’aurais moins d’infortune si j’avais moins de volontés aussi. Né matelot, je ne puis que quelque dessein, comme la polaire, ne me domine ; mais la ruer de mes entreprises n’a pour moi point de plages et je ne sais sur mon repos prévenir son empiétement. Heureux si je n’entremêle pas mes tâches et ne désespère pas de chacune pour les vouloir embrasser toutes ! Dois-je, oublieux par celle de l’abord, désoler la pensée du départ, ou ne suis-je plutôt celui que le taon de l’exil taraude ? Vers votre nombre pur et millénaire, Cyclades, vers votre poudre d’or que ne puis-je amarrer mon tourment ! Votre noblesse hiératique, votre mystère stylisé par les ans, votre consomption sous tant de légende, votre malheur enfin retiendraient-ils ma plainte ? Ou ne voudrais-je, insensé, maudit peut-être, repartir ? Amoureux de toutes les latitudes, je devrais bien savoir que de chacune en vain j’attends l’oubli, – puisque c’est le dernier mot de notre angoisse.
Voyages d’Ulysse et voyages de saint Paul. Il faut donc se résoudre : fuir la tempête et pourtant ne pouvoir ancrer pour longtemps son esquif, ou mourir sans lendemain au divertissement d’un jour. Querelle sans phrases. Quelle étincelle toujours prête n’allume en moi ce feu du divertissement ? Que dirai-je donc dans cette contestation où ma voix même se déprend et déserte un triste vainqueur ? La séduction dans sa déroute me réserve la flèche du Parthe, mais consentir à son triomphe me renfonce dans ma faillite. Ainsi pas d’accommodement possible ; ici l’habileté serait à contresens et le sophisme à double fer.
Considérons de près ce trop cher ennemi. Matins aiguisés du départ... petite gare dans l’évocation de l’aube, attente laiteuse au petit jour, – rouleau trop court et dont chaque seconde hâte le dernier frisson, vertige en biseau sur le temps, je vous ai trop aimés et vous me retournez comme une feuille tremblante. Mais lâcheté que de céder ainsi, quand sous mes pas tant de certitudes me supportent ! Ah voyage, alchimie, lexique de nos échecs, mais aussi glossaire de nos habitudes !
Habitude tombeau de l’esprit, je ne puis assez te haïr ! Tes empiétements dénaturent la somptueuse imagerie du Temps. Que restera-t-il donc des œuvres du Soleil ? Et pourtant quel ange gardien sinon toi soutient la moisson jusqu’au fruit ? Je ne suis plus un enfant, et pourtant de mon enfance puis-je discerner ma raison ? Habitude, je te saluerai plutôt la matrice de toute chair.
Mais se pourrait-il que tout cela concerte un silence définitif ? Où que je me tourne je suis et ne suis pas. Infortune, ou plutôt paradis retrouvé dans mon infortune, pierre d’Horeb à quoi la désaltérer sans relâche... Il vaudrait mieux pour moi cesser d’être plutôt que de n’aspirer plus à ce qui est au delà du cap des Tempêtes, à la bonne Espérance enfin puisqu’au travers de cette poursuite acharnée, de cet ajournement de mes vœux, de ces ombres chinoises sur le temps, c’est l’Éternité transparente (transparent, devrais-je dire, des lignes fuyantes de mon cœur !), c’est la pure Éternité que j’entr’aperçois. Heureux sur ses sables sans fin si je puis un jour jeter l’ancre, mon humanité doublée, ce dur péage. Qu’au moins prévenant tout remords et jalonnant ma route, autant de pleurs, autant d’œuvres !
Mais prends garde à la sertissure de ton style, poète, à la pureté de tes mots. Pas d’équivoque, pas de verroterie. Clive ces gemmes sacrées dans le sens étroit de leur destination. Sais-tu leur accointance ? Si tu les connaissais face à face, tu verrais Dieu. Le langage est son miroir. Ainsi dégage-les de leur compromission, surveille leurs approches, évertue leur aisance. Mais ne les entraîne jamais dans ton abandonnement. Que ne puis-je à tes yeux réunir le débris de tant de ferveurs déchues qui seulement se débridèrent ! Dépayse donc ton cœur, décrédite plutôt sa langueur que de céder au flou de ses charmes. Domine-le, quadrille-le à la manière des grandes plaines. Renforce son pouvoir en nombrant son cours. Ne souffre point qu’il t’emporte : si fluctueux qu’il soit, prends l’extrême milieu de son échappement. Désencombre-toi de tant d’agitations confuses qui sinon se perdraient dans le tumulte. Le poète est pareil à la voix du roseau que la fureur du vent ne rend que plus aiguë. Et son défaillement lui-même, qu’il n’aille pas jusqu’à briser le trémolo de la clarté. C’est un dur canon que voilà, mais c’est le droit canon de la beauté.
