L’ouvrier mal payé

 

 

                                           I

 

Quarante-huit à peine échappait au berceau,

Lorsque la liberté, déployant son drapeau,

Apparut, en criant : – Place à la République !

Et soudain éclata l’ouragan politique...

Ce fut l’âge des clubs, où, dans tous les quartiers,

Le soir vit accourir gens de tous les métiers :

Cœurs aigris, exaltés, dont l’ardente faconde

N’aspirait à rien moins qu’à transformer le monde !...

Même dans le saint lieu, – là-bas, à Saint-Laurent 1,

On devenait tribun, on cédait au torrent...

 

Il nous souvient d’un soir où la ruche ouvrière

De saint François-Xavier entourait la bannière :

Entre eux se distinguait un brave citoyen,

Qui jamais ne rougit de se montrer chrétien ;

Il s’appelait Raymond, cet orateur habile,

Dont l’ascendant pesait sur ce peuple mobile.

 

Cet homme au franc parler faisait plaisir à voir !

Qu’il était grand et beau, ce lutteur, qui, le soir,

À force de bon sens, comme à force d’audace,

Tint au club Saint-Laurent une si large place !

Ce soir-là, le frisson vous parcourait la chair...

Les poumons avaient peine à respirer cet air

Lourd, épais, précurseur des sinistres journées,

Qu’allaient marquer au sang des luttes acharnées...

Aux angoisses de l’âme, à sa vague terreur,

On sentait que, soufflant la haine, la fureur,

 

Le sombre esprit du mal et sa hideuse escorte,

Le démon du désordre allait de porte en porte ;

Ou sentait tressaillir, dans le fond des faubourgs,

Les vieux fusils cachés qu’éveillaient les tambours...

En dépit du saint lieu, l’assistance fiévreuse

Pressentait du moment l’influence orageuse.

Pour calmer les esprits, paisible citadin,

Un bourgeois crut risquer un discours anodin ;

Mais il n’alla pas loin... un murmure farouche

Le força de s’asseoir et lui ferma la bouche.

 

                                          II

 

Alors l’homme des clubs en ébullition,

Soudain Raymond se lève : – « À votre émotion,

« Mes amis, cria-t-il, mon âme sympathise.

« Oui, n’en déplaise aux murs de cette vieille église,

« On se plaint, même ici, des misères du temps ;

« Eh bien ! ont-elles tort, les plaintes que j’entends ?

« Non, non, mille fois non ! je me plais à le dire,

« Et pour mieux le prouver quelques mots vont suffire :

« De tout ce que je vois mon cœur est effrayé !

« L’olivier de nos jours est mal, très mal payé ;

« On l’exploite partout ; – partout on le méprise ;

« Et de l’affront public nul ne se scandalise !... »

« Bravo ! » répond la foule au début qui l’enchante.

Lui, le pauvre curé, pâlissait d’épouvante...

Sacristain et bedeau, pris de même frayeur,

Par le pan de l’habit secouaient l’orateur ;

Mais – dût entre leurs mains périr sa redingote –

Raymond n’entendait rien... Le fougueux patriote,

Plutôt que de céder à ces tiraillements,

Avait lâché la bride à ses emportements.

Vous aurez beau tirer, âmes intimidées,

Rien ne pourra troubler ce remueur d’idées,

L’athlète du devoir, cet homme merveilleux,

Que je vois du tombeau se dresser à mes yeux !

Oui, je le vois encor se frappant la poitrine,

Et d’un ton pénétré : – « Que chaque front s’incline,

« Au nom de l’ouvrier, le sublime enchanteur !

« Des merveilles de l’art n’est-il donc pas l’auteur ?

« Ce que nous admirons, la terre et ses richesses,

« Moissons, fleurs et joyaux ; ces royales largesses,

« Nourriture du peuple, ornement des humains ;

« Tout cela n’est-il pas l’ouvrage de ses mains ?

« À lui seul le travail !... et, pour toute sa peine,

« Quels fruits récolte-t-il au bout de la semaine ?

« De tout ce que je vois mon cœur est effrayé !

« L’ouvrier de nos jours est mal, très mal payé ;

« On l’exploite partout ; – partout on le méprise ;

« Et de l’affront public nul ne se scandalise  !... »

 

                                         III

 

À ces mots, qui trouvaient un écho dans les cœurs,

Éclatent par trois fois des cris approbateurs...

