La plainte du lion de pierre
La nuit coulait en arômes agrestes
Jusqu’au cœur las des corolles modestes.
Tout à coup fatiguée et cherchant un appui,
J’avançai vers ce bloc de pierre qui reluit
Sous un ruisseau de lune et dont l’ombre immobile
Décalque les regrets du grand fauve débile.
Un long frisson secoua sa torpeur
Lorsque mes bras nouèrent leur blancheur
À l’entour de sa tête étonnée et rugueuse.
Du lion poussiéreux l’image douloureuse
Vibra tragique et fière et déchira soudain
D’une dolente voix le calme du jardin :
« Est-il enfin quelqu’un qui s’apitoie
Sur les tourments de mon corps, morne proie
D’un sauvage destin ? » Ô la tendre fraîcheur
De ces deux mains d’enfant qui dessillent sans peur
Ma paupière ternie où gîte la détresse !
Jeune âme sensitive, élargis ta caresse,
Prolonge-la jusqu’au noir de la nuit.
Ton chant naïf s’échappe comme un fruit
Où mord mon cœur vorace, insoumis à l’horrible
Entrave qui contraint mon rêve incoercible.
Mon rêve ! Ah ! voir mollir mon corps pétrifié !
Sentir courir en lui mon sang vivifié !
Et puis, bondir vers ce qui chante et vibre
Dans la forêt là-bas ! Être enfin libre !...
Je n’ai jamais connu ce plaisir souverain
De m’éveiller la nuit près d’un étang serein,
Au bruit que fait le tigre écumant et farouche.
Puis, sur un craquement de joncs secs et de souche,
Secouer l’air muet d’un ténébreux
Rugissement ! Pencher mon corps fiévreux
Sur le jeu frais de l’eau qui ruisselle et clapote
Sous ma lèvre brûlante. Et quand le simoun flotte,
Enfoncer mon sommeil au désert tout un jour,
Sur le sable houleux incruster mon pied lourd ;
Fondre en mon être errant et frénétique
Les feux, les chants, les parfums des tropiques !
Jusqu’au fond de la jungle égarer mon désir
De vorace, bachique et criminel plaisir !
Promener mon beau rêve où fleurissent les sentes,
En gonfler ma marine altière et frémissante !
Ah ! d’exalter ce bonheur ignoré,
De regrets fous mon cœur est déchiré !
Je meurs désespéré sous cette écorce grise
Qui comprime à jamais mon âpre convoitise !
Séché par le néant de mon rêve entêté,
Sous les jets insensés du long soleil d’été,
Je ne suis plus qu’une triste statue
Que la frayeur d’un œil d’enfant salue.
Et dans mes yeux creusés par l’orage cinglant,
Le bras d’un maraudeur lance parfois des glands.
Quand les jets de rosée irisent la verdure,
L’odeur du laurier blanc où de la pomme mûre
Vient me cingler la face, et des baisers
Pointus d’oiseaux qui veulent s’aiguiser,
Ricochent sur mon flanc insensible et rigide.
Je me perds hardiment pour étreindre ce vide
Dans l’effrayant mystère où sombrent les saisons,
Et je plains les humains pour cet honneur qu’ils ont
D’apparenter leur âme à la nature
Qui la ravit d’une exquise torture !
Quand le râle dément du redoutable hiver
Croule en soufflets glacés sur mon torse couvert
D’une mante en verglas, la froide indifférence
De quelques promeneurs frileux, sur ma souffrance,
Tombe plus froide encor. Si je pouvais
Au moins river mes regards vers la paix
Indulgente et pieuse où brûlent les étoiles,
J’apaiserais l’ennui qui m’étreint jusqu’aux moelles
À déchiffrer le ciel des soirs miraculeux !
Quand tu viens incliner sur mon front rocailleux,
Ton blanc minois, petite fille ardente,
Je te dirais ces phases étonnantes
Où gravite le feu des sphères qui tournoient,
Lorsque dans le lointain les chiens captifs aboient...
Assieds-toi donc un peu sur mon dos ascétique,
Ta voix douce éteindra ma fièvre fantastique
Et nous serons, si tu veux, deux amis
Que les passants pourront croire endormis,
Alors que sous la brise où les feuilles soulèvent
L’odorante clarté des silences qui rêvent,
Nous pleurerons à deux nos destins opprimés.
Car je sais, mon enfant, que tes pieds enflammés
N’étaient pas faits pour l’humaine conquête.
Et nous prierons, en fervente requête
Auprès du Dieu qui doit te ravir pour toujours,
Et c’est beau que pour Lui tu souffres tous les jours !
Tandis que moi je suis cette pierre inutile,
Ce martyr que le ciel aura voulu stérile !
Marie-Anna FORTIN,
Bleu poudre, 1939.