Dédicace à mon père
C’est à toi que je veux offrir mes premiers vers,
Père ! J’en ai cueilli les strophes un peu rudes
Là-haut, dans ton Rouergue aux âpres solitudes,
Parmi les bois touffus et les genêts amers.
Tu ne les liras point, je le sais, ô mon père !
Car tu ne sais pas lire, hélas ! et toi qui fis
Tant d’efforts pour donner des maîtres à ton fils,
On ne te mit jamais à l’école primaire ;
Car, petit-fils d’un serf et fils d’un artisan,
Dès que ton pauvre bras fut tout juste assez ferme
Pour pousser sur ses gonds le portail d’une ferme,
Tu tombas dans les mains d’un âpre paysan,
Qui, t’ayant confié cent brebis et vingt chèvres,
Du matin jusqu’au soir et tous les jours de l’an,
T’envoya promener ce long troupeau bêlant
Par les ajoncs fleuris où sont tapis les lièvres ;
Car ta plume, ce fut un grand fouet, dont ta main
Cinglait les boucs barbus et les chèvres espiègles
Qui tondaient lestement les orges et les seigles,
Où les béliers jaloux se heurtant en chemin ;
Et tes maîtres, un vieux pâtre apocalyptique,
Qui pour chasser les loups t’enseignait des secrets ;
Ou bien le merle noir, vieux rêveur des forêts,
Qui célèbre encor Pan sur sa flûte rustique...
Tu chantais, tu sifflais pourtant, pauvre petit !
Tu prenais au lacet des perdreaux et des grives,
Et le soir, au souper, tes blanches incisives
Mordaient dans le pain noir d’un joyeux appétit.
C’est qu’une bonne fée, à travers les bruyères,
T’apportant en cadeau quelque rêve vermeil,
Venait te visiter souvent dans ton sommeil,
Et mettait du sourire au coin de tes paupières.
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À seize ans, tu montas au grade de garçon
De ferme, et conduisis un superbe attelage
De ces grands bœufs d’Aubrac dont le fauve pelage
A la couleur du chaume au temps de la moisson.
Alors, quoique ton front fût moins haut que leurs cornes,
Tu les accoutumas au joug, à l’aiguillon,
Et ton poignet nerveux poussa dans le sillon
Le vieil araire en bois par la plaine sans bornes...
Et pourtant tes regards cherchaient avec regret
Tes moutons, maintenant aux mains d’un autre pâtre,
Et tout là-bas, au bout de la lande bleuâtre,
– Sombre sur fond d’azur, – la paisible forêt.
Car le bois t’attirait déjà comme il m’enchante,
Non point pour y rêver au murmure du vent,
Ni pour entendre – ainsi que je le fais souvent –
La source qui sanglote et la grive qui chante,
Mais pour y travailler comme un dur pionnier,
Pour y couper des troncs, pour y tailler des planches,
Pour y faire voler sous ta hache les branches
Qui passent de l’azur au four du charbonnier.
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Aussi, lorsque, à vingt ans, sous la toise fatale
Tu passas sans heurter, quoique tremblant d’effroi,
Et qu’on t’eut dit : « Trop court pour un soldat du roi !
Un soldat doit offrir plus de prise à la balle !... »
Tu regagnas joyeux ton village et tes bois,
Et près du vieil étang dont ton aïeul peut-être
Avait battu les eaux pour endormir son maître
En forçant les crapauds à modérer leur voix,
Tu rebâtis à neuf une antique scierie,
Tu remis une roue au moulin féodal,
Et ta hache d’acier, champêtre Durandal,
Sur les troncs retentit encore avec furie.
Tu chantas, et l’amour accourut à ta voix :
Une fille des champs, aussi douce que sage,
Descendit au vallon, et, contre tout usage,
L’alouette des blés aima le pic des bois.
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Mais depuis ces beaux jours, hélas ! que de jours sombres,
Que de chagrins cuisants, que de labeurs romains !
Que de manches de hache usés entre tes mains !
Que de soupirs éteints par le bois dans ses ombres !
Que de nuits sans sommeil lorsque les grandes eaux
S’engouffraient au ravin, pendant les mois d’automne !
Elles nous endormaient à leur voix monotone,
Mais tu tremblais pour ton moulin et nos berceaux.
Que de chocs meurtriers, que d’horribles blessures,
Dans cette lutte avec la matière, où souvent
Le bois se révoltait comme un être vivant,
Et rendait à ton corps morsures pour morsures !
