Le Saint-Laurent

 

 

                                       I

 

Heureux le fils du Fleuve ! heureux qui voit ses flots,

Le chante et sur ses bords évoque ses héros,

Qui sait le contempler dans la paix de l’aurore,

Quand le calme géant se rosit et se dore

Et semble tout là-bas toucher le bleu du ciel.

L’Homme est grave devant ce Passant éternel,

Glissant, religieux, dans les aubes tranquilles,

Baisant les joncs, le sable et la robe des îles.

Depuis des siècles va le noble Fleuve vert

Porter son abondance au gouffre de la mer.

Il étale sa force aux pieds des promontoires,

Étire des reflets, de sommeillantes moires.

Imperturbable et beau, dominateur, il fuit,

Et son rythme orgueilleux nous retient devant lui.

 

                                       

 

Recueilli près du Fleuve, un poète qui songe

Transpose dans les mots sa gloire et le prolonge,

Rien ne berce le cœur comme le bruit de l’Eau...

Sa rumeur écoutée obsède le cerveau ;

Il nous semble osciller mollement avec elle ;

On se sent fasciner par sa voix solennelle.

Écouter le grand Fleuve enfler son bleu mouvant

Murmurer sous l’archet mystérieux du vent,

Lui prêter sa fierté, lui prêter la prière,

Une âme louant Dieu, saluant la lumière,

C’est vivre l’instant cher du poète inspiré,

C’est être créateur dans le matin sacré,

S’échapper dans un hymne, amoureuse mouette,

Un hymne où tendrement le Fleuve se reflète.

 

 

                                       II

 

Le Fleuve parle. Il parle à ceux qui sur la rive

Ont gardé le Passé dans leur âme pensive,

Qui nomment les aïeux dont l’amour diligent

Voulut sur l’horizon tant de « clochers d’argent ».

Il parle à qui s’éprend de sa puissance claire ;

Il est la transparence où se mire la Terre ;

Il est un bleu miroir pour l’arbre et le Héron ;

Il est un chant sans fin, il met le rêve au front,

Il est le serviteur de la famille humaine :

L’homme a fait un chemin de sa nappe sereine.

Dans le Golfe son hymne annonce un sol géant.

Par lui le Canada se chante à l’océan,

Proclame ses cités et ses terres fécondes

Et porte à l’univers le don des moissons blondes.

Par le fleuve indompté, jadis, lui vint la Croix

Avec le doux parler qui sema dans nos bois,

Sur le pays des lacs, sur les monts, dans la plaine,

L’idéal et le cœur de la France lointaine.

Cartier nous le donna, Champlain le fit français,

Cent héros morts pour lui le font cher à jamais

Aux premiers héritiers des jeunes Laurentides

Et leur race est liée à ses ondes limpides.

Les voiles de la Gaule illustrent son matin

Glissent dans sa légende et marquent son destin,

Toujours l’âme des Francs viendra de sa genèse.

Toi, qui bâtis Québec au front de la falaise,

Toi, qui gardes leur langue et le Lys, leur honneur,

Laisse la voix des flots descendre dans ton cœur.

 

 

                                       III

 

Chaque pays est fier du fleuve qui l’arrose.

L’orgueil remplit ses fils quand leur regard se pose

Au lever des matins sur sa limpidité.

Voir au front de ses eaux se mirer la cité,

Le clocher, le village et les champs où l’on sème ;

Y trouver les couleurs d’un horizon qu’on aime ;

Songer que tout enfant son bruit nous a bercé,

Que le sang d’une race, autrefois fut versé

Pour défendre la rive où le Ciel nous fit naître,

Toute cette douceur, enchaîne à lui notre être.

Toi, le fils des Grands lacs, qui pourrais en ton sein

Mêler ces deux ruisseaux, la Tamise et le Rhin,

Toi, qui te gorgerais, sans hâter ton voyage,

Des ondes de l’Oder, de la Seine et du Tage,

Ô Saint-Laurent, ô Nil que Dieu créa pour nous,

Fleuve aux flots accueillants, majestueux et doux,

Fleuve où chantent les mots de la France bénie,

Quand c’est toi qu’on célèbre on voudrait du génie,

On voudrait pour crier tout l’orgueil laurentien

La splendeur de Mistral, ou l’art virgilien.

Pourtant puisque je t’aime et que ton flot m’inspire,

Je te chante, beau Fleuve, orgueilleux de ma lyre.

Ah ! reçois de ton fils cet hommage attendri.

Comme un prélude au chant sublime, au large cri

Qu’un Homère demain jettera vers ton onde,

Je murmure ces vers, Titan du Nouveau Monde.

 

 

1917.

 

 

 

Albert FERLAND.

 

Recueilli dans Les soirées de l’École littéraire de Montréal, 1925.

 

 

 

 

 

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