Souvenir
À MA SŒUR AÎNÉE
Fais ta prière et dors.
MA MÈRE.
Hier, un mal passager m’enchaînait sur ma couche ;
Ma mère à mon chevet, les lèvres sur ma bouche,
Ma bonne et tendre mère, un éclair dans les yeux,
Après m’avoir rendu ses soins doux et pieux,
Et de ses vieilles mains aux puissances magiques
Fait pénétrer en moi les forces magnétiques,
Fluides inconnus qui charmant la douleur
Vont atteindre le mal en passant par le cœur ;
Comme en mes premiers ans, ma bonne et tendre mère
Dans un baiser d’adieu m’a dit : « Fais ta prière,
» Repose, et dès demain tes maux seront guéris ;
» Fais ta prière et dors ; allons ! adieu, mon fils ! »
Cette sainte parole à mon esprit rappelle,
Après de longs hivers, la maison paternelle
Et l’orageux faubourg où nous avons grandi.
La discorde civile y berçait notre nid ;
L’aigle blessé, terrible à son heure suprême,
Disputait aux vautours son sanglant diadème ;
Les vautours, qu’on eût dits dans le secret du sort,
Rétrécissaient leur cercle en attendant sa mort,
N’osant trop affronter, sombre et lâche volée,
Sa serre redoutable encor que mutilée,
Qui gardait en tombant de son trône des airs,
Dans sa foudre en lambeaux, quelques restes d’éclairs.
Puis venaient des cent jours la marche triomphale,
Et la dernière lutte et la chute fatale !
Et puis les lâchetés, et par les trahisons
La France des géants livrée aux Myrmidons ;
Nos villes s’emplissant de sauvages cohortes ;
La vengeance des rois heurtant aux humbles portes,
Et sur d’obscurs sujets de stupides vainqueurs
Prélevant la rançon de quatorze ans de peurs :
Honte de notre histoire, et non assez flétrie !
Chaque jour des guerriers, honneur de la patrie,
Que signalait leur aigle ou leur croix sur le sein,
Du reste de leur sang abreuvaient l’assassin !
Et puis des attentats, des meurtres sur des femmes
Accomplis au grand jour ! des outrages infâmes !
Accroupis au foyer, nos serviteurs tremblants
Faisaient de longs récits de ces drames sanglants,
Le soir, la porte close, en attisant la flamme ;
Et ce tableau lugubre est resté dans mon âme.
De mon père toujours le regard souverain
Imposait le silence, et ma mère soudain
M’emportait à ma couche au fond du réduit sombre
Que le lit paternel abritait de son ombre ;
Elle endormait au bruit d’une antique chanson
Mon esprit curieux et ma jeune raison :
Et puis sous ses baisers, au son de la prière,
Le tout-puissant sommeil me fermait la paupière,
Et j’entendais ces mots : « Ô malheureux pays !
» Mon Dieu, protégez-nous ; dors en paix, dors, mon fils ! »
P.-Jean GAIDAN,
Aubes d’avril et
soirs de novembre,
1870.