J’ai brisé des vies
Non, ne dites pas que je suis bon. J’ai tué des êtres
Moi aussi. Ils ne demandaient pourtant qu’une humble
Vie à fleur de terre,
Et n’en voulaient nullement à cet arrogant
Qu’est l’homme. Ne se contentaient-ils pas d’un grain menu,
D’un mince fil d’herbe ?
C’était une fête, pour eux, qu’une goutte de rosée,
Un paradis pour l’un qu’un rai de soleil et pour l’autre
Que le noir même de la nuit.
Je les ai tués. Non pas dans l’ardeur d’un combat :
Même pas l’âpre volupté du risque !
Avec l’oisive indifférence
De qui arrache une petite feuille, laisse
Une minute passer et n’y pense plus.
Voici, je pense à toi, je veux penser à toi, ma victime
D’il y a un instant, toi, l’infinitésimal
Corpuscule. Tu avais chu sur mon feuillet,
Puis de tes petites pattes
Admirables tu courais, sans savoir
Rien !...
Sublime héroïsme du poète
Qui dans ses vers manipule la beauté !
Un crime, oui. Pourrais-je croire,
Parce que minuscule était ton corps, que je suis pardonné ?
Serait-ce au mètre que se mesure le meurtre ?
Créatures aussi, ces petits êtres : dans l’immense
Tourbillon de l’univers,
Poussière de vie, eux aussi. Et tout cela,
Chétives ailes irisées, tout petits yeux
Qui à l’instar des nôtres voient et distinguent,
Mouvement de mécanismes invisibles
Mais parfaits, tout cela ne t’apparaît-il pas, à toi le superbe,
Comme le miroir de Dieu ?
Dieu souverain, je m’accuse. J’ai arraché la vie
À de vos créatures. Je ne suis pas bon : j’ai tué.
Condamnez-moi à méditer sur la patience
De l’araignée, sur les fourmis laborieuses,
Sur les mille-pattes étranges comme les épis
Du froment, sur la riche palette
De telles chenilles que j’écrasai d’un pied
Poussé par la colère (ah ! la douceur, par contre,
De ramener à la fenêtre un imprudent
Hanneton, et de le voir à nouveau planer,
Bourdonnement doré, dans le soleil !)
Au remords condamnez-moi pour tous les êtres
Auxquels j’ai arraché la vie.
Et si je devais être encore tenté de briser une existence,
De grâce, Seigneur, arrêtez, arrêtez ma main.
Lionello FIUMI.
Traduit par Henri Bédarida.
Recueilli dans Lionello Fiumi,
par Roger Clerici,
Seghers, 1962.