III
Dominus super aquas multas.
Ps. XXVIII (XXIX)
Vanité, vanité, si fugace est le plus vif transport qu’il est temps enfin d’écouter la voix du plus sage. Les collines cacheront-elles les sommets, les plaisirs le bonheur ? Voici le moment de conclure, voici la onzième heure de la sagesse et les jeux vont partir. Le pire ennemi de ta joie, ignorant ! c’est ta hâte à l’assujettir.
Le paysan sillonne le sol, la meule tourne et les femmes vont au bois mort : tout cela c’est quelque chose de sérieux, la continuation d’une alliance, le testament de la nature, le rendez-vous de la santé et du soleil. L’ocre labeur enfin est émaillé d’azur. – Je le sais bien : je connais mon contrat. Quel lourd cahier des charges ! Je n’ai que trop aisément déchiffré ma partie et trop pris de conseils, et trop désespéré de cribler aussi mes songes. Ce ne sont pas les éclaircissements qui me manquèrent.
Immobile, attardé sur quelque pause avant la reprise, le pied sur ma bêche, le printemps à mes joues, je renvoie à mes souvenirs leur écho dans l’espace, je flirte avec les visages que j’ai connus, j’émerge de la mémoire du monde. Quelle rumeur suave et quel oubli de soi !
Mais aussi quelle fierté me dénature ? Quelle complaisance à mon insu m’aguiche ? Je m’entrave dans mon ombre ; je ne puis désaimanter mon regard du ricochet de mon agissement. Ce n’est plus de sympathie que je manque, c’est de simplicité que j’ai besoin. C’est à n’endosser plus mon personnage que j’aspire, à ne chausser plus le cothurne, enfin d’assister sans emphase au défilé de mes devoirs sous les intempéries. Davantage d’enjouement. Où l’échappatoire, où la simple imagerie sans arrière-pensée, l’âge des fées, les rois mages ? Pourquoi ne pas l’avouer aussi ? J’hésite à me céder l’honneur de ma défaite et je tremble de vaincre.
Gageure. Je ne sais, je ne puis et je veux m’accomplir. Qu’importe la grand’route après tant de méandre si j’y retombe enfin ? tant de ruses et d’essais pour me déconcerter, tant de feintes en vain pour dépister mes vertus ? Et de tels alliés dans la place le silence gothique couvert de mousse, le cloître de la bonne mort, la descente du soir sur l’oraison...
Préambule sur alfa, – prélude pour harmonica. Le charme des embruns sur les herbes ensoleillées coule en mes veines comme un ruisseau de miel. Arc-en-ciel sur mon labour : je suspends l’avenir, j’arrête les raisons. Trêve, mon amie tiède et souple, pensée de Touraine, sourire d’estampe, jeunesse plus bouclée que les plus tendres nuées. Je me croirais aux berges de la Loire à cache-cache avec les étoiles, porté manquant sur le registre de la semaine. J’émarge à vos largesses, coteaux en biais sur mon délassement ; en marge de votre loisir, prairies du dimanche, permettez que j’inscrive la plus gracieuse de mes signatures et ce qui serait mon plus certain agrément, si la sombre barre de l’horizon n’annonçait un climat moins facile.
Trop belle parenthèse en effet ces délices, et qui ne peut enclore le texte entier de mon séjour. Un soleil aux flèches dures me remémore ma longue route encore ; au val d’amour doit succéder le cañon resserré du renoncement. Murs sans levier derrière quoi pourtant je pressens les plus vertes campagnes, ne vous trouerez-vous point pour quelques vallons pleins d’oiseaux ? Et ne verrai-je pas seulement sur les pierres nues du torrent les empreintes du pas des anges ?
