Le rêve d’un soldat

 

 

I.

 

Quand la France héroïque inscrivait sur la pierre 1

Les exploits de ses fils devant la foule altière,

              Les vieux rois inclinaient le front.

Et lorsque de la nuit flottaient les voiles sombres,

Ils croyaient voir errer toutes leurs grandes ombres

              Sur tous les points de l’horizon.

              D’alkamaêr brillaient les baïonnettes ;

              Le sabre achevait les défaites

              De Marengo, puis d’Iéna ;

              Et sur ces têtes couronnées,

              Le cauchemar jetait les journées

              De Friedland et de Moscowa.

 

 

II.

 

Moi, jeune étranger, seul, isolé dans la foule,

À chaque cri, semblable au tonnerre qui roule,

              Je saisissais un souvenir.

Je disais : je descends des fils de la Neustrie ;

Nos aïeux appelaient la France leur patrie :

              Comme elle ils surent conquérir.

              Les champs d’Hastings, Naples, Byzance

              Furent témoins de leur vaillance.

              À qui doit-on la liberté ?

              Les barons normands la léguèrent 2,

              Les preux d’Albion la gardèrent

              Pure pour la postérité.

 

 

III.

 

Cependant, sur Paris tombait le voile sombre ;

Et la foule empressée, errant partout dans l’ombre,

              S’éloignait du grand monument

Qui dans l’air obscurci cachant sa cime noire

Semblait porter au ciel la gigantesque histoire

              Et les hauts faits du peuple franc.

              Mais, déjà, l’astre du silence

              Pâle, sur l’horizon s’avance

              Et blanchit le faite des tours ;

              Et des bois des Champs-Élysées

              Au loin les têtes élevées

              Dessinaient leurs sombres contours.

 

 

IV.

 

Combien de vieux guerriers veillaient aux Invalides

Aux fenêtres passaient leurs lumières rapides,

              Car ce jour était grand pour eux.

Oui Mais un manquait ; Soldat d’Égypte et de Russie

Seul sous l’arc d’alliance, enfin que sa patrie

              Renouvelle avec d’anciens preux,

              Ils relisaient sur les murailles 3

              Les histoires de leurs batailles

              Et les noms inscrits aux arceaux ;

              Puis à genoux, pressant la pierre

              Il répétait une prière,

              C’est la prière d’un héros.

 

 

V.

 

Un vieillard près de lui se présente à sa vue ;

Et ses longs cheveux blancs couvrant sa tête nue

              Flottaient sur l’haleine des vents.

Ses yeux perçants et creux brillaient sous leur paupière ;

Et ses habits semblaient couverts de la poussière

              Des tombeaux vieillis par le temps.

              Ne crains pas, dit-il, ta patrie

              Garde ma mémoire chérie.

              Pour elle autrefois je mourus,

              Et dans la demeure éternelle

              Je goûte la gloire immortelle

              Avec les preux qui ne sont plus.

 

 

VI.

 

Heureux toi qui verras tous ces héros renaître.

Sur l’arc de leur triomphe ils vont tous apparaître

              Pour l’inaugurer dans la nuit.

Il disait : un bruit sourd gronda dans le silence,

Et, tout à coup, sur l’arc les grands guerriers de France

              Apparaissent tous devant lui.

              Devant ce spectacle sublime

              De la poussière qui s’anime

              De tous ces héros du passé,

              Le vieux soldat que la mitraille

              A mutilé dans la bataille

              D’un saint effroi se sent troublé.

 

 

VII.

 

Et l’immortel cortège, au front pâle et sévère,

Défilait d’un pas lent, et chacun sur la pierre

              Léguait un nom au monument.

Le premier, c’est Clovis, fondateur d’un empire

Que quatorze cents ans n’ont encor pu détruire.

              Il lui donna pour fondement,

              Soissons, immortelle victoire

              Où les Francs consacrent sa gloire

              Dans la défaite des Romains.

              Et Tolbiac où, de son glaive,

              De leurs corps sanglants il élève

              Une digue aux cruels Germains.

 

 

VIII.

 

Voici, dit l’inconnu, Pepin, vaste génie,

De phantômes de rois délivrant sa patrie

              Il l’agrandit par ses exploits.

Et plus loin, c’est son fils le sauveur de la France ;

Sur son cheval fougueux vers le marbre il s’avance,

              Comme on le voyait autrefois

              Dans les plaines de la Touraine,

              Où sauvant l’Europe chrétienne,

              Il détruisit les Sarrasins.

              Près de lui paraît Mérovée 4 ;

              Quel français ne sait la journée

              De Chalons, d’Attila, des Hun ?

 

 

IX.

 

Le voilà celui, qui, sans égal mille années,

De la France porta si haut les destinées.

              Charlemagne, ce vaste nom

Qu’avec étonnement l’homme contemple encore,

De ces temps reculés, là comme un météore

              Éclaire partout l’horizon.

              Mais, déjà, sa grande ombre passe

              Et celle de Roland s’efface

              Avec la foule des guerriers,

              Dont les héroïques histoires

              De batailles et de victoires

              Embrasaient tant les chevaliers.

