Journal de captivité
par
Bernard FAŸ
DIALOGUE AVEC LA MORT
I
Camp d’internement de Drancy.
Août 1944 à juillet 1945.
19-X-1944. Il est douloureux d’être haï, mais on ne m’obligera pas à haïr. Quoi qu’il m’arrive, les hommes me font trop pitié pour que je les haïsse. Et puis Dieu n’a pas mis cela en moi.
13-I-1945. La force d’âme est une ressource indispensable à l’heure actuelle. Elle implique une parfaite lucidité. Il faut que l’âme et l’esprit envisagent toutes les éventualités, et les pires dangers. Cependant, « le pire n’est pas toujours sûr ». Et l’on ne doit pas, une fois le pire accepté, se laisser obséder par le pire. Il y a plusieurs raisons graves pour cela : d’abord la méditation sur le pire est manque de confiance en Dieu, puis c’est une sorte de sadisme émotif, une délectation morose, dangereuse pour l’âme, enfin, c’est une lâcheté, au cours d’un combat, de le considérer comme perdu d’avance et de céder d’avance la partie à l’injustice.
Il faut avoir foi en Dieu et ne pas désespérer des hommes. À ce titre, ma bataille est plus que mienne... Il ne s’agit pas de défendre seulement telle ou telle personne injustement accusée, mais une cause spirituelle, et sur le plan pratique, une civilisation. L’abandon des suspects de 1944 par l’élite des Français entraînerait fatalement la déchéance de cette élite et de nouvelles épreuves pour le pays.
3-II-1945. « O Nox ! Illuminatio mea in deliciis meis. » Cet appel enivré à la nuit, qui jaillit de la liturgie à travers la Semaine Sainte, a toujours fasciné mon âme. Et toujours j’ai senti que le rayonnement en nous de Dieu, de Sa Foi, de Sa Grâce, de Son Amour, éclatait en notre nuit avec une force bien plus grande qu’aux heures de notre jour, qui toujours sont un faux jour.
Souffrir, être méconnu, être persécuté, être proscrit, est amer et doit rester amer. Il faut éviter d’y goûter cette satisfaction orgueilleuse que l’âme surexcitée est apte à y chercher et à y trouver ; il ne faut surtout pas que la douleur devienne une sorte de volupté retournée. La joie de ces peines doit venir de Dieu seul, et sourdre du plus profond de notre nuit. Devant l’Esprit-Saint, la joie de la souffrance, c’est de la surmonter avec l’aide de Dieu, tout en la connaissant et la reconnaissant comme un mal.
Dieu nous donne la douleur comme un accroissement à notre être et un stimulant pour notre vie spirituelle. Par elle, il nous tire de cet engourdissement où nous plongent la satisfaction de nous-même et l’acquiescement au monde. Par elle, Il nous fait sentir les épines du mal, dont nos vices et nos habitudes salaces nous portent à ne goûter que les facilités et les agréments.
22-II-1945. En ce début d’année, Drancy est un chaos violent de terreurs et d’espoirs. 20 000 personnes ont passé ici en cinq mois. On dirait une gare un jour de départ pour les vacances, mais ces vacances sont l’horreur, l’infamie et la mort. Que peut faire ici le corps ? le cœur ? ou l’âme ?
L’âme peut se taire d’une façon si intense que son silence en ce tumulte soit une sorte de puits où se mire le visage de Dieu ; elle peut aussi pousser vers le ciel un cri si haut que tout le reste disparaisse.
3-IV-1945 – Carême. Il faut ici être dur contre soi-même. Il le faut surtout pour des chrétiens qui, ayant en même temps à pratiquer le devoir de charité, doivent conserver en eux une fontaine inépuisable de douceur pour autrui. À ces heures-là, il ne faut demander à personne de partager le trouble que l’on éprouve et il faut être prêt à partager le trouble de tous ceux qui sont bouleversés. Le plus grand service que l’on puisse rendre à autrui, c’est la sérénité, et le plus grand travail que l’on puisse faire pour le pays, c’est de propager la sérénité. La plus belle œuvre spirituelle, c’est d’inspirer ou d’approfondir la confiance en Dieu.
L’avenir étant entièrement obscur, il n’est pas plus sage d’avoir peur que de ne pas avoir peur, mais la peur étant un sentiment égoïste, quiconque domine ou élimine son égoïsme réussira à dominer ou éliminer la peur. Pour y parvenir, le seul chemin est celui du détachement.
Qu’est-ce que le détachement ? Est-ce le mépris des biens de ce monde ? Sans doute, et pour les âmes privilégiées, ce doit être cela essentiellement, mais c’est aussi, c’est surtout, pour les âmes moins élevées, le choix, la préférence de Dieu. Il faut se méfier d’un mépris des biens de ce monde qui pourrait n’être que l’envers d’un orgueil ou d’une dureté humaine, tandis que, si le mépris des biens de ce monde est fait du sentiment profond et perçu que Dieu vaut mieux que tout cela, le danger disparaît.
En aimant Dieu, il faut arriver à percevoir Sa supériorité et Sa transcendance ; c’est là que nous nous séparons des païens et de leur dieu immanent. Notre Dieu, le vrai Dieu, n’est pas seulement distinct des biens de ce monde, Il ne leur est pas seulement supérieur, Il est d’une autre essence et Sa réalité est entièrement distincte de la leur. Il est la source des biens de ce monde, mais Il est libre et distinct de ceux-ci ; Il ne leur tient en rien, bien que ceux-ci dépendent de Lui. C’est cette liberté et cette transcendance du vrai Dieu, opposé au Dieu maçonnique et à l’idole communiste, faits de matières et enfoncés dans la matière, qui, pour notre esprit, est l’attribut essentiel de Dieu.
Pâques 1945. Les saisons ont un rythme que ne rompent ni les guerres, ni les famines, ni les révolutions. La floraison des arbres et celle des fleurs dépendent du soleil et de la pluie, non des lois, ni des idéologies, ni des princes. La mort de l’homme n’interrompt pas le cours du printemps, son bonheur ou son malheur ne modifient pas le régime des vents. Autour de lui, sans doute, animaux et plantes partagent sa bonne ou sa mauvaise fortune, et l’on sent leur appel pathétique, mais ils obéissent d’abord aux saisons.
La vie continue son chemin, la mort continue sa route. Leur fil emmêlé constitue le destin de l’homme. Cette tresse tantôt plus sombre, et tantôt plus chatoyante est le lien solide qui le tient attaché à Dieu. Grâce au passage rapide du temps et grâce à la mort, l’homme est à l’abri de l’infortune insupportable. Pour le signifier, les Grecs racontaient l’histoire de la Pythie. Imprudente, elle avait obtenu de Phébus la terrible faveur de ne jamais mourir. Mais elle avait oublié celle de ne pas vieillir. Elle vieillit. Et, un jour, les enfants de Delphes, trouvant cette pauvre petite vieille toute ratatinée et repliée sur elle-même, l’avaient jetée dans une de ces énormes jarres où les Grecs mettaient leur vin. Au fond de cette grosse bouteille, on la voyait s’agiter et crier. Elle hurlait : « Je veux mourir ! Je veux mourir ! » Mais elle était condamnée à la vie indéfinie.
Nous ne le sommes point, heureusement. Aussi devons-nous peu craindre nos ennemis et savoir jouir de cette brève et fantastique aventure. L’homme est sûr de s’en échapper. Qu’importe alors ? Seul l’homme qui croit en l’homme, seul l’homme qui n’a point ouvert ses yeux, l’homme qui n’a pas su recevoir sur le visage le souffle du vent providentiel qui est la caresse de l’Esprit, la promesse de la Mort-qui-est-Vie, seul celui-là est prisonnier, car il est tout entier avec tout son destin dans la prison où il est. L’immense infortune de l’humanité depuis trois siècles, c’est de croire qu’elle n’a point d’autre destinée que la sienne propre, celle de son espèce, dans la prison de ce monde.