Ce motet profane et dans l’ombre le saxophone, est-ce peut-être ce qu’appellent tes vœux à leur insu chagrins, hôte fardé de ma demeure ? Quelle intrigue t’engage ? Le bonheur est au rouet nous le savons, mais qu’importe ! Cadence donc tes pas. Ou bien si tu as un rôle inscrit dans cette parade, ne tarde point. Il y a de belles figures, et pas seulement de rhétorique. Dirai-je de belles figurantes ? La Pompadour au casino, les bars précis, New York enfin Cythère métallique... mais tout cela nous a mordus au cœur ! Ce mal du siècle retenu ne dépare pas notre éloquence, il s’en faut. Nous avons tout rayé, carte du Tendre, jardins anglais, épigrammes et lanternes vénitiennes, et l’amour. Mais nous serons des aïeux aussi ! Nous aurons cliché plus de fables que nous ne laisserons d’inventaire. À moins que plus bouffons, plus sincères... Ah ! nous ne cacherons point l’ombre en nous-mêmes et nous le savons bien que nous aimons notre misère. Nul démenti ne nous persuadera, nul alibi ne nous abusera, nul faux-fuyant ne nous esquivera : les Enfers sont en nous !
Je danserai des formes sans nombre.
– Mais éloigne le remords. Sa voix simple te rappelle encore, sans espoir pourtant de te toucher avant la fin du bal, en cet instant qu’épuise une déréliction sans limite. Le reconnais-tu le dernier visage du plaisir, et sa pâleur ? Pressentais-tu, voleur volé, mondain émondé, bourreau de toi-même, pressentais-tu semblable abandonnement et cette grève entre les lagunes, sans témoins, que n’éclaire pas même le phare d’Aigues-Mortes, tremblant secours contre l’erreur ? Je voudrais t’enfoncer dans ton échouage, te retourner comme un gant, te présenter à ton courage. Reviens sur tes pas... Tu ne retrouveras que trop tôt l’angoisse de la dernière danse et quand la dernière voiture a tourné la rue, et quand les cristaux éteints, les alcools sans feux, la fumée désimprégnée dépaysent, la salle à peine délaissée, quand tu ne saurais dire enfin si tout ce luxe égale ta misère... Et tu viendras plein de sanglots alors, au petit jour sur le sein de ta vertu, pleurer le désaveu trois fois soufflé par le soupir d’un éventail.
Nous avons joué un jeu d’à qui perd gagne : il ne fallait pas miser sur les deux tableaux.
Ô comble, comble de mon partage à manger le pain quotidien de ma pauvreté ! Je ne suis que l’abri d’images volantes, de charmes erratiques. Je me consume en méditations. Je nourris la cendre que je serai pour qu’au grand jour du dernier Jugement un peu plus de mémoire se délite, pollen tombé d’une aile de phalène. – Par-dessus moi se referment les vagues. Un grand poids de moins à la surface de la mer ! En route pour les premiers âges, ô mes saisons, ô mes tendres plaisirs, phosphore des eaux...
Adorable ingénuité de leurs prunelles, les femmes aux cheveux de lin. Leurs maléfices glauques nous aimantent, faibles amants. L’amour. Samson livré pieds et poings liés. Renaud défaillant. Eh quoi ! une conception simple me direz-vous, une manière un peu simple de prendre la vie. – Elles se valent.
Dans un réduit trois chaises attendent l’esprit. Puissance de la Lumière, sculpteur de grand style : les traits du penseur figurés par la clarté d’alentour, son âme brûlant quelques lois achevées. – Les femmes dansent et j’attends l’heure du dernier jour, près des tisons de l’univers.
Rien ne m’excède et la seule raison de mon refus de services, la voici : sous des bancs de coraux parmi les madrépores, l’hydre du Temps guette le trois-mâts de l’humanité rebelle, cependant qu’aux antipodes, grands seigneurs, les vassaux de Dieu se donnent quelque symphonie éternelle.