 

 

X.

 

Le vieux soldat muet, de l’œil suivait ces ombres

S’avançant lentement vers les nuages sombres

              Qui lui dérobaient l’horizon.

Et tandis qu’ils passaient, racontant leur histoire

Le vieillard nommait ceux dont la grande mémoire

              Immortalisera le nom.

              Voici Guillaume d’Angleterre,

              Conquérant, sa fortune altière

              N’a pas trahi ses derniers jours,

              Et même son ombre terrible,

              Semblant encor plus inflexible,

              De sa tombe régnait toujours.

 

 

XI.

 

Ces quatre guerriers sont : Guiscard, les Hauteville

Qui sous des cieux lointains conquirent la Sicile,

              Qu’ils léguèrent à leurs neveux.

Leurs bras furent longtemps le bouclier de Rome.

Mais derrière eux paraît encor un plus grand homme

              Et le vengeur du fils des cieux,

              Dont le grand nom sut au génie

              Du chantre divin d’Italie

              Inspirer un sublime chant ;

              Et là, c’est sa suite guerrière ;

              Raymond, Baudouin et Clotaire

              Raimbaud, Eustache et d’Enguerrand.

 

 

XII.

 

Celui-ci, c’est Bourgogne 5 et la terreur du Maure,

Intrépide à la guerre et plus habile encore

              Il les défit en vingt combats.

Raimond le suit, Raimond dans la même carrière

Comme lui s’est acquis une fortune altière.

              Que leurs fils ne ternirent pas.

              C’est sous leur règne, qu’elle brille,

              La noble et vaillante Castille

              Qu’immortalisent tant d’exploits,

              Avec la bataille héroïque

              Des plaines fameuses d’Ourique

              Où le Croissant perdit cinq rois.

 

 

XIII.

 

Après ces héros vient le vainqueur de Bouvines,

Et Louis qui, déjà, dans les splendeurs divines

              Jouit du prix de ses vertus :

Saintes et Taillebourg attestent son courage.

Puis là, c’est Duguesclin avec Charles-le-Sage,

              Leurs ombres ne se quittent plus.

              Après leurs trépas, quels orages !

              Quelles trahisons ! quels carnages !

              La pauvre France est en lambeaux....

              Mais le ciel, las de sa vengeance,

              Unit ses fils dont la vaillance

              La venge, enfin, de tous ses maux.

 

 

XIV.

 

Les voilà ; Jeanne d’Arc, Lafayette, Xaintrailles

Lahire, Barbazan vieillis dans les batailles

              Et le vainqueur de Formigny.

Dunois et Richemond, Buchan 6 passaient à peine

Qu’un spectre noir plus loin derrière eux, seul se traîne :

              Personne n’est auprès de lui.

              Quelle est donc cette ombre inconnue

              Qui semble appréhender la vue

              De tous ces redoutables preux ?

              Son nom ? – il a trahi sa patrie ;

              Bourgogne, ton âme flétrie,

              Non, ne verra jamais les Dieux.

 

 

XV.

 

Les chevaliers vainqueurs dans le combat des trente

De leurs casques d’airain une aigle menaçante

              Couronne le vaste cimier.

À chaque pas qu’ils font de leurs cotes de maille

Que le sang a souvent teintes dans la bataille

              Résonne sourdement l’acier.

              Héros qui méprisaient la vie

              Pour la gloire de leur patrie,

              Ils ne lui refusèrent pas,

              Leurs bras et leurs fermes épées

              Que leur valeur avait trempées

              Dans le carnage des combats.

 

 

XVI.

 

Ces ombres que tu vois passer parlant ensemble,

Dit le vieillard, le sort aujourd’hui les rassemble

              Ici pour la première fois.

Ce sont Henry, Sully, deux grands noms dont la France

Conservera toujours la douce souvenance

              Due au meilleur de tous ses rois.

              Au souvenir de leur histoire

              Que le peuple dans sa mémoire

              Chérit encor dans les hameaux.

              Le soldat, enfant du village,

              Sentait couler sur son visage

              Des larmes pour ces deux héros.

 

 

XVII.

 

Voici Louis-quatorze, Harcourt, Vauban, Noailles

Turenne, Luxembourg, aux sanglantes batailles,

              S’avancent sur leurs vifs coursiers.

Plus loin est Condé qui maîtrisait la victoire.

Fribourg, Nordlingue et Lens furent ses jours de gloire :

              Senef 7.... mais quels sanglants lauriers !

              C’est là qu’à l’aspect du carnage

              Les soldats oubliant leur rage

              S’arrêtèrent frappés d’horreur.

              Et l’on en vit posant leurs armes,

              Essuyer de furtives larmes

              En gémissant sur leur valeur.

 

 

XVIII.

 

Poursuivant de Condé la route glorieuse

Luxembourg à Nerwind, Fleurus, Streinkerque et Leuse

              Comme lui vainqueur triompha 8.