Lui, de sa voix tonnante et d’un geste oratoire,

Maîtrisant les transports bruyants de l’auditoire :

« Silence à tous ici !... chaque applaudissement

« Retombe sur vos fronts pareil au châtiment ;

« C’est pour chacun de vous soufflet en plein visage !

« On connaît l’arbre aux fruits, – l’artiste à son ouvrage ;

« Mais qui donc parmi vous peut se dire ouvrier ?

« L’ouvrier ! dans son art se trouve tout entier !

« L’ouvrier ! est toujours absorbé dans sa tâche...

« Pour lui, point de repos ; – pour lui, point de relâche ;

« Dans le creux des vallons, sur les plus hauts sommets,

« Il pense à son ouvrage ; – à lui-même, jamais !

« Il n’est qu’un ouvrier, – un artiste suprême.

« Cet ouvrier, c’est Dieu ! contre qui l’on blasphème ;

« Qu’on exploite partout ; qu’on méprise ici-bas ;

« C’est le grand ouvrier que vous ne payez pas !

 

« Quels comptes, tôt ou tard, vous aurez à lui rendre !

« Au titre d’ouvrier osez-vous bien prétendre ?

« Vous, envieux du riche et du repos jaloux !

« Vous parlez de sueurs ! eh ! comment l’osez-vous ?

« Un jour dans le sillon vous jetez la semence ;

« Et l’œuvre d’un instant vous semble une œuvre immense !...

« C’est l’éternel semeur, jamais las de semer,

« Qui souffle sur le grain et lui dit de germer ;

« Au banquet fraternel, c’est lui qui nous convie,

« Et dit à son soleil : – Va répandre la vie ;

« Va féconder le pampre, afin que sa liqueur

« Donne chaleur au sang et l’allégresse au cœur !...

« Le voilà l’ouvrier que bénit la nature !

« Celui qui, nuit et Jour, songe à la créature,

« Qui travaille pour elle aux heures du sommeil,

« Et de nombreux bienfaits enchante son réveil !...

« Pour prix de tous ces dons, pour prix de sa lumière,

« Que veut-il en échange ? – une simple prière ;

« Le tribut quotidien !... l’acquittez-vous ?... Ingrats,

« Voua prenez des deux mains... et vous ne payez pas !

« À l’aspect de la Croix, où l’auguste victime

« Daigna verser son sang pour la rançon du crime,

« Qui de vous se prosterne et découvre son front ?

« Aucun ! – Nul n’a souci de ce nouvel affront...

« Vous passez, exploiteurs !... et de sa bienfaisance

« Pas un seul d’entre vous ne garde souvenance !...

« Répondez ; ai-je tort, si, le cœur effrayé,

« Je redis ! – L’ouvrier est mal, très mal payé...

« On l’exploite partout ; – partout on le méprise ;

« Et de l’affront public nul ne se scandalise ! »

 

                                         IV

 

Ce discours énergique électrisa les cœurs ;

Soudain toutes les voix, toutes les mains s’unirent ;

Le temple tressaillit jusqu’en ses profondeurs,

Et les grands saints de marbre eux-mêmes applaudirent !...

 

Il n’est plus !... de ses jours s’est éteint le flambeau ;

Il est parti sans bruit, l’orateur populaire

Qui savait de la foule apaiser la colère,

Et réveiller son âme au sentiment du beau !...

 

Toi, dont le cœur battait pour toute noble chose,

Intrépide lutteur, mort dans l’obscurité,

Le divin Ouvrier, dont tu servis la cause,

T’a reçu dans sa gloire et son éternité !...

 

Place à toi dans mes vers !... honneur à ta mémoire !

Et puisse, aux jours mauvais où le désordre est roi,

Pour combattre et sur lui remporter la victoire,

De tes cendres surgir un homme égal à toi !...

 

 

Henri GALLEAU.

 

Paru dans La Semaine des Familles en 1875.

 

 

 

 

 



1 Dans l’église de Saint-Laurent, où se passèrent sous la Commune des scènes de profanation analogues à celles de Picpus, se tenaient, en 1848, les réunions de la Société de secours mutuels de Saint-François-Xavier, réunions parfois fort orageuses, où Raymond Brucker, le dernier conservateur qui essaya d’affronter la foule, eut d’éclatants triomphes.

Il appartient à la Semaine des Familles de payer un légitime tribut à la mémoire de celui qui a combattu le bon combat et se fit le porte-drapeau des ouvriers honnêtes contre les doctrines subversives qui menacent la société. (Note de l’auteur.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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