Si l’homme ignore que sa destinée le dépasse, il est incapable de se dépasser lui-même et il reste à sa mesure, qui est la mesure de sa tombe ou celle de son berceau : quelques pieds de terre. À force de se dire qu’il est seulement homme et qu’il ne peut sortir de l’homme, l’homme s’est bâti un caveau de désespoir où son âme agonise. Replié sur la terre, il s’est enterré vivant. La mort même ne peut plus le libérer, elle ne peut que sceller la porte de son cachot, le laisser pourrir boue avec la boue qu’il veut être. Mais si l’homme sait que, fait pour passer sur cette terre du néant à l’être par la vie, il est destiné à aboutir au-delà, alors il retrouve sa liberté, en même temps que son espoir et sa joie.
18-VI-1945. La grande épreuve, c’est la clarté, l’ampleur, la justesse et la stabilité de la vision. À ce point de vue, nous autres Français sommes pour l’instant inférieurs à certains Russes et à certains Américains. Ceux-ci, en pleine ivresse nationale, ont une conception simpliste, mais ferme, du réel. Les Français, plus intelligents, sans doute, et parfois mieux renseignés, n’ont pas en ce moment pour les guider le même instinct national. Il leur manque cette véhémente perception collective du réel, qui étoffe et assied la vision des Russes et celle des Américains.
Cela est fort sensible quand on écrit. Un écrivain a besoin de cet appui tacite, mais massif, de son époque. C’est sur lui qu’il bâtit. S’il doit édifier sa vision entièrement seul, par la base, l’effort est bien plus grand, l’édifice risque d’être fragile, la vision de rester fragmentaire ou chaotique, ou même contradictoire.
Telle me semble être la raison qui a empêché la production de grands romans français depuis 1900. Le Grand Meaulnes n’est pas un roman, mais un conte ; Colette, qui a du génie, n’écrit pas des romans, mais des tranches de mémoires. Ni Valéry ni Gide n’ont eu une vision cohérente du monde. Seul Proust. C’est pourquoi il est le plus grand des trois. Gide s’est contenté d’expliquer pourquoi il ne comprenait pas, et ne pouvait pas faire de vrai roman. Valéry a disserté longuement pour prouver qu’il comprenait, et que, du reste, il n’y avait rien à comprendre. Ses poèmes le prouvent.
II
Prison de Fresnes.
De juillet 1945 à janvier 1947.
10-IX-1945. Dans la vie de cellule, il y a un recueillement qui peut aller jusqu’au délire. On est seul, même si l’on est deux ou trois, car il faut se défier de ces hôtes que l’on n’a pas choisis, et que souvent la haine ou la perfidie du geôlier a placés près de vous. On se tait en regardant les nuages, les libres nuages, par la fenêtre grillagée.
Ces étincelantes et radieuses journées d’automne sont d’une beauté pathétique. Elles inspirent en même temps qu’elles émeuvent, et, le matin, au lever du jour, le soleil frappe le rang de sapins devant ma fenêtre comme je le voyais le soir friser les sapins devant ma fenêtre de Luceau. Le soleil brille toujours. Le soleil éclaire nos corps et nos esprits. Lumière impitoyable et merveilleuse, il nous apporte le message de la Divinité. Il ne laisse rien d’obscur dans l’être humain. Je le sens en ce moment. C’est tout mon être qui passe par l’épreuve du feu. J’en remercie Dieu, bien que ce soit une grande souffrance. Longtemps j’eus le goût du scintillant et je me suis abandonné au plaisir des lueurs, mélanges d’ombres et de clartés, où la faiblesse humaine trouve son compte. Maintenant ma vie humaine plonge dans l’obscurité, mon âme se revêt de lumière dévorante. L’aspect du Destin m’apparaît et, sortant de la fluidité du multiple, je m’approche de l’Un qui est l’Être. Tout mon travail se fait à cette lumière et par elle. C’est elle qui me présente sans cesse la vision de Dieu, dont elle émane. C’est elle aussi qui ne me permet point d’évoquer Son Nom en vain ou par de vaines supplications. Car la présence de Dieu ne peut point être, comme la présence humaine, un des détails du quotidien. Elle est le Tout de tout, ou bien elle est la condamnation de tout. Seuls les enfants peuvent jouer avec elle, mais toute âme, qui a goûté au fruit de l’arbre du Bien et du Mal, qui a peiné, tâtonné, lutté, erré, doit la percevoir comme un sacrement, en parler comme d’un sacrement et la porter en soi comme un Sacrement.
10-X-1945. Pour échapper à autrui, si dangereux, à soi-même, si malheureux, que faire ? Écrire naturellement. Dans la cellule, chacun écrit. C’est d’abord un plaisir. Puis une aventure.
Les idées ne se prêtent pas toujours à la forme que l’on veut leur donner. Elles imposent souvent leur rythme et leur démarche. Le mieux est de les laisser faire, et pour cela de se prêter à elles comme un vêtement se « prête » au corps. Mais en ce moment cela ne m’est pas facile : mes nerfs sont tendus, il ne saurait en être autrement, je les tendrais davantage en voulant les détendre brusquement. Mon âme goûte parfois une paix transcendante, mais elle la goûte à travers l’écran d’une angoisse onduleuse, qui ne laisse passer que des lueurs de sérénité. Je prie et je lis face à la fenêtre ouverte. Tamisée par un rang de peupliers, une lumière tiède et soyeuse d’automne entre dans la cellule blanche ; elle y apporte tout le merveilleux et doux éclat de l’automne, des automnes du bas Maine parfumés des grands bois, qu’a vécus mon enfance, des automnes électriques et éclatants d’Amérique que ma virilité a connus, des doux automnes venteux du haut Maine, que ces dernières années m’ont permis de savourer enfin... Tout cela reflue vers moi tandis que les battements de mon sang à mes tempes semblent répéter à mon cerveau : « Juge d’instruction » – « Bombe atomique », car ces deux idées, disparates assurément, mais conjointes, resteront liées dans mon esprit à cette période où l’humanité, par l’intensité de son avidité, s’est engagée dans les avenues de la mort. Cependant le cœur de mon cœur répète d’autres syllabes, mais elles sont si profondes qu’elles sont presque indistinctes.
Ma grande joie en ce moment, c’est saint Jean de la Croix ; c’est lui qui a le ton de ce siècle, de ces heures ; lui seul a connu comment brille l’opacité de la nuit.
20-X-1945. Deux courants, deux fleuves de la pensée sont en ce moment d’une importance essentielle pour nous : le matérialisme marxiste-léniniste, le Christianisme traditionnel et catholique. Ce qui se présente en dehors de ces deux mouvements de la pensée, grands comme le mouvement des marées, n’a de valeur que comme anecdote. C’est bien cela, au fond, qu’est l’« existentialisme ». Un petit refuge de passage pour esprits fatigués. Sa position morale est faible, car elle est contradictoire. Sa méthode logique est fragile, car elle n’est pas cohérente. Elle est, de plus, gênée par la carence verbale du français. Ce terme, « existentialisme », et l’ensemble des formules qu’emploie l’école marquent leur désarroi en présence d’une langue qui ne leur fournit ni les termes nécessaires pour ce qu’ils voudraient concevoir ni le moyen de créer ces termes. Leur effort pour les créer est curieux. Aussi ne les doit-on pas ignorer, mais ne les peut-on retenir. Ce sont bien des « nietzschéens débiles ».