Admirablement situé pour contempler les deux versants de la veille et du lendemain, je marchais. Ma jeunesse marchait avec moi. Et je me tins les propos suivants :
Ainsi j’arrive à ne me satisfaire que trop tard. De bonne foi je manque au rendez-vous du bonheur. Qui triche avec moi ? Je soupçonne un ennemi dans les murs. Je me soupçonne moi-même de lui avoir livré les clefs de ma mort. J’agis en pleine conscience. J’écris ceci en toute lucidité, piqué par les aiguillons de l’aigreur. – J’ai cru un jour avoir tout mon jeu entre les mains, j’ai misé sur une certitude verticale, j’ai pensé qu’il me serait possible d’arriver au sommet de ma destination. Gageure et sottise ! Quelqu’un a vu mes atouts, quelqu’un m’a vendu ! Il m’a suffi d’obtenir pour n’embrasser aussitôt qu’un cadavre. Qui m’éclaircira ce déficit ? Mangés de partout, rongés de dettes, mes plaisirs n’ont jamais remboursé leurs espérances. Trouverai-je un trésor quelque jour, que l’on me comprenne bien : un trésor fortuit, inespéré, qui désintéresse au total mes pauvres victimes, ces feux follets du premier âge ?
Timeo Danaos et dona ferentes.
Jadis mon pas se posait sans crainte sur la courbure de la terre unie. Je ne supposais pas que la savane pût brûler. J’étais majeur. Ma tranquillité seule égalait mon absence.
Temps simples, retrouverai-je l’écho de ma voix dans les branchages, chaude comme une flûte ? Les bergers ne chantaient pas mieux ! Maintenant un peu de sable a crevé mes idylles, mes pipeaux. Comprends, ô mon semblable, ce qu’à mi-voix je ne puis plus que murmurer. Je ne voudrais pas troubler le sommeil de la source. Que les nuages sur moi suspendent leur cours. Que la trace des bêtes s’efface devant ma retraite. Qu’on me laisse seul et pourtant frère de tous, mon ombre à mes côtés fidèle. J’assourdis les roulements sur la route, je mets la pédale au fracas de la chute des eaux, je transcris sur le large clavier de ma solitude avec Dieu l’inégale symphonie avec chœurs des roseaux de l’été. Il y a bien des syncopes et mon cœur empressé brûle quelques mesures, mais je garde l’accent et le timbre et la joie de l’amour sur les prés chromatiquement répandu...
Qu’ajouter à ta présence, vertueuse sagittaire sur l’étang ?
Ce n’est pas tout que de consentir. Que chacune de mes notes frappe un clavier authentique, que mon geste en suspens ferme une boucle d’adoration, que mes doigts sur le mur figurent une séance d’ombres chinoises, que mon bonheur plus secret que mes pleurs parcoure l’air au-dessus des palmes ; comme une étoile filante, une aigrette de flamme au moment qu’on la voit déjà redescendue : voilà ce que je puis transcrire sur les cahiers généraux de mes vœux. Mais ensuite, après épuisement des motifs sur l’interminable tissu du ciel, après la déclinaison dans la nuit des six jours de ma misère, après la retombée sur le bassin du pauvre jet d’eau trop faible, après tous ces amusements, jeux d’eau, jeux de flamme, jeux de patience et ces escarboucles dans le tâtonnement, il resterait encore et toujours de quoi remplir la consommation des siècles. Penché sur les travaux et les jours, Homme à la surface des continents, j’écoute en mon sein retentir le pas de ta tribulation monotone. N’auras-tu jamais de cesse que la sueur ou le plaisir ne te confondent ! Mais moi-même ! Une toute petite erreur seulement pour empêcher que mon dernier matin retrouve le premier, – et ce rien qui aura été le ver de mes réussites je ne le retrouverai, intérêts compris, que dans un énorme coffret de cristal un peu plus haut que la terre...
Nous connaîtrons peut-être alors la solution du logogriphe.
Je ne puis moduler qu’à l’octave inférieure de la note humaine ces paroles recueillies sous les bouleaux dans l’obscurité : À quoi bon ces combats, cette intrigue, ces reprises da capo d’une journée qui trébuche pour s’enfoncer enfin dans les vallons du fond du soir ? Ce recommencement hardi, ces apparences composées comme un discours latin, cet exorde de l’espoir, cette cadence hélas ! de nos immortelles et vraies douleurs que paraphrase le chœur des saisons ? Ainsi parle mon génie souterrain, trop assuré d’ébranler les plus basses orgues de ma faiblesse complice. Il le sait bien, triste augure, que la nuit dénouera les beaux efforts musclés du matin que rougit sous la chair un souple lacis de vaisseaux, rutilante circulation du jour ; et qu’au bout de ma valeur inévitablement je glisse. Et cette paille au dedans des courages les mieux trempés ! Pas une de mes actions qui tienne à l’imprimerie de la vraie sagesse ! sous les glacis de l’expérience ma nudité ressort : puis-je encore ignorer les cartes que je dois abattre, et le recensement des vains propos crevés dans l’air du temps et tout cet apanage de prince découronné, et tout cet engrenage où nous avons mis le doigt de notre malhabile et pourtant sincère admiration ?
