Barba la fileuse
J’aime à la rencontrer : de sa face plissée
Le temps et le chagrin ont flétri les contours,
Son pas est ferme et lent, sur sa taille affaissée
Elle semble porter le fardeau de ses jours.
Ses jours ont été pleins : dans sa maison d’argile
Dix rameaux ont fleuri, dix enfants lui sont nés ;
Les corps avaient du pain, et l’âme, l’Évangile...
Qui de tous les souffrants fait des prédestinés.
Les blonds enfants poussaient sous le vieux toit de chaume ;
Jeûnant toujours de vin, mais jamais de soleil ;
Du sarrasin en fleur on respirait l’arôme.
Dans les veines coulait un sang vif et vermeil.
Mais sur les pauvres nids plane un vautour sauvage
Qui se nourrit, hélas ! de larmes et de sang :
La Misère, aux yeux creux, qui porte l’esclavage
Et la honte et la faim en son terrible flanc.
Un jour il s’abattit sur la pauvre masure.
Le père était parti pour un monde meilleur ;
Chez la veuve il trouvait une large pâture,
Et de son bec de fer il entrouvrit son cœur.
Son dernier-né vivait encore de sa vie ;
Un jour il expira sur le sein maternel.
On ne boit pas en vain quand la source est tarie ;
Le lait nourri de pleurs peut se changer en fiel.
Un autre le suivit, un enfant blond et frêle.
Le portrait de Barba, son orgueil, son amour :
L’enfant au bleu regard, au teint de demoiselle,
S’étiola, sentant le souffle du vautour.
Barba le combattait pied à pied : dans son âme,
Elle s’humiliait de mendier son pain ;
Et pourtant, chaque jour, on vit la pauvre femme,
Le bissac sur le dos, le bâton à la main.
Suivant de son pays la touchante habitude,
Elle arrivait priant à haute et claire voix,
Et puis elle attendait dans une humble attitude,
Et partait en faisant un grand signe de croix.
L’hiver, de son rouet le ronflement sonore
Berçait en même temps les enfants, les soucis ;
Pendant l’été brûlant elle allait, dès l’aurore,
Glaner dans les sillons une moisson d’épis.
Un jour vint où Barba vit sa cabane pleine
De garçons doux et forts, de filles au front pur ;
Elle pouvait les voir travailler dans la plaine.
Plus d’un portait envie à son bonheur obscur.
Où sont donc aujourd’hui garçons et jeunes filles ?
Où sont les fleurs d’hier, qu’effeuilla le passant ?
Où sont les blonds épis tombés sous les faucilles ?
Du sinistre vautour j’entends le vol puissant.
L’État vint le premier, prenant ses airs de maître.
Allons, de beaux soldats, de hardis matelots !
À la loi douloureuse il fallut se soumettre :
L’un mourut dans les camps, et l’autre dans les flots
Et les filles aussi, quittant l’humble chaumière,
Coururent au buisson suspendre leur essaim.
Pour consoler le cœur de la vaillante mère,
Restait la blonde Annah aux yeux de séraphin.
Mais Annah se savait jolie, et vers la ville
Elle allait trop souvent montrer sa croix d’argent,
Et sa jupe éclatante et sa mine gentille.
Vers l’abîme entrouvert elle allait en riant.
À son nom seul, on voit courir sons la peau noire
Le sang nourri de foi, l’honnête sang breton :
Ne racontez jamais devant Barba l’histoire
D’une fille qui prête une oreille an démon.
Ce dernier coup faillit briser la pauvre veuve :
Elle prit du tombeau le ténébreux chemin ;
Puis elle se trouva plus forte que l’épreuve :
Le corps était de chair, mais l’âme était d’airain.
Je savais les malheurs de la vieille fileuse ;
Les rides de son front racontaient sa douleur ;
Je la voyais paisible et bien souvent joyeuse.
Quelle était donc la source où s’abreuvait son cœur ?
Je connais des souffrants dévorée par l’envie,
Sombres ou révoltés, mornes ou furieux.
Barba souffrait en paix, sans maudire la vie.
Pourquoi ? Je lui soumis mon désir curieux.
Elle ouvrit doucement son corset d’étamine :
Un ruban noir flottait contre son cou flétri,
Une petite croix brillait sur sa poitrine ;
Sur son corps décharné reposait Jésus-Christ.
Et son regard, éteint par les pleurs et la fièvre,
Eut un rayon divin, un éclair immortel ;
Sur l’image de cuivre elle posa la lèvre
Et dit : « Jésus est mort pour m’acheter le ciel. »
Jésus ! le ciel ! Ces mots racontaient son histoire.
Ô penseurs qui doutez, avez-vous entendu ?
Tout misérable peut aimer, souffrir et croire,
Et conquérir par-là le paradis perdu.
Zénaïde FLEURIOT.
Paru dans La Semaine des Familles en 1875.