Sur la foi

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FLORENSKY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CE pont qui conduit quelque part, peut-être à l’autre bord, supposé, de l’abîme, à l’Éden des joies spirituelle sans déclin, et peut-être qui ne mène nulle part, c’est la foi. Il nous faut soit succomber à l’agonie sur notre bord de l’abîme, soit marcher à l’aventure et chercher « une terre nouvelle » où « vit la justice » (II Pier. III, 13). Nous sommes libres du choix, mais nous devons nous décider soit pour l’un, soit pour l’autre. Ou bien la quête de la Trinité, ou bien la mort dans la démence. Choisis, ver et néant : tertium non datur !

C’est peut-être d’avoir médité sur la nécessité de ce choix qui donna l’idée à Blaise Pascal de parier sur Dieu. D’une part, il y a tout, mais ce n’est pas encore sûr. De l’autre, quelque chose, pensera le sot ; mais pour celui qui l’a apprécié à sa juste valeur, ce quelque chose n’est absolument rien sans cette autre chose, et il est tout si cette autre chose est trouvée. Toutefois, si l’avantage d’un tel échange apparaît aussitôt à la pensée abstraite, il n’est pas aussi facile de traduire celle-ci dans le domaine de la vie psychique concrète ; telle une bête blessée, la séité atteinte se débat... L’homme pensant a déjà compris que sur ce bord il n’a rien. Mais s’engager sur le pont !... Il y faut un effort, une dépense d’énergie. Et si cette dépense ne servait à rien ? Vaut-il mieux se tordre dans les spasmes devant le pont ? Ou alors marcher sur le pont, peut-être sa vie durant, dans l’attente perpétuelle de l’autre rive ? Que vaut-il mieux : mourir sans cesse, peut-être en vue de la terre promise, geler dans les glaces du rien absolu et brûler dans la fournaise continue de l’épochê pyrrhonique ? Ou épuiser ses dernières forces, peut-être pour une chimère, un mirage, qui s’éloignera à mesure que l’on s’efforcera de l’atteindre ? Je reste, je reste ici. Mais la torture de l’anxiété, l’espérance soudaine ne me laissent même pas expirer en paix. Alors je me dresse et m’élance. Le froid d’un désespoir non moins soudain me fauche les jambes, l’épouvante s’empare de mon âme. Je me précipite en amère.

Aller et ne pas aller, chercher et ne pas chercher, espérer et désespérer, craindre de perdre ses dernières forces et les perdre encore bien plus à cause de cette crainte, en se jetant en avant et en amère. Quelle est l’issue ? Où est le havre ? Où, auprès de qui chercher un secours ? « Seigneur, Seigneur ! si Tu existes, aide mon âme insensée, viens Toi-même, conduis-moi Toi-même vers Toi ! Que je le veuille ou non, sauve-moi 1 ! Ainsi que Tu le peux et que Tu le sais, donne-moi de Te voir. Attire-moi par la force et par les souffrances ! »

Dans ce cri d’un désespoir extrême est le début d’une nouvelle étape de la philosophie, le début de la foi vivante. Je ne sais si la Vérité existe ou non. Mais je sens de tout mon être que je ne puis m’en passer. Et je sais que si elle existe, elle est tout pour moi : et la raison, et le bien, et la force, et la vie, et le bonheur. Peut-être n’existe-t-elle pas, mais je l’aime. Je l’aime plus que tout ce qui existe. Je la traite comme si elle existait et cette vérité peut-être inexistante, je l’aime de toute mon âme et de toute ma pensée. Pour elle, je renonce à tout ; même à mes questions et à mon doute. Moi, qui doute, je me comporte avec elle comme quelqu’un qui ne doute point. Moi qui suis sur la rive du néant, je me tiens comme si je me trouvais sur l’autre rive, au pays de la réalité, de la certitude et de la connaissance. Par le haut-fait triple de la foi, de l’espérance et de l’amour, je surmonte l’inertie de la loi d’identité. Je cesse d’être moi, ma pensée n’est plus ma pensée ; par un acte incompréhensible, je rejette l’auto-affirmation de « Moi = Moi ». Quelque chose ou Quelqu’un m’aident à sortir de mon emprisonnement en moi-même. Selon saint Macaire le Grand, « la Vérité elle-même détermine l’homme à la chercher » 2. Quelque chose ou Quelqu’un éteignent en moi l’idée que le Moi est le centre des recherches philosophiques ; je la remplace par l’idée de la Vérité même. N’étant rien sinon à moi-même le seul donné, moi, qui suis donné à moi-même, je renonce à cette possession unique, d’une manière inconcevable, et j’apporte à la Vérité le seul sacrifice qui m’incombe ; et encore, ce sacrifice, je le fais non de moi-même, mais par la vertu de la Vérité même. De même qu’auparavant la séité de péché se mettait à la place de Dieu même, maintenant, avec l’aide de Dieu, je mets Dieu à ma place, Dieu qui m’est encore inconnu, mais auquel je tends et que j’aime. Je secoue la peur de ce qui va m’arriver et, d’un geste décidé, j’opère. Je quitte le bord de l’abîme et je m’engage d’un pas ferme sur le pont, qui va peut-être s’effondrer.

Mon sort, ma raison, l’âme même de toute ma recherche, l’exigence de la certitude, je les remets entre les mains de la Vérité. Pour elle, je renonce à la preuve. C’est en cela que consiste la difficulté de l’œuvre : l’on sacrifie ce que l’on a de plus précieux, son dernier bien, et l’on sait que si là encore il n’y a qu’illusion, que si même ce sacrifice est vain, il n’y a plus de recours. C’est le moyen ultime. Si la Vérité Tri-Unique elle-même n’existe pas, où la chercher ? Alors, quand on s’engage sur le pont de la foi, on décèle une nouvelle profondeur dans l’épître aux Hébreux : « La foi est la réalisation de ce que l’on espère et la preuve de ce que l’on ne voit pas » (XI, 1)...

 

 

 

Paul FLORENSKY, La colonne et le fondement de vérité,

L’Âge d’Homme, 1975. (Traduit par Constantin Andronikov.)

 

Recueilli dans La Russie retrouve son âme,

numéro de juin 1967 de la revue La Table ronde.

 

 

 

 


1 Cf. l’exclamation d’une jeune fille qui cherchait Dieu, voir P. FLORENSKY, Problèmes de la connaissance de soi à la lumière de la religion (en russe), saint Serge, 1907, lettre II, p. 17, « Le chrétien », 1907. 

2 S. MACAIRE LE GRAND, Entretien 73, Migne P.G., T. XXXIV, col, 525.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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