...Le jeu du hautbois a résolu mes malheurs. À suivre la trace de mes interrogations difficiles, bientôt leur obscurcissement me gagnait... Bienheureuse ondée sur ma ferveur défraîchie, je n’avais pas tort de t’espérer. Je cesse mes querelles, je retire ma plainte. Comme un fond de théâtre recule, arrière-plan de ma destinée, laisse à mes pas dans ces vergers un peu d’aise et d’espace. Cède à ma liberté, raison aiguë, dialectique à double tranchant : je ne souffre que trop souvent le fer de ton inopportune insistance. Émoussez vos sophismes, abeilles de ma pensée déguisez mieux votre biais. Ma franchise est de glace et votre amphigouri s’y prendrait. Que m’importe aujourd’hui le demi-jour de ma demeure, que m’importent l’angoisse et le mal, et ces secrets que peut-être une vive clarté nous rendrait regrettables, et l’ouverture aussi des feuillets de l’avenir ? Ma tendresse est un souple satin sans cassures, et je veux en ce jour retentir comme un airain profane. Je veux enfin sur un méridien magnétique parcourir virtuose de mon insouci la plus géorgique des gammes. – Déjà l’ombre attendue estompe les jardins.
Chaleur moite où s’ellipse le cercle de ma difficulté. Douceur écrue, pain de seigle et timbale d’eau claire. Voici l’heure sans crainte de notre rafraîchissement. Dans ce déshabillé de la création quel comédien pourrait jouer la scène de la fidélité ? Face à face avec ses incidences veuille ne tendre au Seigneur, poète, qu’un message véritable, une enluminure où sous le dégradé de ses œuvres transparaisse encore la feuille d’or. Que toute dureté fonde ici, dans ce tableau des temps anciens. Et qu’au delà de toute réfringence au cœur du paysage on nous admette.
Fenaison sous les créneaux de la vraie Cité de tous les demi-bonheurs égrenés en arpège. Javelle de toutes les demi-lueurs accrochées au sol comme un fétu. Ramassons les brindilles éparses pour le grand feu de la Saint-Martin. Au son du cor de chasse portons dans la clairière ce bois mort qui ne sera bientôt plus que cendre à notre foyer. Je veux chanter un psaume d’allégresse, et que les cordes éclatent ! J’accueille avec simplicité le vent dans les roseaux. Ah ! fraîcheur sans égale, écume de quelque Pacifique moiré, – trop grande pureté ! Regarde, chère femme, comme des schlitteurs sur les eaux du baptême, regarde s’engloutir mes ténèbres dans le sel et l’abîme.
Que les nuées pleuvent le Juste ! Je suis un paysan que son Seigneur a sauvé.
Enfin ce n’est pas le silence avant l’excès qu’il faut louer, le silence en amont des orages, le ténébreux silence à cent pieds de nous plus bas que les sources et les métaux. Ce n’est pas la mer étale sous la lueur vert-de-gris du matin du monde, ce n’est pas ce vaste sommeil onduleux que tisse avec l’ombre de nos amours la mort. C’est un autre silence que nous aimons, table de résonance pour la plus grande gloire de Dieu, celui qui est en aval de nos plus éclatantes passions. Le calme vrai n’est pas l’espace du désert ou les dunes mouvantes ou le délaissement de l’épave. Astres éteints, âges déteints, âmes sans tain, proteste contre tout cela, ma jeunesse, n’écoute que les voix sérieuses. L’erreur est moins extrême à la vertu que la raillerie. Et dans ton loisir même ne te détends que pour lancer plus haut la flèche de ta plus haute joie. Cambrée dans ta sagesse agrée sans crainte les marées qui recouvrent l’ordre et le rivage de goémons flottants. Domine et demeure, quand les fondations de toute forme s’écrouleraient au dernier jour !
