Père, si l’homme est né...
Père, si l’homme est né de la terre ancienne
et s’il l’a peu à peu rompue et traversée
afin de devenir ce qu’il faut qu’il devienne
et de prendre le nom que Dieu lui a donné,
s’il est né du limon pétri par les automnes
pour s’ouvrir comme lui aux graines patientes,
naître de mort en mort et d’attente en attente
et des jours de la chair faire les jours de l’homme,
Père, c’est que ce feu dont vous l’aviez scellé
mûrissait lentement dans ses os mûrissants,
composait lentement son histoire et ses blés
et ordonnait le monde en ordonnant son sang,
c’est que cet homme encore comme un champ dans la nuit
mais dont le sol profond vivait de votre sève
était vraiment promis à la moisson qui lève
et remontait vers vous en montant vers ses fruits.
Père, si l’homme est né des eaux et des argiles,
face obscure germant sous cette face d’or
où le regard de Dieu voyait déjà son corps
et dont il le couvrait de son amour fertile,
s’il a pris peu à peu sa parole et sa force,
son sang et son mystère à travers chaque chose,
et s’il ne cesse pas dans ses métamorphoses
de chercher les secrets qui conduisent aux noces,
Père, c’est qu’il est fait pour se faire lui-même
en fécondant ce dont vous l’avez fécondé,
pour choisir dans son cœur la semence qu’il sème
et pour tirer son pain de votre propre blé,
c’est que de votre amour il a reçu pouvoir
de desceller partout la musique et le feu
qui font de chaque chose un fruit de votre gloire,
donnent le monde à l’homme et rendent l’homme à Dieu,
Père, c’est que les temps de l’accomplissement
ne prendront leur vrai sens et leur juste lumière
que des noces qui lient la vigne et les sarments
et la face de l’homme à la face du Père,
qui unissent vraiment et forment d’un même or
l’œuvre de Dieu dans l’homme et de l’honneur
pour Dieu, l’œuvre dont Dieu connaît l’incorruptible corps
et qui fondée par Dieu doit s’accomplir en Dieu.
Père, si l’homme est né libre devant le Père,
il est né devant soi libre de faire l’homme,
de porter dans le Christ son sens et son mystère
ou séparé de lui de se fermer à l’Homme,
de mûrir avec lui la vendange du monde
ou de la dessécher au dehors du Seigneur
sans savoir quand viendra la colère qui sonde
ni quel homme sans nom naîtra de son malheur,
Père, s’il a cherché ce qu’il ne pouvait être
et a cherché sans vous à trouver son passage,
s’il vous a reconnu sans vouloir vous connaître
et a changé son sens pour changer votre image,
s’il a inversé l’homme et ne s’est plus trouvé,
n’a plus trouvé qu’un homme extérieur à l’homme,
un corps de dissemblance, un monde sans été
où plus rien n’est lié et que la mort consomme,
Père, si cependant dans la douleur des jours
il continue à vivre et à croître vers l’homme
parce que malgré lui et malgré ce qu’il nomme
vous lui gardez encor l’huile de votre amour,
si cette chair épaisse et pourtant pénétrée
par votre Esprit qui souffle à chaque instant
sur elle travaille lentement à changer de clarté
et à prendre le poids des eaux spirituelles,
si cette chair chargée de péché et de mort
procède cependant vers la chair éternelle
et cherche peu à peu son véritable corps,
son corps intérieur où les raisins ruissellent,
si elle sent la paix du ciel inconnaissable
la couvrir comme une eau d’où naissent les forêts
et le feu dont son sang demeure séparé
lui être plus profond que le fond de ses sables,
Père, et si cet abîme entre elle-même et vous
est comme un grand cri d’homme à travers votre amour,
un cri que seul le Christ peut porter jusqu’à vous,
un abîme que seul peut combler son amour,
si chaque homme sans vous étranger à chaque homme
ne cesse pas pourtant de chercher ce qui lie,
de chercher un pays plus présent que lui-même
où tout serait unique et cependant uni,
Père, c’est que le Christ est en lui comme un arbre
qui l’appelle et l’attend sous toutes ses racines,
est à la fois sa source et son terme et son centre
et le seul corps en qui peuvent mûrir les vignes,
c’est que le Christ est seul à peser d’un seul sang
la mesure de Dieu, la mesure de l’homme,
la mesure du monde accompli et vivant
dont dans l’éternité il fera son royaume,
Père, c’est que le Christ est à la fois venu
pour accomplir les jours et pour sauver le monde,
est à la fois le corps où la chair se transmue
et se fonde à son tour dans le corps qui la fonde,
c’est que la chair greffée et saisie par le Christ
qui profère partout sa profonde unité est vraiment
dans la chair et vraiment dans l’Esprit
quand elle porte en lui ce qu’elle doit porter,
Père, c’est que chaque être accède à son vrai fruit,
fait de son libre amour sa pleine liberté
quand l’Esprit le connaît et qu’il connaît l’Esprit
qui lui donne la vie pour qui il fut créé,
c’est que tout l’univers configuré au Christ
habitera en Dieu dans la gloire de Dieu
pour recevoir en lui sans cesse plus de lui
et pour offrir à Dieu la joie même de Dieu.
Pierre EMMANUEL, Père, voici que l’homme, 1955.