Épître

 

 

                                                         À HYACINTHE M.

 

 

Ami, tout près des maux dont nous sommes la proie

Dieu place le remède et sa main nous l’envoie.

 

Depuis que de mon toit reprenant le chemin

Je pris congé de vous en vous serrant la main,

Je me suis vu livré, – hormis quelqu’heure douce

D’un bonheur que jamais mon âme ne repousse, –

À ce démon fatal, ce fébrile tourment

Que l’Anglais nomme spleen et nous : désœuvrement.

Mais je l’ai dit : le baume est près des maux sans nombre.

Au milieu de l’ennui qui me jetait son ombre,

Votre amicale prose est venue, à propos,

Arracher mon esprit à son triste repos.

La muse, dites-vous ? hélas ! la pauvre fille !

On ne se plaindra pas que sa lèvre babille !

Depuis ces derniers jours où je dus vous quitter,

À peine une ou deux fois a-t-elle osé chanter.

 

Pourtant il serait doux de chanter, car l’automne

Qui jette au vent plus froid la pauvre feuille jaune ;

L’automne qui nous berce avec des bruits si doux

Est tout plein d’harmonie et de charme pour nous.

Le poète n’a pas les yeux froids du vulgaire

Qui passe, sans sourire aux splendeurs de la terre ;

Lui, son âme palpite et s’émeut doucement

Lorsque, de sa fenêtre en plein ouverte au vent

Qui siffle sur sa tête et fouette sa figure,

Il assiste à ce deuil de toute la nature.

 

Oh ! que de souvenirs ou sombres ou joyeux,

Doux parfums du passé, reviennent à ses yeux !

Quels tableaux animés des heures envolées

Qui se sont dans les pleurs ou la joie écoulées ;

Que d’instants de bonheur par le temps emportés

Qui par de longs ennuis lui furent achetés !

Eh ! tenez, hier encore et cette nuit dernière,

Mon esprit retournait quelques jours en arrière ;

J’étais assis encor sous votre toit ami,

Sans ennui, – dans mon cœur vous l’aviez endormi, –

J’entendais sous des mains d’enfant aux doigts agiles

Les notes retentir sous les touches fragiles

Et la voix s’élever en sons mélodieux,

Vous me lisiez vos vers, ami, j’étais joyeux ;

J’écoutais près de moi de tendres voix de femmes.

Me parlant de tous ceux que je pleure en mon âme ;

Mon oreille s’ouvrait pour un grave entretien

Qu’il me semblait toujours ouïr dans le lointain,

Et je sentais ainsi de cette heure passée

Une douceur qui n’est pas encore effacée.

 

– Mais laissons maintenant ces rêves ; – Dans un mois

Nous devons cheminer ensemble une autre fois.

La route faite à deux paraît moins triste encore,

Mais écoutez, ami. – Le monstre qui dévore

L’espace, en vomissant de ses poumons de fer

De longs flots de fumée avec un bruit d’enfer,

Les deux rails s’allongeant sur la voie alignée

Où le large wagon suit sa course effrénée ;

Les plaines et les monts, – paysage confus, –

Que l’œil distingue à peine et ne voit déjà plus,

Ces arbres disparus ainsi que des fantômes,

Tout cela, voyez-vous, peut plaire à certains hommes

Pressés d’atteindre au but et qui voudraient avoir

Des ailes pour voler et non des yeux pour voir.

 

Pour ma part, j’aime mieux l’allure moins rapide

Du bateau qui s’en va sur la route liquide,

Comme un heureux flâneur, doucement, sans effort,

Et qui, tranquillement, nous mène jusqu’au port.

 

Sans fatigue, avec lui, la route se termine :

Ainsi que dans la rue on s’arrête, on chemine

Sur le pont – et de là les yeux peuvent jouir ;

Sous les grèves on peut voir les vagues courir,

On sent le vent jouer doucement, sur sa tête,

Et puis, tout en fumant la blanche cigarette,

On rêve, on cause, on rit, et cela vaut bien mieux

Que de se dorloter dans un coffre ennuyeux,

Où l’on a tout au plus dans un étroit espace

Deux pieds pour respirer et pour changer de place.

 

Voilà ! vous me croirez et nous ferons ainsi !

 

Maintenant que je suis libre de ce souci,

Laissez-moi demander, pour cette épître fade,

Qui vient à vous sans art, sans habit de parade,

Un pardon généreux que vous m’accorderez,

Ma muse et moi, dans l’âme, en sommes assurés.

 

Que voulez-vous ? ma tête, hélas ! pauvre insensée,

D’un lambeau de vers aime à vêtir sa pensée,

La cadence lui plaît, la rime la ravit ;

On suit facilement ce qui plaît et sourit.

Sans doute, j’aurais pu sans crainte qu’on en rie.

Exprimer mon idée en prose bien nourrie,

En bons gros mots pesants vous dire mes projets,

Mais à choisir, ma foi ! j’ai pris ce que j’aimais.

 

Votre blâme, après tout, n’est pas ce qui m’arrête,

Les poètes sont fous – et vous êtes poète !

 

 

                                                              9 octobre 1855.

 

 

 

Louis GALLET,

Gioventù, poésies,

1857.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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