J’ai l’impression d’écrire tout cela de l’autre côté de ma tombe, tant ces problèmes et querelles littéraires évoquent en moi peu de ferveur et me semblent irréels. Écrire pourtant m’intéresse toujours. Est-ce aussi ma façon d’échapper à ce que je suis et au lieu où je suis ? On ne peut imaginer les douleurs parmi lesquelles je vis ici. On a honte de souffrir aussi peu que je souffre. Parfois, il me prend des éblouissements de pitié.
30-XI-1945. Je n’ai pas peur de la mort. Pas assez pour prendre la peine de l’éviter. Le désir que j’ai d’elle est le fond de ma paix. Car j’ai la paix, en moi.
Je ne regrette ni n’espère rien d’humain. J’assiste avec sérénité à la fin d’un monde, dont j’avais prévu la mort, et dont je voulais retarder, adoucir l’agonie. Je prévois les spasmes qui viendront, que j’ai travaillé à éviter.
Je n’en veux ni à mon pays ni à mes ennemis. Les injustices dont je suis la victime proviennent moins de la férocité de mon pays que de son absence. La France, en ce moment, est absente d’elle-même, sans quoi elle ne maintiendrait pas au bagne un vieillard de quatre-vingt-dix ans, et tous ces jeunes gens que je vois ici avec des moignons de jambe, de bras.
Rien ne me manque des joies humaines. Je n’en ai plus l’appétit. Je regrette seulement que Dieu m’inflige de voir tant de laideur humaine. Et j’ai honte de n’en être pas mort.
29-I-1946. L’instruction avance. Bientôt je serai « jugé ».
Un seul souci. Non la vie, certes non. Il ne faut pas se trahir soi-même à une heure où la fidélité à sa propre pensée est à la fois l’ultime protestation, l’espoir suprême, et la seule justification. La mort tue bien moins que le reniement.
18-II-1946. Les murs de ma cellule pèsent sur moi moins lourdement que cette pauvre civilisation croulante dont les ruines semblent tomber sur mon cœur. Je prie pour elle.
22-II-1946. Si je suis là où je suis, c’est non à cause de ce que j’ai fait, mais à cause de ce que je suis. Si j’eusse fait d’autres actes, on m’eût haï pour d’autres actes.
Imprudent, certes, si l’on veut. Si je ne l’avais pas été, je n’aurais pas été, moi boiteux, volontaire aux guerres 1914-1918, 1939-1940, ni vingt et une fois aux États-Unis et dans tous les coins de l’Europe où je n’avais rien à faire, mais tant à goûter. Ma vie entière est imprudente. Le nom de mon destin est Imprudence, car il n’est rien de plus imprudent que d’aimer sincèrement ce qu’on aime. Fréquenter Bergson, Maurras, Gide, Cocteau, Picasso, Satie... que d’imprudences ! Mon amitié avec Gertrude Stein, quelle imprudence !
La Grande Imprudence, ce fut de rester en France de 1940 à 1944, de rêver à son relèvement, d’y consacrer toutes mes forces, d’y risquer ma vie, et de croire en elle.
Tout cela est fini. Ne pas accepter la volonté de Dieu serait une niaiserie, et un crime. Je l’accepte. Je l’embrasse. Je suis persuadé que s’Il veut de moi ce sacrifice, qui à l’heure actuelle m’apparaît comme insupportable pour mes sens, mais que, Dieu aidant, je supporterai jusqu’au bout, cela a un sens et un objet. Peut-être même puis-je envisager quel est ce sens. Ainsi, ce que je n’ai pu prouver par des mots, ni achever par des actes, le sera par mon destin. Puis l’épreuve aggravée scellera en moi et fera ressortir ce type d’homme que j’ai voulu être ou plutôt que Dieu m’a donné d’être. Et le relief de la médaille ainsi frappée sera d’autant plus haut que la frappe sera plus dure.
10-IV-1946. Torpeur ! Pourtant je lis. C’est la semaine de la Passion. Je lis des extraits de Newman.
Ce livre me remplit d’une joie profonde. Il correspond à un besoin essentiel de mon être et qui trouve chez autrui peu d’échos, même chez les meilleurs. Il me semble toujours un blasphème de parler de Dieu si l’on n’en parle pas avec une révérence ostensible et une crainte implicite, qui n’exclut pas la confiance et rehausse l’amour. Or les chrétiens de notre temps, sous prétexte d’intimité avec Dieu, ou de « simplicité d’âme », ou de « petite voie », ou pour toute autre raison, manifestent une familiarité grossière et aveugle avec la Divinité, qui m’est une souffrance constante, surtout chez les prêtres. Chez Newman une exquise révérence rayonne, toute brûlante d’amour, illuminée de foi, et fécondée d’une puissante, d’une mystérieuse et virile épouvante. Je bénis Dieu de cette vision. Dans ma grande fatigue, baignée de torpeur, rien ne reste plus réel pour moi que la vision des âmes, vision directe, étrange, qui tantôt me charme, tantôt m’enivre. Il est une dizaine de présences radieuses que je sens autour de moi, que je sens grâce à leur absence. Et parfois l’apparition fulgurante d’une âme exquise ou d’un cœur monstrueux me perce comme un aiguillon de joie, ou comme un torrent de feu.
Mardi Saint 1946. De toute cette prison, personne n’a moins envie de vivre que moi. Être, oui, être (pas du tout existentialiste). Pourquoi la vie me poursuit-elle toujours ? Je ne suis qu’un fils de paysan de cette terre, qui a mieux aimé l’âme de cette terre que sa vie même et que toute vie. Ce n’est pas un choix que j’ai fait. Dieu l’a fait... Si j’avais pu agir autrement, j’aurais agi autrement. Je suis presque aussi lâche que tout le monde, mais j’ai moins de prévoyance et d’imagination dans la lâcheté. Et puis, au fond, je n’aime pas la lâcheté.
Ce que j’ai de courage en moi est fatalité, mépris de l’existence et estime de Dieu (je n’ose pas dire « Amour », car, si mon cœur aimait Dieu comme mon esprit voit qu’il le devrait, il serait un brasier ardent, au lieu de ce pauvre animal haletant et débile qui lève à peine ses mains vers Dieu). Le quelque chose à l’intérieur de moi qui est le plus moi-même mesure nettement que Dieu seul importe. Il le mesure à travers un désert. Pas de haines. Pas de colères. Pas de (vraies) craintes. Pas de désirs. Aucun regret du métier, ni des biens de ce monde, mais un sens très vif de l’injustice commise contre ma maison, contre ma bibliothèque ; objets désormais sans défense, objets français que la France tue sans raison et sans prudence, un sens aigu de l’injustice commise contre mes amis, mes élèves, mes futurs disciples. Un jour je l’ai dit à un juge d’instruction : « Prenez garde, Monsieur, ce que nous disons importe assez peu comme défense ou attaque de moi, mais beaucoup comme vérité sur la France. » Il a cru que c’était drôle.
Mercredi Saint 1946. J’aurai beaucoup de peine à prier distinctement cette semaine. Mais Dieu voudra bien m’écouter, Il sait la langue du silence et l’éloquence du balbutiement. Là-bas, à Solesmes, là-bas, à Hautecombe, là-bas, à En-Calcat, on chantera pour nous. J’ai eu raison de saluer tout cela. L’écho résonne en moi et chante, de toutes ces Pâques, dans le vide de cette pâque.
29-IV-1946. Le printemps se hâte de venir. Le procès lentement s’approche, avec la mort au bout sans doute ?
