Au carrefour de la douleur

 

 

                            Au Rév. Père B... et à Francis Jammes.

 

Me voici donc, Seigneur, enveloppé de vous !

L’ombre de votre main pèse sur ma pauvre âme ;

Et comme en une cage ardente un lion fou

          Mon être est cerné par vos flammes.

 

À travers le buisson brûlant de mes douleurs,

J’ai l’épouvantement d’entrevoir votre face :

Rien ne peut dégager l’affre de mes terreurs

          De l’étreinte qui me terrasse.

 

Je sens ma destinée close de toutes parts

Et qu’ont été murés les jours et les issues,

Je suis, comme aux abois, traqué par vos regards,

          Seul sous votre implacable vue.

 

Est-ce vraiment enfin la dure vérité ?

Est-ce par vous qu’est poursuivi mon cœur rebelle ?

Est-ce là, sans erreur, qu’est votre volonté ?

          Est-ce votre voix qui m’appelle ?

 

Est-ce ainsi qu’il vous faut que je sois devenu :

Hagard, le cœur béant, malade et solitaire,

Comme un enfant abandonné, sans force et nu,

          Hurlant pour appeler sa mère...

 

Ai-je usé jusqu’au fond ma force de souffrir,

Et ne désirez-vous que ma seule faiblesse ?

Affirmez-vous ainsi le vouloir de fleurir

          Surtout parmi notre détresse ?

 

J’ai pensé vous trouver sur les chemins d’orgueil

Où ma raison suivait la superbe Science,

Mais vous étiez absent des porches et des seuils

          Où s’étalaient les évidences.

 

Obstinément, Seigneur, vous demeuriez caché

– Diamant dans le bloc de la dure Misère –

Et j’ai dû, pour vous plaire, à tâtons vous chercher,

          Flairer, vague et noir, le mystère ;

 

Pour distinguer vos traits parmi l’obscurité,

Pour sentir sur mon cœur vos indicibles charmes,

Vous vouliez que mes yeux, dardés sur vos bontés,

          Fussent brouillés, brûlants de larmes.

 

                                *

                            *      *

 

Si bien que vous m’avez, de toute éternité,

          Couvé sous votre amour terrible !

À travers les erreurs, les maux, les vérités,

          Sur moi, vous veilliez, inflexible :

 

Ainsi que vous aviez sauvé vos serviteurs,

          Jadis, des eaux obéissantes,

Ainsi sur les écueils de ma vie, ô Seigneur,

          Se posa votre main puissante.

 

Or, me guettait l’amour aux lentes voluptés

          Et ses innombrables prestiges ;

Mais m’altérant d’infini, vous m’avez sauvé

          De l’amour, affolant vertige.

 

Puis je rêvai, plus tard, aux quinquets lumineux,

          Ma trace en or dans les mémoires,

Mon nom traînant un beau sillage glorieux ;

          Vous m’avez sauvé de la gloire.

 

Tel un lourd papillon ébloui dans le soir

          Se brûle en un radieux songe,

Je crus en ma raison comme en l’unique espoir ;

          Vous m’avez sauvé du mensonge.

 

Un vaste enivrement me poussait, plein d’ardeur,

          Vers les noires plèbes en houle ;

Je me vis, pour un temps, apôtre rédempteur ;

          Vous m’avez sauvé de la foule.

 

Ce fut alors le rêve écroulé, le dégoût,

          Le glissement vers l’ombre étrange,

D’équivoques oublis... Mais rudement, d’un coup,

          Vous m’ayez sauvé de la fange.

 

Et s’endormait enfin mon âme, en des pays

          De haines et de somnolences,

Mais l’insulte me fut jetée par « vos amis » ;

          Vous m’avez sauvé du silence.

 

Et vous m’avez sauvé de toutes les splendeurs

          Comme de toutes les chimères :

De l’Art, de la Clarté, de la Paix, du Bonheur,

          De la Santé, de la Lumière :

 

Vous m’avez dépouillé de tous mes vains espoirs,

          Vous avez mis mon rêve en cendres,

Et vous m’avez voulu, pantelant, dans le noir,

          Capable enfin de vous entendre ;

 

Vous avez agrandi mon désert, vous avez

          Rendu sourd et noir mon abîme,

Et vous m’avez poussé, suffocant et noyé,

          Loin de n’importe quelle cime ;

 

Vous avez fait la nuit totale autour de moi

          Ainsi qu’en moi la solitude ;

Et quand vous eûtes calciné mes vieux émois,

          Affolé mes inquiétudes,

 

Lorsque je fus si loin de mon pauvre univers

          Que rien n’en pouvait plus m’entendre,

Lorsque, de mes appuis les plus forts, les plus chers,

          Nul ne tenta de me défendre,

 

Lorsqu’il ne resta plus de moi, de ma raison,

          De mes vouloirs inébranlables,

De mes vieux rêves, rien, qu’un paquet de haillons,

          Rien qu’une loque lamentable,

 

Alors mon désespoir sentit tout près de lui

          Un souffle doux comme une grâce,

Frais comme une caresse errante dans la nuit,

          Et je vis dans l’ombre une Face :

 

Cette Face pleurait mes larmes et mes pleurs.

          Son regard, ivre de tendresse,

Me contemplait avec un immense bonheur ;

          Et tout fondait de ma détresse.

 

Puis un soupir, un chuchotement me sembla

          Monter comme un parfum de mousse.

« Enfin, tu m’as trouvé, cher enfant, je suis là ;

          Oui, c’est moi », dit une voix douce...

 

 

 

Albert FLEURY.

 

Recueilli dans les Suppléments à l’Anthologie

des poètes français contemporains, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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