Le grand frisson
Il est un grand frisson, le plus profond peut-être :
C’est celui du vieux prêtre
Courbé devant l’autel,
Tandis qu’autour de lui la ville saccagée
A des cris d’égorgée
Sous le couteau mortel.
L’église, où l’écho râle, est toute grande ouverte
Pour retarder la perte
Des fugitifs en pleurs ;
Ils espèrent encore y fuir le coup suprême :
On maudit, mais on aime
La vie et ses douleurs.
Le prêtre, lui, sait bien que dans quelques minutes
S’achèveront les luttes,
Se tairont les sanglots.
Sous ces voûtes, que Dieu prit pourtant pour demeure,
Le sang va, tout à l’heure,
Gicler à larges flots.
La prière pourra trouver des routes sûres,
Car ces mille blessures
Lui seront des chemins ;
Et, vers un Dieu d’amour, mais qui sait, qui tolère
Le meurtre et la colère,
Vont se tordre ces mains.
Puis elles deviendront de pauvres mains glacées ;
Les dernières pensées
S’éteindront dans ces yeux ;
Le vieux prêtre lui-même, après le froid du glaive,
Continuera son rêve
Chez les silencieux.
Mais son rêve est si beau qu’il suffit – ô dictame ! –
À soulever cette âme
Au-dessus de l’horreur,
Au-dessus de l’instant épouvantable et trouble
Dont ce bruit qui redouble
Est un avant-coureur.
Car il approche, il vient, le bruit, le bruit immense !
Il tombe, recommence,
Reprend, approche encor !
Ah ! quiconque n’avait que son or et sa vie
Ne peut plus faire envie :
Plus de vie et plus d’or !
Le prêtre eut mieux que l’or dont l’église ruisselle,
Dont l’autel étincelle
Sans en être plus grand ;
Sa vie – une très longue et très naïve enfance –
Il la donna d’avance
Au Dieu qui la reprend.
À l’instant où la brute avinée et farouche
Va forcer, sur sa bouche,
Le souffle à se glacer,
Il plaint, certes, tout ceux qui sanglotent ensemble,
Cette foule qui tremble
Avant de trépasser.
Mais il sent presque, en lui, des remords d’égoïste.
Car, bien loin d’être triste,
Hors du temps, hors du lieu,
De la poussière humaine il ne garde plus trace :
Dans l’autel qu’il embrasse
Il embrasse son Dieu.
Un frisson le saisit, un frisson grandiose ;
C’est une apothéose
Que cet instant dernier ;
C’est un beau lys, plus beau que tous les lys du cloître,
Qui, dans le sang, va croître
Au-dessus du charnier.
Un flot d’orgueil, dont le mourant n’est pas le maître.
Va l’étouffer peut-être...
Perdra-t-il sa vertu ?
Non. Il veut mourir mieux. À ce flot qui s’exalte
Tout bas il a dit : « Halte ! »
Le flot d’orgueil s’est tu.
Il ne demeure plus, dans l’âme du vieux prêtre
Si près de comparaître
Devant son Père et Roi,
Qu’un effroi vague, offert au Dieu de l’épouvante,
Car toute chair vivante.
Doit sa dîme à l’effroi.
Cette âme, par l’orgueil du sublime tentée,
Reprend l’humble montée
Jusqu’au calvaire noir,
Et peut-être craint-elle, en sentant qu’elle souffre,
Le vertige du gouffre,
Le déshonneur d’y choir.
Un grand cri... Quelques mains suppliantes, crispées,
Saignant sous les épées !
Faible comme un enfant,
Le prêtre va mourir ; ce n’est plus qu’un pauvre être...
Alors Dieu rend au prêtre
Son frisson triomphant.
Plus d’orgueil, de hautain et magnifique geste !
L’immolation reste
En sa simplicité.
La clair râle, mais l’âme heureuse ouvre sa porte,
Et le frisson l’emporte
En pleine éternité.
Charles FUSTER, Toutes les extases.
Paru dans L’Année poétique en 1906.