Dieu nous mène par les chemins du temps, ce qui est la mortification la plus grande, car nulle souffrance n’égale le passage, l’accumulation du temps en une âme douloureuse et passive.
3-V-1946. L’un des avantages, peu nombreux, de la cure que je suis en ce moment, c’est, non le calme, ni le silence (car rien de plus agité qu’une prison où sans cesse les geôliers s’amusent à faire tressauter d’effroi les captifs) ; ici tout est bruyant et nerveux ; l’avantage, c’est un curieux sentiment de liberté à l’égard de l’actuel, dont on ne se sent en rien responsable, et auquel rien ne lie sauf une curiosité de plus en plus aiguë à mesure que son éloignement le fait paraître plus bizarre.
Ce sentiment de l’étrangeté de la vie s’impose ici.
En face de nos fenêtres sont les cellules des condamnés à mort. Ils chantent à tue-tête toute la journée et une partie de la nuit ; ce sont de jeunes hommes et ils aiment les chansons de marche. Un garde qui a des chagrins d’amour, s’approche de la porte de leur cellule et leur crie : « Vous ne pourriez pas vous taire et laisser les gens tranquilles ? Tout de même, y en a ici qui ont des embêtements et qui aimeraient qu’on leur fiche la paix. – Non, répondent indignés les condamnés à mort, nous on sera fusillés demain, et on a le droit de chanter ; d’ici-là on chantera. Après, vous ferez ce que vous voudrez ! » Le garde hausse les épaules ; il s’en va sans oser insister.
31-VII-1946. Cette prison m’enseigne beaucoup de vérités sur les Français. Ce que j’apprends me fait penser que le grand danger, pour eux, c’est l’écart toujours grandissant entre leur mécanisme mental et leur perception du réel. Qu’il s’agisse d’un gardien de prison ou d’un ministre du Maréchal, la maladie est toujours la même : en face de toute difficulté, ce qui surgit ce n’est pas le geste pour parer, mais le vocable pour expliquer.
8-VIII-1946. Chacun décore sa cellule ; moi, j’ai mis sur le mur au-dessus de mon lit mes trois préférées : l’église de Kilpeck en Angleterre, le joyau de l’art roman-danois, San Pedro de la Nave en Espagne, ce merveilleux sanctuaire de marbre blanc wisigothique, et Saint-Vital de Ravenne, ma grande amie. Je n’ai point mes très chères Saint-Philibert de Tournus et l’église d’Issoire, mais il est meilleur pour mon esprit, quand je suis avec mon corps dans une prison française, de favoriser les amours de mon esprit avec mes amies les plus lointaines. Je les regarde et je songe.
D’autres critiquent cette « platitude » de l’Angleterre. Elle m’a toujours paru savoureuse. J’ai le goût du différent. L’Angleterre n’a point le relief de la France, les personnalités ne s’y affirment pas comme chez nous. Mais chez nous chaque être porte tout son être au-dehors et son éclat sur son vêtement, sa peau, sa langue. Chacun est prêt à expliquer tout ce qu’il sait, ou ne sait pas, tout ce qu’il comprend ou ne comprend pas, à décrire, à apprécier même tout ce qu’il ne perçoit pas, à s’enthousiasmer sur ce qu’il n’aime pas. Ainsi sur notre sol, une extraordinaire luxuriance de raisons, sentiments et visions, un jardin bariolé de possibles a fleuri, tandis que disparaissait graduellement le réel. L’Angleterre a patiemment goûté son réel, l’a soigné, défendu, aménagé, prolongé, sauvegardé, perçu... Sa littérature est une sorte de long et délicieux catalogue de ce réel anglais. La nôtre, trop souvent, une parade de foire.
J’aime l’Angleterre comme l’on aime un jour d’automne à l’horizon clos, aux odeurs fortes et sourdes, aux teintes sûres et mûres, pleine de fécondité secrète et d’un abandon obscur.
Mais je préfère l’Amérique. Elle fut ma jeunesse. Elle est le lieu où j’eusse pu être heureux si j’avais tenu à l’être. Elle est le seul pays du monde où le travail soit aimé sincèrement comme un plaisir et respecté comme un titre de noblesse, où la vie soit à la fois goûtée comme la seule ivresse valable et appréciée comme l’illusion la plus fugitive.
J’aime ce que l’Amérique a de courageux et de détaché, de sincère et de dangereux. Bien entendu elle n’a rien de cette adaptation exquise de la terre humaine à l’homme terrestre, qui est la civilisation de la France, ni de cet équilibre harmonisé à toutes les nuances des êtres et des choses qu’est le génie français.
J’aime enfin ce type d’homme (Nouvelle-Angleterre) qui partit pour les déserts afin d’y fuir la bassesse voluptueuse des hommes, et pour y connaître la dureté de Dieu en son âme ascétique, mais qui, y ayant trouvé la plus extraordinaire affluence de biens humains, a gardé dans un corps ravi une âme stricte et détachée (souvent on nomme cela leur hypocrisie).
Et puis j’ai toujours préféré ce qui était différent de moi.
Certes j’ai gardé mon goût pour la France, comme un don de Dieu. Mais je m’afflige à considérer la France.
Le pire drame pour la France, depuis deux ou trois siècles, c’est de ne pas s’aimer assez, ni de se bien aimer. Sous prétexte de se chercher, ou de chercher la grandeur, l’erreur de la France, c’est de s’imaginer des réincarnations incongrues ou fantastiques. Quand goûterons-nous la joie d’être nous-mêmes au maximum de notre pouvoir et de notre réalité, dans le cadre exact de nos possibilités géographiques, ethniques et morales, historiques et physiologiques ? Car l’heure viendra – ou elle est venue ? – où nul ne sera plus que ce qu’il est.
19-VIII-1946. L’instruction est finie, on attend le procès, et la mort. Mon avocat ne me l’a guère caché.
Je travaille et je prie.
Je travaille et je n’ai vraiment envie que de deux choses : le travail et la mort. La liberté même me semble un songe. Quant à la prière, certes, elle m’est douce, douce comme la mort, mais moins qu’elle.
Je travaille. Dieu me fait la grâce de me donner le sentiment du travail utile en cette geôle, comme il devait le donner en leur champ à mes ancêtres les paysans des Ardennes. Et de tout, de tous, et de ceux que j’ai perdus, seule la perte de l’effort positif et direct que je pourrais faire pour les mieux aimés et aimées est une peine concrète. Le reste n’est que partie de ce sentiment général que je nomme « vie ».
L’immense catastrophe, qui de nouveau monte sur l’humanité, est précisément celle que nous prévoyions et voulions prévenir depuis vingt ans. Ce n’est pas une satisfaction, certes, ni même une consolation que d’apercevoir sa venue méthodique, inéluctable et sereine. Elle est nimbée, comme le sont toutes les grandes épreuves venues de Dieu. Ce n’est pas un de ces hasards circonstanciels, de ces misères contingentes, de ces infortunes accidentelles, qui semblent naître de la liberté des hommes, mais vraiment un « don de Dieu », terrible et précieux.
De tout cela je ne puis parler à personne ici. L’immédiat obsède chacun. Seuls, mes chers arbres m’écoutent bien gentiment, hochent leurs sages têtes en signe d’assentiment et me saluent de leurs mille petites mains luisantes, pour m’encourager. Eux et moi, sommes bien heureux ces jours-ci. Il pleut tant qu’ils sont ruisselants de joie, moi aussi.
31-VIII-1946. Dans la cellule voisine on vient d’amener deux jeunes L.V.F., dix-neuf et vingt ans, l’un n’a plus de bras, l’autre une seule jambe et un seul bras, et est aveugle. Ils sont condamnés à vingt ans de travaux forcés !
