Folles terreurs

 

 

                                       À l’abbé H. R. C.

 

 

(Écrit dans le demi-délire de la fièvre.)

 

 

 

Abbé, ce mal terrible 1

Jour et nuit, sans repos.

          Me crible

De frissons jusqu’aux os.

 

Je me pâme de fièvre

Plus mourant tout-à-coup

          Qu’un lièvre

Sous les pattes d’un loup.

 

On me dit : Songe à l’âme !...

Mon souffle est comme un vent

          De flamme.

Ma lèvre sèche et fend.

 

Vainement je recueille

Mes esprits aux abois,

          La feuille

Palpite moins au bois,

 

Quand la tempête ploie

Chaque arbre ainsi qu’un jonc

          Et broie

Les branches sur son tronc.

 

Mais un rayon essuie

Bientôt dans les rameaux

          La pluie ;

L’air se remplit d’oiseaux.

 

Hélas ! pour moi l’orage

N’a-t-il pas épuisé

          Sa rage ?

Oh ! que je suis brisé !

 

Je ne vois que ténèbres,

Et je n’entends que cris

          Funèbres !...

Ha, ha !... je ris, je ris.

 

Le rire étreint mes joues

Et je sens de nouveau

          Des roues

Tourner dans mon cerveau.

 

Ha ! Ha ! elle chancelle

Ma raison, elle bat

          De l’aile,

Et tombe et se débat.

 

Quels fantômes m’obsèdent ?

Arrière ! je vous vois.

          Ils cèdent

Aux éclats de ma voix.

 

Non, non, non, ils reviennent.

Sur mes yeux deux yeux gris

          Se tiennent.

Ha ! ha ! je ris, je ris.

 

Est-ce encore un vertige ?

Mes efforts sont-ils vains ?

          Ne puis-je

La broyer dans mes mains ?

 

Cette araignée ardente

À me couvrir de fils

          Qui tente

D’emmêler tous mes cils.

 

Son œil fixe regarde ;

Ses cent bras sont levés...

          Dieu garde

Mes yeux d’être crevés.

 

Arrière, arrière, louve !

Comme son œil fatal

          Me couve !

Arrière, esprits du mal !

 

Arrière, une ombre humaine

Penchée au milieu d’eux

          Promène

La flamme de ses yeux.

 

Si tu n’es pas de roche,

Ô toi, souffre qu’ici

          J’approche

Ce drap de mon sourcil.

 

L’horreur étreint mes joues

Et je sens de nouveau

          Des roues

Tourner dans mon cerveau.

 

Abbé, je vous adresse

Ce vœu : dites pour moi

          La Messe !

Car je me meurs d’effroi.

 

Abbé, si je succombe,

Que l’on couvre à foison

          Ma tombe

De terre et de gazon ;

 

Et, dans l’étroite enceinte,

Versez aux quatre coins

          L’eau sainte,

Abbé, pour que du moins,

 

Aucun regard de braise

Qui trouble le repos

          Ne pèse

Alors sur mes yeux clos !...

 

Sous un vieux toit qui tremble

Hier, le mal a surpris

          Ensemble

Une mère et son fils.

 

Les dormants cimetières

Auront dû recevoir

          Leurs bières

À l’approche du soir.

 

La femme est morte comme

S’en revenait des bois

          Son homme

Après plus de six mois.

 

En entrant dans la rue,

Le jeune bûcheron

          Salue

Du regard sa maison.

 

Quelle joie !... il se hâte,

Car son cœur le piquait ;

          Il tâte

Doucement le loquet.

 

Riant dans son poil sombre

– Femme ! dit-il du seuil...

          Dans l’ombre

Reposait le cercueil...

 

Depuis le matin pâle

Depuis l’heure où survint

          Mon râle

Qui fit dire : il s’éteint !

 

La joue humide et blanche,

Celle que j’aime tant

          Se penche

Dans mon regard flottant.

 

Vois, je suis sans délire :

Regarde-moi, je peux

          Sourire

Au baiser – de tes yeux.

 

Paix au beau front d’opale !

Demain tu me verras

          Moins pâle.

Soulevé sur mon bras.

 

Folle était notre plainte...

Et d’abord j’ai pâli

          De crainte

En te voyant un pli

 

Au front, signe d’alarmes,

Et quand j’ai vu jaillir

          Tes larmes,

J’ai pensé défaillir.

 

Mais toi, vraiment la cause

De ton angoisse est peu

          De chose.

Quoi ! mes tempes en feu.

 

Et notre belle joie,

Veux-tu que dans tes pleurs

          Se noie

Ce rire de nos cœurs ?

 

Dans ce monde morose,

Jouir d’un éden bleu

          Et rose

C’est ton rêve – et mon vœu...

 

L’aube refleurit-elle ?

Dis-moi si la lueur

          Nouvelle

Rougit dans la vapeur.

 

Dis-moi, de ma fenêtre,

Vois-tu le jour si beau

          Renaître ?

Lève bien le rideau.

 

Que le soleil, chère âme.

D’un vif et joyeux jet

          De flamme

Empourpre mon chevet...

 

Grands enfants que nous sommes,

Où donc sont-elles, dis,

          Les pommes

Du Dieu du paradis ?

 

Moi, qu’étais-je ? un brin d’herbe

Heureux, faible, petit.

          – Superbe :

Du ciel tombe, une nuit,

 

La goutte légère,

Me voilà tout plié.

          Ma chère,

Nous l’avions oublié...

 

Chut !... ma raison, sois forte !

Ces petits pas... ce bruit

          De porte...

Ce murmure qui fuit,

 

Oui, mon cœur qui s’incline

– Ne le lui dites pas –

          Devine

Qui sont ces petits pas.

 

Passez au loin, passez,

Il le faut : qu’on m’évite !

Dieu ! je vous ai chassés,

          Bien vite !

 

Vous, mes beaux anges frêles

Dont j’ai senti souvent

          Les ailes

Dans un embrassement !

 

Ô mal qui désespères

Tant d’êtres chers et doux,

          Sœurs, pères,

Épouses à genoux,

 

Ma lèvre violette

Où saigne ton sillon

          Te jette

La malédiction !

 

 

 

Alfred GARNEAU, Poésies, 1906.

 

 

 

 

 

 



1 La variole.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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