Ceux que Dieu a connus d’avance
par
FRANÇOISE
I
Ceux que Dieu a connus d’avance, il les a
aussi prédestinés à être conformes à l’image
de son Fils, afin que son Fils soit le
premier-né d’un grand nombre de frères.
Saint Paul aux Romains, VIII-29.
Qui de nous, aux heures de fatigue, ne s’est pas demandé ce qu’il fait dans cette vie, pourquoi la jeunesse doit passer sans apporter l’enivrement qu’on n’a pu, si longtemps, s’empêcher d’attendre, pourquoi ce sort douloureux et morne, pourquoi cet anéantissement de tout ce qu’on sentait en soi de possibilités ? Cependant, comme un faible instinct, au milieu du chemin tout enlisé dans les sables s’affirme le pressentiment d’un large horizon.
Et voilà notre espérance invincible et timide : découvrir que toute cette désolation et cet ennui ne sont que l’envers et le support et la matière du bonheur, que chacun de ces appauvrissements est orienté vers une plénitude, et que le plus petit détail de cette vie en apparence sans objet concourt à réaliser un grand destin. Car il ne nous suffit pas d’une certitude future ou théorique : c’est ici, c’est maintenant, c’est dans le réel même de nos jours et à chaque pas que nous voulons la saisir.
« Ceux que Dieu a connus d’avance, dit saint Paul, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils. » J’écoute le mot de toute vocation, il me donne le sens de ma vie : ressembler au Christ, pour devenir le frère du Christ, l’enfant de Dieu... « Voyez, dit saint Jean, quel amour le Père nous a témoigné, que nous soyons appelés enfants de Dieu, et que nous le soyons en effet ! »
On se dit : si ce n’est pas moi, ce sera le voisin. On ne sait pas à quel point on est irremplaçable. Pauvres vaniteux, ignorants de notre prix ! Tu es unique, nul n’est pareil à toi, il n’existe aucun être sur la terre qui puisse jamais te remplacer, si tu défailles, car il différera toujours de toi par quelque chose de plus, quelque chose de moins. On ne trouverait pas deux feuilles identiques dans le monde entier, et encore moins deux êtres, deux destins, et si tu te dérobes, l’éternité sera vide de cette ressemblance du Christ qui ne pouvait se réaliser que par toi.
Car « il n’y a qu’un Christ », mais son image, manifestée à travers toi, à travers moi, sera aussi différente que le thème joué par la flûte est différent lorsqu’il est repris par les violons. Le son unique de chaque voix qui dit oui traduit un aspect unique de l’unique réalité du Christ, et l’infinie diversité des êtres doit reproduire toutes les expressions de ce visage : ainsi, les facettes du prisme font épanouir les couleurs que renfermait la simplicité de la lumière.
Comment ne pas chérir les moindres détails de notre vie, puisque c’est dans la réalité de cette vie que Dieu nous a prévus pour « révéler en nous son Fils » ? Quand les circonstances insurmontables montrent par leur nécessité même qu’elles sont l’instrument de sa volonté, pourquoi nous attarder à souhaiter des circonstances plus propices ? N’y a-t-il pas quelque aveuglement à regretter, par exemple, une vocation irrévocablement brisée ? C’est vouloir être plus sage que Dieu. La destinée suprême est pour chaque être celle-là précisément que Dieu lui donne : seul climat où puisse fleurir en lui cet aspect de Jésus qui ne serait le même dans aucun autre cœur.
II
S’offrir par les humiliations aux inspirations.
Pascal.
Faut-il considérer les êtres et leurs destins seulement dans ce qu’ils ont d’unique, d’irremplaçable, de diffèrent ? Si nous n’avons pas la force de regarder avec liberté le présent qui nous étreint, il n’est que de se tourner vers la vie écoulée pour y discerner, à travers une apparente incohérence, comme un grand courant où nous sommes entraînés : cette orientation imposée par les évènements extérieurs met une communauté entre tous ceux qui partagent le même sort.
Prétendre définir l’homme qui a une maladie en disant : « C’est un malade », serait aussi sommaire que de décrire l’homme valide en disant : « C’est un bien portant. » Chaque malade a son secret qui ne peut être dit que par lui. Tous les malades, cependant, sont dirigés vers la même Jérusalem. La fraternité qui les unit n’est pas seulement celle de la souffrance morale et physique : tous les malades vivent dans l’humiliation.
Cette humiliation tient pour une part à l’état même de maladie, comme l’humiliation du grand malade, plus assujetti qu’un enfant et qu’on ne laisse jamais seul ; ou la petite humiliation cuisante du malade qui peut prendre le train mais qui n’est pas capable de faire lui-même sa valise ; ou l’humiliation intellectuelle du malade qui sent diminuer sa puissance d’attention ; ou l’humiliation morale du malade trop affaibli pour dominer l’émotion, et qui sanglote en public... À quoi bon énumérer ? Chacun sait bien ce qu’il souffre.
L’humiliation intérieure est complétée par celle qui vient d’autrui : l’infériorité où le malade est établi par les bien portants de qui il reçoit tout ; l’autorité que prend celui qui marche vite sur celui qui ne peut pas avancer ; la pitié indulgente des visiteurs, et quelquefois leur dégoût, leur mépris ; les encouragements faciles des gens qui imaginent mal l’épreuve du malade et qui lui enseignent avec aisance les divers moyens de la surmonter...
Beaucoup cherchent à se défendre par une volonté de raidissement et de résistance : peut-être négligent-ils la plus belle part de leur vie. Car il peut paraître fort étrange de considérer comme un bien l’état d’humiliation continuelle où le malade est réduit ; et pourtant, ne lui donne-t-il pas une particulière aptitude à obtenir la vertu d’humilité ? Le jeune conquérant volant de victoire en victoire au milieu des cris de triomphe, qui l’enfoncera dans le silence intérieur où l’on se voit mendiant au seuil de la plénitude ?
La maladie est peut-être avant tout une vocation à l’humilité. Mais l’humilité n’est guère prisée, on l’accuse d’être cause de désespoir et de déchéance. Et c’est vrai que les vertus sont des glaives terribles et que toujours en nous une complicité avec la mort nous incline à nous en servir pour nous tuer. Il y a une humilité fausse qui n’est qu’amertume et désertion : c’est le découragement, c’est la tristesse ; sous couleur de se soumettre, on s’appauvrit dans l’accoutumance, on ne réagit plus, on se dit : À quoi bon ? Et tout cela est aussi éloigné de l’humilité véritable que l’orgueil du malade qui se console de souffrir en méprisant les heureux.
La vraie humilité oriente l’âme vers le bonheur : le bonheur d’être uni à Dieu et au prochain par cette union étroite de celui qui donne avec celui à qui tout est donné. L’humilité détruit les séparations ; ce sont les retours sur soi qui isolent les êtres, mais l’âme humble s’est oubliée. Elle n’est plus qu’un regard vers Dieu, elle attend tout de lui, comme un faible petit enfant dans les bras de sa mère : et la mère comblée de joie regarde le pauvre petit enfant qui n’est rien, et pense qu’elle n’a pas de plus cher trésor.
Sainte humilité, vertu sans lyrisme, adhésion muette au réel, limpidité du cœur livré, comment ne pas bénir les douleurs qui la créent ? L’âme se tait. Dans le silence fidèle, elle écoute le secret du Père, le nom unique qui lui est confié pour qu’elle le prononce de tout son être ; et Dieu lui dit tout bas : Jésus.
FRANÇOISE.
Paru dans Dialogues avec la souffrance, Spes, s. d.