En face de la souffrance humaine, en face de la laideur humaine, j’éprouve une inexprimable douleur, où il n’entre en vérité ni mépris, ni colère, ni indignation, mais dont l’immensité est telle que tout désir disparaît de moi, un seul besoin restant : le besoin de Dieu seul, de Dieu nu.
Ces deux ans écoulés, ce n’est point par l’acuité de la souffrance physique, ce n’est point par l’accablant fardeau d’une souffrance morale trop lourde, ce n’est point par le fléchissement de la volonté ou par la révolte de la volupté que parfois ils m’oppressent, mais par l’envahissement d’une hideuse vision de l’homme. Le contact perpétuel, ou presque, avec des types humains vils (je ne parle pas seulement des geôliers), la sujétion des meilleurs aux pires, leur effacement devant les pires, et cela, non seulement dans l’étroit cercle des prisons et des camps, mais dans cette zone bien plus vaste que nous révèlent journaux, livres, revues, etc., c’est cela qui donne à l’âme le sentiment d’un intolérable fardeau, d’une salissure profonde dont seule la mort peut nous laver.
Je sais qu’il y a là un élément de tentation, et je ne me laisse pas aller à ce sentiment. Mais quand il se présente, il s’impose durant quelque temps.
La honte d’avoir, de mon vivant, laissé un tel type d’homme paraître, s’affirmer, se pavaner et s’établir en type normal, cette honte brûlante me fait désirer la mort non comme une fuite, mais comme un juste châtiment de mon humanité, qui a toléré cela. C’est aussi pourquoi j’éprouve un frisson de recul quand on me parle de « demain ».
13-IX-1946. Humainement je n’ai aucun espoir, et guère plus de désir. J’ai lutté pour un type humain. Quoi que fasse l’homme, sa personnalité est son suprême accomplissement ; œuvres d’art, livres, théories, conquêtes, institutions en sont les émanations et n’existent que dans la mesure où il a mis en eux sa force vitale et sa forme essentielle. Tout ce qui mutile l’âme, l’intelligence, les sens ou la vigueur de son être me fut toujours odieux, car cela tend à établir sur terre le règne de la masse et des sous-hommes qui s’y trouvent coagulés. Toujours, j’ai lutté contre cela qui triomphe aujourd’hui en hurlant : « Égalité ! - Démocratie ! - Communisme ! - Règne des Peuples ! » Il s’agit en fait d’étouffer l’âme et l’essor intellectuel de l’homme pour le réduire à l’état de machine politique, charnelle et sexuelle.
Cela est pour moi si réel, si tangible, si concret que je n’eusse pu agir d’autre façon que j’ai fait. Le visage des gardiens communistes a la même expression que celui de maint intellectuel. Ils sont un peu moins brutaux, mais un peu plus sincères. C’est le type humain qui s’impose en ce moment ; mais il ne durera pas, car malgré toute l’énormité de la masse charnelle, et toute la subtilité de l’intelligence, une humanité sans cette unité, sans cette réalité que donne l’âme, ne saurait durer.
10-X-1946. Nul ne peut savoir combien je tiens peu à la vie, combien fastidieuses et vaines me semblent ces discussions autour de moi-même, et même les discussions autour de la France, combien tout cela est évident, et évidemment faux, et combien il peut être amer de voir mourir une civilisation pour laquelle on a souhaité de donner sa vie, afin qu’elle survive. Auprès de cette amertume, rien n’a vraiment de venin ; les visages auxquels je tenais le plus, je les ai moi-même rejetés loin de moi, les âmes qui me sont le plus chères, je les ai moi-même mises en garde contre moi et confiées à Dieu. Je ne puis avoir ni regrets ni remords.
Le procès eut lieu à Paris devant la Cour de Justice, du 30 novembre au 6 décembre ; il ne fut qu’une longue menace de mort sanglante, ou tout au moins un assujettissement à la mort vivante. Au cours des débats, assaisonnés de perpétuels outrages contre les accusés, il était entendu qu’il n’y avait pas eu de défaite, que les événements de 1940 n’étaient dus qu’à l’action des mauvais esprits acharnés à crier au désastre. Ils avaient alors constitué la fameuse « cinquième colonne » et méritaient d’être durement châtiés. La Cour appliquait une « justice » dont les normes ne ressemblaient en rien à celles de notre code ni à celles de notre logique. Tous les efforts que j’avais accomplis pour sauvegarder livres, manuscrits, documents, cartes de géographie, partitions, médailles, objets d’art de la Bibliothèque Nationale et ma réussite finale, puisqu’à la Libération aucun d’entre eux ne manquait, aucun n’était mutilé, rien de tout cela ne pouvait compter en ma faveur mais prouvait pour les juges que j’avais entretenu des relations cordiales et coupables avec les Allemands. On laissait même entendre qu’un bon pillage de la Bibliothèque Nationale par les occupants eût mieux servi la cause de la résistance ainsi que celle de nos glorieux alliés anglais, américains et soviétiques. Mais mon crime majeur résidait dans ma fidélité au gouvernement français de France ; lui seul pourtant pouvait alors nous aider à lutter contre l’avidité, l’ingérence, les voleries et les brutalités de l’envahisseur, qui, durant quatre ans, n’avait cessé de mettre la main sur toutes les richesses, tous les outils, tous les documents dont il pouvait s’emparer.
1-XII-1946. Tant de boue et une si violente tempête de haine n’ébranlent ni mon âme ni mon corps, qui sont fermes, par la grâce de Dieu.
Je prie, non avec mes lèvres, car celles-ci sont closes, ni même avec mon esprit, car il est clos et silencieux en ce moment. Mais je prie avec la racine de moi-même qui est en paix. La joie essentielle d’accomplir son destin repose en mon cœur et fait son repos.
6-XII-1946. Je regrette d’avoir offensé le Président, mais je n’ai pu faire autrement. Durant le réquisitoire et les débats, tout cela me semblait si futile et peu digne de la France, que j’ai lu le livre d’Autran sur l’Epopée Indienne, bon livre, requérant toute l’attention du lecteur, et faisant honneur à l’érudition française. Le Président m’envoya un garde municipal pour me demander ce que je lisais, puis me dire que ce n’était pas poli à son égard. Je crus devoir déférer à son désir, puisque j’étais chez lui, et me mis à écrire la fin d’une étude sur « les grilles du XIXe siècle à La Nouvelle-Orléans » que j’avais commencée en 1938 et que je n’avais jamais eu le temps de finir. Je ne l’interrompis que pour écouter la plaidoirie de mon avocat, que tous s’accordèrent à trouver fort bonne. Puis je notai :
7-XII-1946. L’impression profonde que garde l’âme après de telles épreuves, c’est le sentiment aigu du respect qui est dû à Dieu, et du mépris qui est dû à l’homme (j’entends l’homme social). S’il était possible en effet, dans la cité antique, de percevoir le caractère sacré des lois, issues de l’étroit mariage de la Sagesse humaine ingénieuse avec la Nécessité suprême, rien à l’heure actuelle ne donne plus ce sentiment, et la Loi apparaît sans cesse comme une ruse de l’homme destinée à duper son semblable, les choses et la Divinité.
9-XII-1946. Encore à Fresnes, mais cette fois le quartier des condamnés. Retranché des vivants. On ne voit plus d’avocat. Deux visites de 20 minutes par mois. Cela « à perpétuité ».