Derrière lui, venaient d’autres guerriers encore :

Duquesne qui porta la terreur chez le Maure,

              Tourville, Boufflers, Catinat,

              Villars, Berwick, Bart et Vendôme

              Qui sauva jadis un royaume

              Dans les champs de Viciosa.

              Et Créqui dont le fier courage

              Bravait la mort et le carnage

              Et que Kersberg enfin vengea.

 

 

XIX.

 

Le grand Saxe les suit ; dernier soldat d’une ère

Que le temps a déjà, de sa faulx meurtrière,

              Rejetée, oui, bien loin de nous.

Lawfeld et Fontenoy sont ses grandes journées

Que rehaussent encor les immortels trophées

              De la victoire de Raucoux.

              Au milieu des nuages sombres

              Où paraissent toutes ces ombres

              Un bruit d’armes retentissait.

              Mais, déjà, de la république

              De loin le cortège héroïque

              L’air fier et sombre s’avançait.

 

 

XX.

 

Cependant, dans les airs le soldat crut entendre

Une marche guerrière et qui semblait descendre

              En sons mâles vers tous ces preux.

Ainsi du sanctuaire on entend des cantiques

Résonner le chant grave au loin sous les portiques

              Et s’élever devers les cieux.

              Ou, tel dans la forêt profonde,

              Résonne le vent sourd qui gronde

              Dans la cime épaisse des pins,

              Tandis que l’écho d’harmonie

              Va répéter sa mélodie

              Le soir dans les vallons voisins.

 

 

XXI.

 

Les voilà ! ce sont eux ; l’Europe est leur histoire ;

Et cent lieux immortels éternisant leur gloire

              Conservent leurs noms à jamais.

Les échos du Kremlin, la voix des pyramides

Sans cesse rediront dans les siècles rapides

              Les exploits des soldats français.

              Triomphante, leur aigle altière,

              Au front de l’Europe entière,

              Flottait de Cadix à Moscou.

              Les rois qui disaient à ces braves

              Soumettez-vous, soyez esclaves,

              Pleins de terreur fuyaient partout.

 

 

XXII.

 

Ils passaient ces héros tout couverts de poussière

Les yeux étincelants, la démarche guerrière

              Comme ils l’avaient dans les combats.

Et les chevaux serrés, en colonnes volantes,

Secouant dans les airs leurs narines brûlantes,

              Faisaient gronder l’arc sous leurs pas.

              Tous là, comme aux jours de leur gloire,

              Ces guerriers fameux de l’histoire

              Reparaissaient devant ses yeux.

              Et le vieux soldat de l’empire

              Ému, troublé jusqu’au délire

              Tendait ses bras tremblants vers eux.

 

 

XXIII.

 

Napoléon paraît dans la foule immortelle

Dont la gloire vivra, grandissante, éternelle,

              Mais à son aspect le soldat

Saisi d’enthousiasme, hélas ! se croit encore

Aux jours glorieux, où, dans les déserts du Maure

              Sous lui jadis il triompha.

              En vain il l’appelle, il s’écrie :

              Avec vous loin de la patrie,

              Je combattais sur le Jourdain...

              Le charme tout-à-coup s’efface ;

              Il n’aperçut plus dans l’espace

              Que l’arc blanchi par le matin.

 

 

 

François-Xavier GARNEAU.

 

Paru dans Le Canadien en 1838.

 

Recueilli dans Les textes poétiques du Canada français,

vol. IV, Fides, 1991.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 L’arc-de triomphe de l’Étoile à Paris fut commencé par Napoléon, en commémoration des victoires des Français. La restauration n’y fit point travailler, mais Louis-Philippe le fit achever, et l’inauguration s’en fit devant un concours immense.

2 Sismondi rapporte dans son Histoire des Français que tous les noms des Barons qui signèrent la grande charte paraissent être français. On sait que la langue française fut abolie en Angleterre sous le règne d’Édouard III, environ 300 ans après la conquête.

3 On a inscrit en lettres de bronze sous la voûte et sur les côtés de l’Arc-de-l’Étoile les noms des batailles livrées sous la république et l’empire, et ceux des principaux généraux qui se sont distingués dans cette longue guerre.

4 Il y a ici anachronisme ; Mérovée régna avant Clovis.

5 Henry de Bourgogne de la famille des ducs de Bourgogne et Raymond de celle des Comtes de ce nom, passèrent, comme plusieurs autres princes français, en Espagne pour combattre les Maures vers la fin du 11e siècle. Le Roi de Castille, Alphonse VI, qui remarque leur bravoure, leur fit épouser chacun une de ses filles et partagea ses états entre eux. Henry défit les Maures en 17 batailles.

6 Buchan commandait les Écossais au service de France. Il fut fait maréchal par Charles VII.

7 La bataille de Senef gagnée par Condé ; on enterra 27,000 morts sur le champ de bataille.

8 Le prince d’Orange, qui fut depuis roi d’Angleterre, disait un jour en parlant de Luxembourg : Ne battrai-je jamais ce bossu-là ? Comment le sait-il, dit Luxembourg lorsqu’on lui rapporta ce mot, il ne m’a jamais vu par derrière.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net