Croisés en marche

 

 

Quand, sur les rochers durs et les routes maussades,

Brandissant une hache ou traînant un épieu,

Les paysans obscurs, qu’on poussait aux croisades,

Marchaient, pour accomplir la volonté de Dieu,

 

Sans se plaindre jamais, ni douter moins encore,

Ils n’avaient qu’un espoir : dans la brume ou le vent,

Au crépuscule rose ou sous la blanche aurore,

Voir la Jérusalem se dresser au levant.

 

Jérusalem ! le but suprême du voyage !

À l’heure où, dans le ciel par degrés obscurci,

Montent, comme des tours, les cimes des nuages,

Cette horde, aux pieds nus, s’écriait : « La voici ! »

 

Les nuages fuyaient, et la troupe, déçue,

Vers le but plus lointain allait plus lentement ;

Mais, au tournant des bois, chaque ville aperçue

Agitait tous ces cœurs du même battement.

 

Le soleil était mort dans sa pourpre cuivrée.

Chaque soir, les dormeurs, en un rêve pareil,

Voyaient Jérusalem atteinte, délivrée,

Et leur réveil joyeux bénissait le soleil.

 

Ils s’avançaient ainsi. Dans l’espoir toujours jeune

Des lumineux parvis contemplés en rêvant,

Ils oubliaient les pieds saignants, le froid, le jeûne,

Et fouillaient du regard l’horizon décevant.

 

Devant chaque hameau juché sur une crête

Et qu’un rouge midi frappait de ses rayons,

Tous criaient à la fois, l’arme levée et prête :

« Est-ce Jérusalem, maître, que nous voyons ? »

 

Et le moindre couvent, la plus humble cabane,

Quelque roche bizarre, aux reflets embrasés,

Faisait chanter d’amour toute la caravane :

C’était Jérusalem apparue aux Croisés.

 

                                             *

                                         *      *

 

On nous a dit : « Allez sur les routes du monde.

Longtemps vous marcherez, vous souffrirez, longtemps ;

Vous aurez tout connu de l’angoisse inféconde,

Mais pour un but sacré vous êtes combattants.

 

« Le monde vous devra la suprême conquête.

Quand vous aurez, souffert, pâli, vieilli, lutté,

L’humanité captive, en son hymne de fête,

Saluera la justice avec la liberté. »

 

Et nous, impatients d’un but qui fuit sans cesse,

Au bout de chaque jour que l’attente abrégea,

Après chaque relais, nous crions, d’allégresse :

« Est-ce Jérusalem qu’on aperçoit déjà ? »

 

Jérusalem est loin encore. Au son des cloches,

Le jour n’est pas venu d’entonner l’hosanna,

Et, promis, mais fuyants, les temps ne sont point proches

Où tomberont les fers que l’homme se donna.

 

Mais nous restons pareils à ces naïfs ancêtres

Qui, dans l’illusion reprise à chaque instant,

Voyant briller les tours, redisaient à leurs maîtres :

« Ce n’est donc pas pour rien que nous souffrîmes tant ! »

 

Trop heureux sommes-nous, heureux comme ils le furent,

Nous, obscurs travailleurs, puisqu’enfin, chaque soir,

Dans le rêve divin que les douleurs épurent,

Notre idéal s’embrase aux pourpres de l’espoir.

 

 

 

Charles FUSTER.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1892.

 

 

 

 

 

 

 

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