Un vieux chêne noueux et dur comme le fer
Repoussait tout à coup, en grinçant, ta cognée,
Qui dans ton pied faisait une large saignée
Et mêlait aux copeaux des morceaux de ta chair.
La scie aux dents d’acier, la meule aux dents de pierre
Déchiraient tour à tour ton corps endolori,
Sans jamais à ta lèvre arracher un seul cri,
Sans jamais d’une larme amollir ta paupière.
Oui, vingt fois je t’ai vu, stoïque travailleur,
De quelque grand combat corps à corps contre un arbre
Revenir, le front pâle et froid comme le marbre,
Vaincu, saignant, mais fier et narguant la douleur !
Un jour même, – chacun pleurait près de ta couche,
Et nous, tes chers petits, t’appelions, anxieux, –
Tu nous fis tout à coup quelque conte joyeux,
Et le rire soudain revint sur chaque bouche...
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Car tu naquis conteur, comme nos bons aïeux !
Et nul ne t’égalait pour la verve caustique,
Et l’entrain, et le sel, – non pas le sel attique, –
Mais le vieux sel gaulois, qui peut-être vaut mieux !
Aussi, lorsque Noël ramenait les veillées,
Si, tout en arrosant de vin bleu nos marrons,
Tu faisais un récit émaillé de jurons,
Les rires éclatants s’élevaient par volées.
C’est que, comme un ressort que nul choc n’a brisé,
La nature avait mis en toi sa gaîté franche,
Et tu te redressais toujours, comme la branche
Se redresse au soleil quand l’orage a passé.
L’âge même, sous qui le plus fort tremble et ploie,
A beau blanchir ta tête et te courber les reins,
Il ne peut t’arracher tout à fait tes refrains,
Et, s’il te prend la force, il te laisse la joie.
Et tu vois arriver, sans regrets et sans peur,
– Comme un bon ouvrier ayant fini sa tâche, –
La mort, qui de tes mains fera tomber la hache,
Et de son grand sommeil te paiera ton labeur.
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Eh bien ! avant le jour – lointain encor, j’espère –
Où, jetant la cognée et te croisant les bras,
Les veux clos à jamais, tu te reposeras
Sous l’herbe haute et drue où repose ton père,
J’ai voulu de mes vers réunir les meilleurs,
Ceux qui gardent l’odeur de tes bruyères roses,
De tes genêts dorés et de tes houx moroses,
Et t’offrir ce bouquet de rimes et de fleurs.
Puis, un soir, je viendrai peut-être, à la veillée,
Te lire ce recueil ; et, si mes vers sont bons,
Tu songeras, les yeux fixés sur les charbons,
À ta fière jeunesse en mon livre effeuillée.
Voici ton frais vallon, là, tes coteaux herbeux,
Là, ton ruisseau bavard peuplé de libellules,
Tes ruches où le miel déborde des cellules,
Tes prés où gravement ruminent les grands bœufs,
La basse-cour avec ses coqs aux rouges crêtes,
Et son doux chien de garde au soleil endormi ;
Puis, tout au loin, le bois profond, ton vieil ami,
Roupeyrac, dont toi seul sais les chansons secrètes ;
Roupeyrac, où les loups grommellent dans leurs forts,
Pendant que les oiseaux chantent dans les feuillages,
Et que les écureuils entassent leurs pillages,
De faines et de glands au creux des arbres morts ;
Roupeyrac, qui te vit à dix ans petit pâtre,
Et te voit aujourd’hui, vieux bûcheron cassé,
Regarder longuement, contre un d’eux adossé,
Les arbres que tu n’as pas eu le temps d’abattre ;
Puis, ton petit moulin, qui parmi les prés verts
Travaille en bavardant, et doucement marie
Sa voix au grincement strident de la scierie,
Et dont le chant m’apprit à cadencer les vers...
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* *
Et si je vois alors cette larme captive
Que jamais la douleur n’a pu faire couler,
Au bord de tes cils gris apparaître, trembler,
Glisser entre tes doigts et s’y perdre furtive,
Je dirai que mes vers sont clairs, simples et francs,
Que ma muse au besoin sait être familière,
Puisque, pareil à la servante de Molière,
Toi qui n’étudias jamais, tu me comprends.
Je dirai que c’est là mon destin et ma tâche,
De chanter la forêt qui nous a tous nourris,
Et de me souvenir, chaque fois que j’écris,
Que ma plume rustique est fille de ta hache.
François FABIÉ, Fleurs de genêts.