Dieu ne me donne aucune lumière fulgurante et je ne Lui en demande pas, car ce serait présomption. En ce moment la prière est en moi sourde, obscure, constante, comme la douleur, une rivière souterraine qui presque jamais ne revient à la lumière. Dieu ne me donne pas de souffrir également pour tous les êtres, mais je peux dire qu’il me fait souffrir par tous, en ce moment du moins. Il me donne de souffrir particulièrement pour certaines âmes, qui sont en quelque sorte miennes, et c’est alors un flamboiement de souffrance, si vif que parfois il éclaire la partie la plus obscure de ces âmes. Les gens souffrent ici en leur chair, en leur âme, en leur foi, en leur dignité ; les plus nobles souffrent le plus.
Puis, comme condamné, ce fut le bagne de Saint-Martin, dans l’île de Ré, en face de La Rochelle, où l’on avait aménagé un quartier particulier pour les condamnés politiques dans la caserne Thoiras, et où l’humanité de M. Amor, alors directeur du service pénitentiaire français, avait fait prévaloir un régime moins dur que celui des droits communs, dont jouissaient quelques malades, dont j’étais, avec Béraud, Claude Jeantet, Lauzanne, etc. Il y avait aussi quelques centaines de jeunes gens condamnés à des peines assez courtes. Le régime devint fort dur par la suite, quand M. Amor quitta ses fonctions. J’y fus de début janvier 1947 à août 1950.
24-II-1947. Un jour radieux baigne et caresse la mer, qui brille comme un vieux miroir de Venise d’un éclat doux et chatoyant ; mon âme qui prie sourdement s’associe à la grande oraison féconde du soleil qui célèbre Dieu et qui suscite la vie en Son nom.
3-III-1947. Ces jeunes gens sont de bons compagnons, et ils réussissent, grâce à un effort héroïque de leur courage, à être gais du soir au matin. Mais, malgré leur bonne humeur, malgré les amitiés générales et particulières, conformes à leur âge, qui se nouent et se dénouent, que de querelles !
Cette considération ne mènerait à rien si elle n’aboutissait à cette vision que toutes les relations humaines, toutes les amours humaines conduisent à des heurts, si elles ne s’achèvent et ne se subliment en l’Amour transcendant de Dieu.
5-III-1947. Une curieuse semaine, ballottée entre un printemps qui se hâte, déjà tiède, étincelant, hardi, et l’hiver qui s’accroche, âpre, sans cesse prompt à reprendre ses attaques et à mordre cette pauvre chair de l’homme, en profitant de la détente et de la douceur que la brise d’ouest vient répandre dans son corps.
Il a neigé le matin, un radieux soleil a coloré le midi, une bourrasque noire et or a couronné le couchant.
Cette variété nous repose de la monotonie de notre vie, et ce contact étroit avec les éléments nous donne une espèce de supériorité par rapport aux « libres », dont nous jouissons puérilement.
9-III-1947. Vous qui avez des vies meublées, des espoirs quotidiens et des destins distincts, ne pouvez concevoir l’importance et l’intérêt qu’ont pour nous les évènements publics, car ils sont et nos espoirs et les moules de nos destins, et la règle de nos vies. Cela est surtout vrai pour ceux d’entre nous, qui, ayant de longues peines, n’espèrent sortir qu’après une évolution politique dont ils supputent avec anxiété la rapidité. Mais tous s’y intéressent, et c’est mon meilleur instrument. Il se fait ici, sur le plan spirituel, un travail inégal, lent, cahoté, mais profond. Il faut lutter contre le glissement des âmes dans la vase de la fatigue et de la passivité, dans la boue des vices sordides, dans les eaux puantes de la haine. Il faut leur parler de Dieu, mais à l’heure seulement où ce mot, ce Verbe, trouve l’âme assez sereine et purifiée pour l’accueillir sans blasphème. Il faut avoir nettoyé le miroir pour qu’il puisse mirer la lumière. D’abord appliquer la réaction acide et dure du réel le plus brutal, tiré du journal quotidien, puis le stimulant de la beauté et du désir de la beauté par quelque livre, enfin aboutir à cette création, avec sa joie terrible, qu’est la vie spirituelle tournée vers la Réalité Mystique. Mais surtout ne pas tout salir, ne pas compromettre tout l’avenir, ne pas prostituer la Parole par une révélation prématurée.
Certes, la tâche de l’Église est d’aller en quête de toutes les âmes pour les « convertir », mais le pécheur doit, en fait, se convertir lui-même en lui-même grâce au don divin.
14-IV-1947. Il fait très beau et nos jeunes compagnons jouent dans la cour. L’éblouissante lumière du printemps réveille en tous le désir de la vie, en moi le désir de la mort.
Comment ne désirerais-je pas la mort, moi qui ai la foi ? Comment peut-on sincèrement avoir la foi et ne pas désirer la mort ? Je ne le comprends pas et réponds boiteusement : « Force de l’habitude. » Nul enfant, pourtant, n’eut plus que moi peur de la mort, nul chrétien n’est plus que moi pudique pour évoquer l’au-delà, ou même pour y faire appel. Mais j’aime la mort comme le grand acte de l’abandon réel. Mon ami Pierre de Ronsard disait : « Car l’amour et la mort n’est qu’une même chose. » Sottement j’avais cru que c’était une phrase, peut-être même une phrase galante ? Mais une nuit, à Fresnes, j’ai compris : Ronsard a raison. Pour le savoir vraiment, c’est-à-dire pour le percevoir, il faut être allé très loin dans l’amour et très près de la mort.
20-IV-1947. Les anniversaires sont des cérémonies que je n’ai jamais aimées, ni approuvées de mon vivant, et auxquelles je me suis toujours refusé. Que vient faire le temps dans notre vie sentimentale ? La vraie vie, étant amour, est hors du temps ; mais maintenant que je suis mort, je me prête aux anniversaires, car j’ai constaté qu’ils étaient un des rites préférés des classes populaires françaises, et que les négliger passerait pour snobisme. Il y a encore deux autres raisons, meilleures en réalité, l’une m’est personnelle : puisque nous sommes ici en Purgatoire et puisque nulle souffrance morale n’est pour moi plus vive que le temps, je m’applique à percevoir ici pleinement le temps ; l’autre est générale : tout anniversaire sert d’occasion et de prétexte à ceux qui sont plus généreux et mieux ravitaillés, à répandre autour d’eux quelque gaieté et quelques friandises. Voilà pourquoi je célèbre ici mes anniversaires et ceux de mes amis. Cela est efficace. Le « groupe » m’a admis.
15-VI-1947. Ma vie n’est plus désormais qu’un détail dans mon destin ; et depuis le 19-VIII-1944, ce détail ne dépend plus de moi.
Du reste la vie s’accroche en moi. Je parais et me sens plus robuste, plus dur aussi... Dieu me pardonne, je ne cherche pas à l’être. Je veux seulement accomplir ce destin que Dieu me réserve. Puisqu’Il ne m’a pas octroyé cette mort que je souhaitais et que je souhaite, puisqu’Il renforce en moi les instincts physiques et les ressources instinctives de vie, je dois être dur, sans quoi, ici, maintenant, je ne serais plus. On ne peut imaginer ce qu’est la vie à la merci d’une cellule de gardiens communistes qui jouent avec nous comme des enfants qui ont crevé les yeux de souris et les torturent ensuite en riant.
Cette dureté nécessaire ne m’intéresse du reste que comme un moyen de durer maintenant et un moyen de servir Dieu maintenant et demain. C’est une discipline pour m’obliger à Le servir en réalité à une époque où tant prétendent L’adorer par leur lâcheté, leurs compromissions et leur mondanité. À quelque instant qu’Il me réserve la mort, je la préférerai à tout cela.