Et maintenant âme bien tempérée, contemple après ces retranchements salutaires, contemple les formes mortelles puisque voici devant toi le débris de ta faiblesse déshabitée. Secoue ce corps fusé qu’à tous vents la moindre touche égrène, ce dehors de ton essence, domaniale servitude à travers quoi tu prenais jour sur le négoce de la création. Ne garde que le contour immatériel de l’harmonie que tu fus – certes chère et pauvre harmonie, chavirée sur de tels récifs, désagrégée par tant de fausses notes, aventurée sur tant d’inconfort. Mais quels souvenirs au creux de l’arbre au cœur des siècles ! Sur les galets du ruisseau quels espoirs égarés ! Tant d’incertitude valait-elle l’or somptueux du cadre ? Tu auras maintenant de plus purs décors ô collectionneuse d’images, et tous les lendemains désirables dans ce pourpris éternel.
Traces de quels grands jeux surgis du front de Dieu, je ne sais où, sur la page de garde peut-être des cieux là où s’habillent les nuages, dans la mesure pour rien de l’univers... traces magnanimes, votre apparence n’est plus si confuse à mes yeux dessillés que je ne sache vous figurer mieux que le promontoire de notre ancien canton la Terre, préambule, terrasse en pente sur l’immensité.
T’en souviens-tu, orageuse, de la Terre, cette intermittence d’exil entre deux instances de lumière, cette épreuve aux vallons si frais pourtant où notre inconsolable nostalgie nous portait ? Nous tissions des merveilles avec de la bagatelle, le moindre ombrage était notre coupole, et sur tant de recommencements jamais notre romantisme ne sombra, malgré notre goût du malheur. Te souvient-il de ces sentiers ? – les chèvres seulement nous précédèrent – de ces tempêtes ? – notre Dieu seul marcha sur les eaux – de ce lourd in-folio de vagabondage ? N’en retouchons pas les épreuves. Abandonnons toute pensée d’exactitude, ne cherchons point dans ce que nous fûmes une assurance puisque voici que nous n’en aurons jamais plus besoin. Ainsi désengageons notre enjeu : on nous relève de nous-mêmes. Regarde toutefois, pendant qu’il est temps encore, cette chevauchée de moissons, végétales panathénées, inoubliable frise au fronton du labeur humain. Nous ne dirons pas que l’homme fut misérable : sa plainte même fut le sel de sa joie. Il n’eût pas tant aimé la liberté s’il eût vécu moins sous la loi. Il eût moins désiré le printemps si les feuilles n’étaient pas tombées. Il eût adoré moins le ciel si le sol n’avait bu ses pleurs.
Puissent les vertus, Seigneur, que vous fondâtes sur nos épreuves, vous magnifier au plus haut des cieux !
Admirons donc une dernière fois ce paysage où nous fûmes, trompe-l’œil des mortels, carte postale en couleurs qui retint si longtemps nos regards, ces bois, ces collines, ce damier vert et brun, ces loisirs et ces cultures, et ces immensités minérales sous le bleu d’outremer, et les tendres saluts du saule. Que ne retrouvé-je pas : le camaïeu mauve du crépuscule, les chères graminées, l’onglet délicat du levant quand les longs trains te roulaient dans l’aurore, les caresses du souffle ailé, les trouvailles de la route, et les visitations du génie parmi nous, et ces orgues de Barbarie à tous les carrefours... Ne nous remémoraient-ils pas assez le meurs et deviens du voyageur ? Évoquons enfin mais retenons nos pleurs... les mers sans âge, les ciels sans soir sur les étangs, la cité fauve et ses plaisirs, la maison du garde-barrière dans le matin, les ricochets sur l’eau, le tango de la séduction, le tréma du coucou sur les avoines, l’appel de la femme aux yeux clos, ce jeu d’échec enfin de nos amours et jusqu’à l’encens de la petite chapelle. Ne nous retournons plus : nous resterions...
Nous aurions vu les essaims chargés de la justice de Dieu s’appesantir sur les palmes.
Jacques Robert DURON.
Paru dans la revue Le Roseau d’or en 1930.