Que c’est beau !
Que c’est beau, la beauté ! Je viens de voir la plaine
À l’infini du rêve ouvrir l’immensité ;
Je l’ai vue – et mon âme était vibrante et pleine –
Exhaler ses parfums comme une ardente haleine
Sous l’embrassade énorme et fauve de l’été.
Puis, à l’heure adoucie où s’allongent les ombres,
J’ai vu fuir, au lointain, plateaux clairs, replis sombres,
Moutonner ces frissons et leur diversité.
Les pointes des clochers, les carrefours des routes,
Les chaumes d’or portaient de lumineuses gouttes ;
Ces vagues frémissaient, elles scintillaient toutes...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! J’ai vu la mer mouvante
M’apporter âprement son grand cri révolté.
Je l’ai vue, effrayée et d’autant plus vivante,
Se tordre comme un cœur étreint par l’épouvante
Et noircir sous l’horreur d’un ciel ensanglanté.
Je l’ai vue entonner un merveilleux cantique,
À l’heure où le couchant s’ouvrait comme un portique
Pour verser la splendeur sur cette majesté ;
Les vaisseaux s’enfonçaient dans de l’or, dans des flammes ;
Là-bas, à l’horizon, on eût dit que les lames
Montraient du doigt le ciel en entraînant nos âmes...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! j’ ai vu les lourdes cimes
S’étaler fièrement dans leur éternité,
Avec leur cadre noir de gouffres et d’abîmes,
Comme d’étranges preux s’entoureraient de crimes
Pour donner plus d’éclat à leur sublimité.
Tandis que l’avalanche était en embuscade,
J’ai suivi, sur les rocs, des jeux fous de cascade ;
J’ai vu, chaque sommet atteint, vaincu, quitté,
D’autres dresser plus haut leurs poitrines guerrières ;
Midi brûlant dardait sur toutes ces barrières ;
On eût dit que le soir leur dictait des prières...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! J’ai vu la grande ville
M’envoyer les rumeurs de sa fébrilité ;
Je l’ai vue écumer dans la guerre civile,
Puis s’endormir, d’un air de géante immobile,
Sous un dais de silence et de solennité.
Je l’ai vue, à la fois semblable à la montagne,
À la plaine, à la mer, crier les mots du bagne,
Pleurer aussi d’amour ou rugir de fierté ;
Je l’ai vue, acceptant un deuil expiatoire,
Tomber à deux genoux sous les poings de l’Histoire,
Puis dresser, tout fleuris, des arcs pour la victoire...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! Loin des forêts hurlantes,
Caserne, usine, Bourse et toute la cité,
J’ai vu, tenant captif le vol des brises lentes,
Les vrais bois, pleins de fleurs, d’aromatiques plantes,
Les bois tout endormis dans leur félicité.
Ils s’ouvrent fraîchement comme de vertes îles ;
À notre lassitude ils offrent des asiles ;
Ils joignent la durée à la sécurité ;
Leur silence est calmant, leur accueil est amène ;
Vers ces consolateurs tout chagrin nous ramène ;
À l’être humain les bois ouvrent une âme humaine...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! J’ai vu le lac, qui semble
Jouer avec la grâce et la fluidité.
Tous les enchantements s’en exhalaient ensemble ;
Sa transparence avait la pureté qui tremble,
Mais de l’amour flottait sur cette pureté.
Le lac, heureux d’ouvrir sa coupe enchanteresse,
Offrait des profondeurs de charme et de tendresse,
Des mystères aussi, mais sans hostilité.
Dieu pouvait se mirer dans cet œil doux et grave.
Le lac chantait : « Je berce », et j’ajoutais : « Il lave »...
Quel purificateur amical et suave !
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! Je suivais les collines
Exquises de mollesse et de timidité ;
J’ai vu le château fort étaler ses ruines
Sur qui planait un ciel aux rougeâtres bruines
Comme un regret d’amour sur un cœur déserté.
Je l’ai vu, survivant aux joutes meurtrières,
Se parer de genêts, souffrir que des bruyères
Recouvrent son squelette informe et dévasté ;
Je l’ai vu porter haut sa poignante infortune,
Chauffer ses os brunis, cueillir, une par une,
Caresses de soleil ou caresses de lune...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! J’ai vu ces paysages,
Et d’autres, plus discrets, au charme velouté,
Des yeux profonds, de purs ou de mâles visages ;
Clarté des belles dents, geste auguste des sages,
Que de puissance, au monde, et que de volupté !