22-VI-1947. Parfois, par ces beaux jours, en parlant avec les jeunes gens, mon esprit s’exalte encore, et je me plais à jouer avec les idées de jadis, celles que nous aimons encore, celles que nous rejetons, celles qui nous ont perdus, et celles qui nous ont aidés à sauver ce que nous sauverons de nous-mêmes.
Toutes ces vues de mon esprit n’ont rien à voir avec la paix de mon âme ; elle est profonde ; elle repose sur mes souffrances d’hier et sur les tortures de demain, sur l’horreur d’aujourd’hui surtout. Elle repose sur la vision adorable de la Bonté sans limite de Dieu et sur la perception enivrante de cette harmonie que constitue le paroxysme de la souffrance acceptée en face du déchaînement d’une férocité soigneuse ; l’une et l’autre, par leur union, aboutissent à cette vive lumière d’Amour, qui est la plus grande leçon que Dieu donne à l’homme.
1-VII-1947. Les jours s’écoulent dans la splendeur sourde d’un orage qui n’éclate jamais. Sitôt sorti de la mer, le soleil se pose sur mon œil gauche qui s’ouvre à l’instant. Je vois alors sur la nappe d’acier sombre de la mer un éclatant bandeau de pourpre orangée, qui palpite, tandis que le reste du ciel, revêtu de gris perle aux nuances fuyantes, semble appeler avec une timide avidité la brutale lumière du jour. Je me mets à prier dans le silence de la chambrée (le sommeil des captifs se fait plus lourd à l’approche de l’appel du matin). Avant que mes compagnons soient éveillés, j’ai tenu un long entretien avec l’Esprit-Saint et avec la lumière du jour. Cela vaut mieux, car, ensuite, à travers les heures, mon esprit a grand-peine à se faufiler parmi les innombrables bavardages qui encombrent le matin, l’après-midi, la soirée de leur bourdonnante agitation. En ce moment tous discutent sur cette « amnistie » qui hante tous les esprits. Je tâche d’en distraire, d’en dissuader, d’en guérir mes compagnons par les nouvelles fraîches que les miens m’envoient. J’ajoute ce raisonnement qui me semble juste : « Ne comptez, dis-je, ni sur la justice ni sur le bon sens de nos contemporains pour ouvrir les nombreuses et lourdes portes qui nous tiennent captifs ; ils sont trop débiles et surtout trop distraits pour cette tâche, désormais délicate, car toute l’administration française qui a exécuté et appliqué les manœuvres d’épuration ne se prêtera plus volontiers à des mesures qui sembleraient un désaveu, et pour elle un affaiblissement. Il faut s’attendre à une résistance acharnée à l’amnistie, venant de tous les éléments administratifs et organisés de la République, tandis que la « clémence » du Parlement et la sympathie de l’opinion seront lointaines et intermittentes ; on dira d’abord qu’il est « trop tôt pour une amnistie » puis immédiatement après qu’il est « trop tard ». Mais ne désespérons pas de la perversité, de la folie, du délire et de la brutalité de nos contemporains ; en ruinant le pays, et tout ce qu’il y a dans le pays, ils finiront bien par ruiner ces murs qui nous enserrent. Priez seulement que ces murs et notre civilisation, en s’écroulant, ne s’écroulent pas sur nous, car cela dépend de Lui seul. Nous avons été choisis nous autres pour être la « part du feu » ; au fond, toute la nation est d’accord là-dessus, nos anciens amis aussi bien que nos nouveaux ennemis. Mais, c’est évident, le feu ne s’est pas contenté de sa part, car ce feu, qui est haine, est un feu dévorant qu’on ne concilie pas en le nourrissant. Plus on lui donne d’aliment, plus il en exige. Il ne s’éteindra qu’à l’heure où l’âme humaine, l’âme française, lui dira « non », et jamais elle n’aura ce courage tant qu’elle ne s’intéressera pas et ne s’attachera pas plus à ce qu’elle aime qu’à ce qu’elle rejette. »
Autour de nous, autour de l’enceinte de notre prison-caserne, de temps en temps, à la nuit tombante, des cyclistes, des camions venus de La Rochelle rôdent. On entend quelques cris de haine. Ces chiens hurlent à la mort. Ils aboient contre nos murs et font geste de se jeter sur nous. Les mûrs tomberont-ils sur eux, ou sur nous ? Ou sur tout le monde, eux et nous ? Pour ma part, je ne rejette pas le sort de Samson, si Dieu le veut ? Mais je ne puis croire que Dieu dans Son ineffable miséricorde ait préservé la vie de ces 500 jeunes hommes pour qu’enfin ils servent de pâture aux plus vils chiens de la haine 1. Et je prie l’Éternel. Mais nul ne peut-il crier casse-cou aux humains ?
23-IX-1947. J’ai eu un gros chagrin ces jours-ci : on a coupé les beaux arbres qui bordaient et habitaient nos fenêtres du sud. Ces arbres qui, au printemps, formaient une corbeille de fleurs mauves à notre balcon et jusqu’à l’intérieur de la chambre, tant les branches étaient audacieuses et les fleurs luxuriantes, et qui encadraient de leur délicieuse pénombre chatoyante la ligne large et un peu molle de ce paysage. À l’aube, ils étaient pleins d’oiseaux. Par les jours de grand vent leur feuillage sonore et mon cœur agité échangeaient un long dialogue sur la rapidité des instants, la lenteur du temps et l’impitoyable étreinte de Dieu. Amis constants, si droits et si nobles, ils me manquent plus que je ne peux dire. J’aurais pleuré quand on les coupa.
28-I-1948. Je ressens, par toutes les lettres et même par les journaux aveugles que l’on nous donne, l’énorme souffrance que contient l’âme des Français et qui est la torture de l’Univers en train d’expier pour ressusciter.
11-IV-1948. Pâques. Pâques ramène le printemps éternel, et mille souvenirs anciens. L’imagination s’emplit de visions chaudes et brillantes, le cœur bat au rythme des cloches de jadis et de toujours. Je regarde cette mer, moins chatoyante encore que les joies passées, toujours présentes en nous. Je remercie Dieu de tout ce qu’il m’a donné de joies, d’émotions, de peines, de succès, d’échecs, d’épreuves, et je reviens avec gratitude sur ce temps de ma petite enfance où je craignais non pas le malheur, ni les difficultés, mais le vide de la vie et sa médiocrité. Il y a une certaine plénitude du bonheur qui console du chagrin de ne le pas vivre assez ; il y a une certaine plénitude dans le malheur qui efface l’horreur de l’éprouver. Dieu m’a fait la grâce de sentir ainsi, de penser ainsi, de désirer ainsi, d’agir ainsi, de prier ainsi.
Le déroulement des circonstances tel que nous l’apercevons à travers nos barreaux et nos barbelés ajoute à la force de ces sentiments la sanction de la réalité toute-puissante. Les catastrophes présentes, imminentes et futures, que ramène le cours irrésistible des choses, sont précisément celles que j’avais prévues, celles que j’avais voulu écarter, celles que j’avais voulu exorciser au risque de tout ce que j’avais et de tout ce que j’étais.
Mon destin est tel que je l’avais envisagé, voulu et préparé, en pleine conscience de ce que je sacrifiais. Je souffre comme je savais que je souffrirais. Ce n’est pas moi que je plains, c’est le pays.
Ma prière n’est pas vaine puisqu’elle est nourrie d’acceptation, pétrie de souffrance, sertie de solitude et rehaussée d’opprobre.
