Été à Sodome
*
Un grand arbre de sécheresse s’enracine
au fond du puits creusé en dieu par le plaisir :
une femme gît tout auprès, urne brisée
nul ne recueille l’eau précieuse aux flancs blessés
depuis longtemps les hommes de Sodome
boivent la soif à même les déserts.
*
Sa nudité fendue comme un manteau de honte
la femme aux seins flétris par le terrible été
courait en songe, folle d’hommes, folle d’ombres
le long des rues de son passé. Son dos à vif
n’était plus qu’une plaie de nuit fouettée de flammes
son sexe ouvert un grand midi torride et roux
une lyre de feu par la course attisée :
la nuit qui faisait corps avec Elle, collée
à son torse, mêlée à l’ardeur de ses reins
enfonçait dans les chairs mortes de la lumière
(la femme était la proue magique du sommeil
mais aussi l’eau blessée refermée sur son Ombre
ô blessure mortelle à jamais ignorée)
Entamé par la lame exacte des ténèbres
un soleil bas échevelé rasait les eaux :
fanal méridien du désespoir, ô sexe
Elle eût voulu baigner toute dans ta clarté
– mais tu la précédais toujours dans la mémoire,
d’avance éblouissant les miroirs oubliés
crevant son âme de rayons ! pour que la femme
en Elle, son démon ne pût la retrouver.
*
L’ombre maigre où battait un cœur à bout (ô course
les épaules poussées en avant par la nuit)
la flaque d’âme où le pied glisse dans sa fuite
l’Autre dont le sang noir sinistrement s’agite
s’essoufflait à suivre ce corps, tout allégé
de l’inutile poids du cœur. Ce corps ? c’était
une odeur simulant la forme d’une femme
odeur femelle des tombeaux ! Qui ne l’a vue
s’offrir sans fin à ce passant toujours le même
– Qui n’a vu le cadavre en chaleur de sa Mort
innombrable s’ouvrir aux carrefours du rêve
par elle empuanti jusqu’aux très sombres eaux ?
La femme qu’il avait aimée – c’était donc Elle
qui sortait du dormeur sépulcral à la nuit ?
Mais dormait-il ? Il attendait le couple étrange
qui tout à l’heure s’étendrait en son sommeil
pour y jouir sans être épié par la lumière :
c’est alors qu’il découvrirait sa nudité
et se reconnaîtrait dans la prostituée
à travers cet atroce Enfer de sang et d’Âme
où son corps pas à pas s’était changé en femme
sans qu’un seul geste l’eût trahi dans le destin.
*
En rêve il s’éveillait d’une vie oubliée
ou des limbes de quel futur ? Midi grinçait
girouette de soleil aigre au haut du monde.
La tête sur un ventre blond l’été dormait
ses genoux d’or voilés à peine d’azur tendre,
cependant qu’épandue tacite au sein des blés
la femme dans un abandon d’anciens âges
rêvait, les yeux au ciel
Il eût crié d’effroi
n’eut été la douceur pervenche du vertige,
lorsqu’il sentit le poids de l’Image en ses yeux
et comprit qu’il était l’image de l’Image :
mais déjà les nuées ternissaient le miroir,
Celle un instant mirée dans le néant limpide
s’était évanouie, avant les temps. Jamais
il ne serait le nid marin de la colombe
le sexe intact, la femme obscure où dort le monde :
l’été les pas criblés de chaumes s’éloigna
les meules commençaient à crouler dans l’automne
puis ce furent les pluies étranges de l’oubli
la musique en lambeaux sur les arbres, l’eau sourde
de l’en-deçà, et l’algue triste du réveil
– le noyé entre ciel et terre, couvert d’ombres
s’y prit. Elle d’en-haut le regardait, penchée
– le temps à peine d’une vie – sur l’eau des larmes.
*
Quel moignon tout sanglant, son poing ! d’avoir cogné
aux portes, à combien de portes sans mémoire
closes sur les bonheurs anciens. Elle sentait
que l’Autre la guettait derrière cet œil borgne
– l’Autre ? c’était toujours Elle qui se guettait
Elle, qui s’écoutait marteler les ténèbres
Elle, qui jouissait à mort de se haïr...
Tout en courant elle parlait aux murs, aux arbres
les conjurant de lui répondre : son amour
était-il mort ? Et le nommant de noms très doux
Elle l’entendait rire affreusement derrière
(son amour l’avait oubliée depuis toujours
trop de fois il avait changé de sexe et d’âme
et hasardé sa mort en des corps ambigus :
mais Elle, à son désir entre ses bras changeante
à force de l’aimer ne l’eût point reconnu).
Pierre EMMANUEL.
Paru dans Les Cahiers du Rhône, avril 1942.