J’ai, dans le soir tombant, vu toiles ou statues
Rendre au contemplateur ses forces abattues ;
De ces rayons divins un reflet m’est resté ;
C’est un temple qui marche, où je me réfugie,
– Et je me dis, buvant de grands flots d’énergie
Dans la coupe tendue et pleine de magie :
« Que c’est beau, la beauté ! »
Que c’est beau, la beauté ! Qu’un drapeau se déploie,
Suivi par les soldais, par le peuple escorté,
Et tout pâlit d’émoi, tout tressaille de joie,
Et plus d’un fier regard s’attendrit et se noie,
Et mille cœurs ont pris l’essor précipité,
Sur ces fronts inclinés, ce drapeau qu’on déroule,
Ce chiffon rayonnant, cela fait d’une foule
Un seul être, de crainte et d’espoir agité.
Symbole impérieux, ce haillon nous entraîne ;
Même en des jours maudits, il suffit qu’on le prenne,
Et de la beauté passe, altière, souveraine...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! N’aurait-on qu’une église,
– Église de village, humble en sa vétusté, –
On y verrait glisser, sur la muraille grise,
L’or tiède et fugitif qui se fond et s’irise
Pour mettre la douceur dans cette gravité.
Une harmonie emplit les vastes basiliques ;
On y voit flamboyer les châsses à reliques
Sous la voûte paisible en sa sonorité ;
L’orgue y pousse sa plainte, y roule ses rafales.
Le Te Deum a des tempêtes triomphales,
Une invisible main glisse sur les fronts pâles...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! N’irait-on qu’au théâtre.
On se verrait, parfois, en plein ciel transporté ;
On frémirait avec le public idolâtre,
Lorsqu’un fervent effort de l’art opiniâtre
Où l’homme n’atteint pas hausse l’humanité.
Sous un vent d’héroïsme, au gré d’un rythme large,
Tout le meilleur de nous s’éveille et bat la charge.
L’infiniment petit devient l’illimité.
Un mot nous désespère, un mot nous transfigure,
Un mot met du soleil dans notre argile obscure
Tel lâche, avec ce mot, braverait la torture...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! N’aurait-on que le livre,
– Et ce suprême ami ne nous est pas ôté, –
On pourrait vivre encore, et même faire vivre,
Car le livre est ouvert sur les chemins à suivre,
Sur la foi patiente et sur la liberté.
Le livre, c’est le cri des poitrines muettes ;
Il fait couler en nous l’idéal des poètes
Comme un vin qu’on boirait dans un songe enchanté.
J’ai lu ; j’ai savouré cette indicible fête ;
Des amants, des héros ont vécu dans ma tête ;
Enivré, rayonnant, prosterné, je répète :
« Que c’est beau, la beauté ! »
Que c’est beau, la beauté ! N’aurait-on que l’extase
De contempler le ciel, ce grand cœur agité,
En le voyant qui rit, ou se voile, ou s’embrase,
On resterait ravi, sans trouver une phrase,
Devant tant d’art suprême et de fidélité !
Car le ciel, traversé toujours par ces nuages,
Les fait nous revenir après tant de voyages ;
Par la Toute-Puissance on le sent habité.
Plein d’azur pour nos jours, plein d’astres pour nos veilles,
Il nous voit travailler comme un essaim d’abeilles.
À qui lève les yeux il livre des merveilles...
Que c’est beau, la beauté !
Que c’est beau, la beauté ! C’est Dieu qui se révèle
Partout, dans la richesse et la simplicité ;
Toute chose diffère et toute chose est belle ;
Tout frissonne, tout parle et tout se renouvelle,
Et qui savoure tout n’a jamais tout goûté.
Un talus ombragé vaut une forêt vaste ;
Rien n’est indifférent à l’âme enthousiaste,
Tout est fait pour nourrir l’humaine volonté.
La Douleur voit nos yeux mi-clos... Elle les ouvre :
Un chaume, désormais, va nous sembler un Louvre.
Je voudrais embrasser tout ce que je découvre...
Que c’est beau, la beauté !
Charles FUSTER, Toutes les extases.
Paru dans L’Année poétique en 1906.