1-V-1948. Tous les jeunes gens sont partis, libérés pour la plupart, et notre régime, aligné exactement sur le régime ancien des « Prisons centrales » (instituées par la Révolution et codifiées par Napoléon), est très dur. Les relations entre compagnons de misère deviennent de plus en plus rares et dangereuses.
Je me réjouis de la perfection achevée de ma solitude et de la rectitude de mon destin. Je regrette certes mes amis, mais je regrette surtout de ne demeurer en eux et pour eux qu’une pointe de souffrance. Parfois, je me dis que cela est mal et mon esprit pèse une résolution qu’il ne serait pas impossible à prendre et à tenir : diminuer ma souffrance en faisant, comme tant de mes compagnons, ma « paix séparée » avec l’Administration pénitentiaire. En devenant ainsi un demi-valet, demi-espion des gardiens, on obtient une existence moins dure, une sorte de vie végétante sans trop de heurts, un croupissement souriant qui donne à l’être la paix de l’amibe et aux familles le sentiment que l’on « s’en tire bien », que « cela à la rigueur peut aller ».
Je rejette cette solution. Non point par la raison que toute ma nature, chair, fibre, esprit, âme, s’y refuse, non point par souci de cette « dignité de la Personne humaine » dont on a trop parlé pour en parler sérieusement, mais par la certitude que, vivant dans le mal et l’injustice, il est indigne d’un homme qui se respecte de ne pas percevoir ce mal et cette injustice dans leur plénitude, de les accepter en soi, comme ils sont autour de soi. De même, c’est une déloyauté vis-à-vis de ceux que l’on aime de leur cacher l’horreur et l’ignominie de tout ceci.
Très peu de gens le comprennent, et c’est ici une de mes plus vives et plus profondes souffrances.
15-V-1948. En ce moment, le train-train est à peu près tolérable, s’il était une prison tolérable et si nous ne souffrions d’une totale inanition intellectuelle et spirituelle. Sur ce dernier point, la situation ne cesse d’empirer. Le mal fait aux âmes par ce prêtre indigne 2 est infini. J’ai le devoir de le dire et de le redire d’autant plus que Dieu me soutient, et me protège. Ce scandale glisse sur moi sans m’atteindre. Dieu a mis en moi Sa prière d’une façon presque constante. Cette profonde solitude, dans le tohu-bohu d’une geôle fétide et privée de toute vie religieuse, est un don merveilleux.
13-VII-1948. La captivité s’alourdit et se rétrécit sur nous et en nous. Il survient une heure où aucune des valeurs humaines n’a plus de prix pour les forçats, ni ne peut en avoir. À ce moment-là, l’homme sans haine et sans désir de vengeance, s’il lui est arrivé d’entrevoir, fût-ce durant une fraction d’éclair, l’ombre du reflet de la Gloire de Dieu, ne peut plus désormais entretenir d’autre désir ni accepter d’autre espoir. La fatigue physique ou morale n’y entre pas pour une part importante, mais un autre sentiment plus grave et plus viril. À force de ne connaître l’homme que par ses seuls actes de cruauté, de férocité, de bassesse, de trahison, d’inintelligence et de malveillance, comme c’est le cas pour nous, on éprouve une sorte d’appel mystique qui amène à penser que désormais la vision de Dieu, s’Il l’accorde, peut seule permettre d’aimer, de tolérer, de concevoir l’homme.
22-IX-1948. Je serais capable de supporter toutes les souffrances qui me sont réservées et d’en faire à Dieu le sacrifice expiatoire, mais j’en arrive au point où les souffrances des autres m’accablent. Vous ne pouvez imaginer ce qu’est de vivre constamment parmi des êtres qui souffrent trop pour leur force morale, trop pour leur force physique, trop pour leur intelligence, trop pour leur sensibilité, trop pour leur foi, trop pour leur charité, trop pour toutes les fibres de leur être.
L’heure vient où la pitié, si elle est sincère, ressemble à une maladie fiévreuse.
15-VIII-1948. L’âme trop dense et trop pleine ne trouve plus de mots. Les cherche-t-elle encore ? Elle ne les goûte plus ni ne les désire plus. Quand on se refuse à la haine, qui de toutes parts vous environne, l’existence ne peut consister qu’en une prière perpétuelle et perpétuellement solitaire.
10-IX-1948. Plus je vieillis, plus j’aime à écouter, d’autant plus qu’en somme cela ne me fait pas entendre davantage. Plus je vieillis, moins j’entends ce que les gens disent et plus j’entends ce qu’ils taisent. La grande voix de ce Silence, qui plane en ce moment sur l’humanité tout entière, me tient en suspens, fasciné.
25-IV-1949. Pâques. Mes heures d’épanouissement spirituel et d’effusion mystique cette semaine furent celles où, tous mes camarades couchés et dormant, à la lueur d’une chandelle vacillante, je lisais et psalmodiais pour moi seul les offices bénédictins, tandis que le vent de la mer chuintait à la fenêtre et que deux chouettes, sur les arbres proches, lui répondaient.
Dieu est bon pour moi ; je goûte de façon profonde la joie du détachement, sans ignorer qu’elle est aussi une tentation ; et je ressens avec tant de force le caractère apocalyptique de cette époque qu’à cette lumière je conçois la beauté de mon destin.
1-II-1950. Aujourd’hui j’ai rencontré le premier être entièrement humain que j’aie vu depuis le 19-VIII-1944. En lui tous les instincts sont intacts, et ceux de bonté jouent à plein. Il semble que ce soit un jeu, et personne n’y fait grande attention, mais moi je sais que ce jeu ne se joue que devant Dieu.
1-VIII-1950. Cette fois nous allons quitter Ré. Je quitte les derniers de mes amis libres, les arbres libres, les horizons libres, les libres nuages. Tout autour de moi désormais sera servitude, et tout en moi révolte contre la servitude, dans la liberté divine. Dieu ne peut plus tarder à me donner la mort qui est la paix.
Du mois d’août 1950 au mois de mars 1951, prison centrale de Fontevrault, une des plus dures de France.
23-IX-1950. J’ai dépassé l’infortune et le désespoir. Je sais désormais que la mort même est inutile. Et j’ai une raison de vivre. Pourtant je sens commencer l’agonie de mon corps.
Du mois de mars 1951 au mois de septembre 1951 : Angers, hôpital municipal, gardé à vue.
23-III-1951. La souffrance, quand on souffre à en mourir, de ne voir que des gens qui ne souffrent pas, qui ne comprennent pas la souffrance, qui considèrent la souffrance comme une simulation, deviendrait insupportable si l’âme n’était emplie de l’immense agonie de l’univers contemporain et ne se sentait, en face d’eux tous, seule en communion avec les vivants qui sauvent l’âme de notre temps : Mindszenty, Béran, Grosz...
Il arrive une heure où le son même des paroles humaines, quand elles viennent des hommes ou s’adressent aux hommes, semble insupportable. Seule la prière ne torture pas l’esprit en l’emplissant. Seule la prière s’offre à l’âme.
Bernard FAŸ, De la prison de ce monde,
Plon, 1974.
1. Il s’agissait de manifestations communistes organisées contre les détenus politiques de Saint-Martin-de-Ré par la cellule communiste de la prison et celle de La Rochelle.
2. Le curé de Saint-Martin-de-Ré était alors un ecclésiastique assez intelligent, mais il avait de mauvaises mœurs, pratiquait la simonie et servait d’espion parmi nous au directeur de la prison, dont il était l’agent salarié. Nous le savions, les offices religieux qu’il célébrait parmi nous étaient les plus grandes épreuves pour notre foi. Il fut démasqué. Au bout de dix-huit mois, ses supérieurs durent le muter et le priver de sa soutane.