Mercredi des cendres
Madame, trois léopards blancs assis sous un genévrier
Goûtaient le frais du jour, repus à satiété
De ma chair de mon cœur de mon foie de cela qui avait empli
La calotte évidée de mon crâne. Et Dieu dit :
Ces os revivront-ils ? Ces os
Revivront-ils ? Et cela qui avait empli
Les os (déjà séchés) se mit à gazouiller :
Parce que cette Dame est bonne et parce qu’elle
Est belle, et parce qu’elle
Honore la Vierge en méditation,
Notre blancheur éclate. Et moi qui suis ici celé
J’offre mes actes à l’oubli et mon amour
Aux enfants du désert et du fruit de la gourde.
Ce pour quoi je recouvre
Mes viscères mes yeux et les parts indigestes
Que rejettent les léopards. Et la Dame s’est retirée
De blanc vêtue, en oraison, de blanc vêtue.
Que la blancheur des os rachète l’oubliance.
Ils sont vidés de vie. Et tout de même
Que je suis oublié et voudrais l’être, ainsi voudrais-je
Oublier, concentré dans ma dévotion.
Et Dieu dit : Prophétise
Au vent et au vent seul car seul le vent écoutera.
Et les os gazouillèrent
Entonnant le refrain du grillon et disant :
Ma Dame des silences
Tranquille, désolée
Déchirée, entière
Rose réminiscente
Rose d’oubli
Épuisée, vivifiante
Tourmentée, reposante
La Rose unique
Dès lors est le Jardin
Où tout amour s’achève
Terminez le tourment
D’amour insatisfait
Et celui, plus cruel,
De l’amour satisfait
Fin du voyage sans fin,
Vers le sans terme
Conclusion de tout
L’inconclusible
Discours sans parole et
Parole sans discours
Rendons grâce à la Mère
Pour le Jardin
Où tout amour prend fin.
Sous un genévrier les os chantaient, épars, brillants,
Nous sommes contents d’être épars, nous ne nous faisions guère de bien
Les uns aux autres. Sous un arbre
Dans le frais du jour et nantis de la bénédiction du sable,
S’oubliant eux-mêmes, s’oubliant les uns les autres, réunis
Dans la quiétude du désert. Et voici la terre que vous
Diviserez selon le sort. La division ni l’unité
N’importent. Mais voici la terre. Nous détenons notre héritage.
Thomas Stearns ELIOT, Poèmes, Éd. du Seuil.
Traduit par Pierre Leyris.
Recueilli dans La poésie anglaise,
par Georges-Albert Astre,
Seghers, 1964.