Viens, Esprit créateur
Viens, Esprit Créateur ! Rends la Parole au monde,
que l’homme en soit le feu méridien et le chant.
Il se lève à ta Voix de la fosse profonde
lui que l’on eût réduit en poudre en le touchant.
Homme par le pouvoir des mains et du visage
debout dans son regard il fonde l’horizon.
Qu’il parle, et Dieu pensif sent croître Son image
que les mots lentement dégagent du limon.
Qu’il se nomme, et d’un vaste éclair sa ressemblance
embrasse à l’infini les générations.
Au cœur du temps, pilier puissant de la balance
où l’histoire pèse leur dû aux nations,
Où futur et passé s’équilibrent sans cesse
comme à l’épaule un poids en deux parts divisé,
L’Arbre humain prend racine en la substance épaisse
pétrie des morts d’hier et de demain mêlés.
Arbre où le firmament fait son nid à la fourche
des bras tendant à Dieu le miroir des mains nues !
Chant toujours vert qu’emplit le langage des sources
dont le secret ne tarit point d’être connu.
Un seul langage étend sur le monde ses branches,
l’ombre d’un seul oiseau étend ses frondaisons
sur le mystère étroit de cette page blanche
comme sur l’unité magique des saisons.
Ce langage que nul n’apprend qu’il ne l’invente
si l’Arbre universel ne germe de son cœur,
chaque voix est le fût de la feuillée vivante
des voix sans nombre qu’il accorde en un seul chœur.
Ô Liberté ! c’est toi que je nomme cet Arbre,
toi dont l’âme est la sève pourpre de l’amour.
Sur le monde aveuglé du sombre éclat des armes
ton ombre est le soleil souriant d’un beau jour.
Croule Babel avec ses amas d’ombres fausses
ses prisons, ses remparts, ses caves, ses tunnels !
L’Arbre déracinant les murailles, exauce
les captifs dont il clame aux échos les appels.
Viens, Esprit Créateur ! Des pierres disloquées,
des squelettes disjoints qui furent nos bourreaux,
des voix infâmes par la peur entrechoquées
des armes confondant leur rouille sous les eaux,
Que sourde le grand jour de l’homme et de la terre
l’aube grave du Chant où le monde et la voix
comme au matin qui vit leur étreinte première
préludent à l’été terrible de la Joie !
Pierre EMMANUEL, Pentecôte 1944.
Extrait de La Liberté guide nos pas, Seghers.