Tristesse des choses

 

 

Ainsi, rien n’est à nous, tout nous quitte, tout fuit,

Et chaque soir d’amour qui tombe avec la nuit

Peut être le dernier que nous ayons à vivre.

Mais la raison en nous est frénétique, est ivre

De tenir sous ses poings l’univers pantelant.

Elle rit du vieillard qui s’en va d’un pas lent

Au détour du vieux mur qui croule sous le lierre.

« Tu peux pleurer, dit-elle, ô vieillard ! La lumière

Est tiède et vaporeuse et bénit tes vieux jours.

Ces prés, cette rivière et ce pont, ces labours

Sont à toi, mais demain dans la fosse commune

Tu dormiras, et rien dans ces champs pleins de lune

Ne te regrettera, ne t’attendra, vieillard.

Allons, fais ton chemin, va dormir, il est tard. »

Et cet homme pourtant te donna sa jeunesse.

Et fuyant sa maison, oubliant sa maîtresse,

Rien ne l’attendrissait, ô raison, que tes chants.

Et tout à l’heure encor, tu l’as vu, dans ces champs,

C’est à toi qu’il rêvait sous ses beaux lauriers-roses.

Inutiles regrets ! ô cruauté des choses !

Et les choses pourtant sont tristes, je le sens.

L’arbre qu’on déracine a parfois des accents

Qui dévoilent le cœur plaintif de la nature.

Te plaindre, supplier, c’est ta loi, créature.

Je ne sais si quelqu’un t’écoute dans le ciel,

Mais pour courber ton être au rythme essentiel,

Pour te purifier, en souffrant cherche un maître.

Pour entendre ton cri d’angoisse, on l’a fait naître.

Difforme, malheureux, perdu, ton âme croit,

Tu pousses, au hasard, déchiré par le froid,

Labouré par les vents, brûlé par la gelée,

Herbe, arbuste, buisson, au fond de quelque allée,

Et tout enlier tourné vers un rare soleil.

L’homme, dans sa faiblesse à la plante pareil,

Vient s’asseoir près de toi sous la feuillée épaisse.

Parfois, inconscient, vers la terre il se baisse.

Cherchant il ne sait quoi qui pâlit comme lui.

Le couchant tombe, et sur les bois la lune luit,

L’obscurité s’endort dans la forêt profonde,

Et des rêves pensifs tu vois tourner la ronde

Sur les tièdes gazons et les mousses en fleurs.

Ô tristesse de l’arbre, ô noirs rochers, douleurs

Qu’ignore notre cœur, que notre âme dédaigne,

Nous ne pensons jamais, lorsque le couchant saigne,

À tous les pleurs obscurs qui tombent sous les bois.

Bouche toujours avide, invisible, tu bois

Les larmes de la Terre et la sueur des pierres,

Et parfois j’ai senti l’éclair de tes paupières

Ouvrir au fond des soirs ta sombre volupté

Et fouiller d’un regard de rouge cruauté

Les pins ensanglantés d’un crépuscule blême

Où la terre pleurait comme au fond d’un poème.

Est-ce le cœur des dieux qui rôde encore en vous ?

Ô choses, vous avez une âme com1ne nous.

Le désespoir d’aimer anime votre forme.

J’ai vu dans l’ouragan trembler le chêne énorme

Avec l’emportement des vieux guerriers vaincus.

Sous les feuilles des murs palpitent des seins nus.

Sur le bord des chemins, dans le fond des ravines,

Où les lourds chariots meurtrissent les racines,

Les touffes de lauriers dont on trouble la paix,

Dans l’automne empourpré perdent un sang épais,

Et de larges sanglots sortent du cœur des roches.

Ah ! de nos tristes corps les choses sont plus proches

Que nous ne sommes près de l’esprit du Seigneur.

De ce monde souffrant, prenez pitié, Sauveur.

Accordez-nous, mon Dieu, le silence des roses,

Et qu’au fond de la nuit toutes ces bouches closes

N’aient plus à repousser les sanglots de leur cœur.

 

Le monde a répondu : « Laisse-moi ma douleur.

Homme, pourquoi viens-tu troubler ma solitude ?

Détourne-toi de moi, pauvre esprit fruste et rude.

Tu ne comprendras pas les larmes des saisons.

Au lieu de contempler les sanglants horizons

Et d’écouler les voix qui sortent des orages,

Au lieu de t’égarer dans les gorges sauvages

Pour voir les lierres noirs déraciner les rocs

Et des pentes des monts rouler de larges blocs,

Au lieu de m’admirer, de m’aimer, de me craindre,

Ô pauvre cœur fermé, pourquoi viens-tu me plaindre ?

Pourquoi veux-tu guérir le grand mal inconnu,

Ô toi dont j’ai pitié, dès que je te vois nu ?

Je pleure avec la voix de toutes mes montagnes ;

La mer, l’immense mer, et les vertes campagnes

Sont sonores, la nuit, d’un vaste désespoir ;

C’est vrai, la terre est noire au-dessous du ciel noir,

On dirait que les vents brisent de sombres chaînes,

Une âme de délire emporte les grands chênes :

Dans les branches tu vois des fantômes flottants ;

Des fleuves, des rochers, des sources, des étangs,

Le jour, sort vaguement un immense murmure,

Et la nuit, je le sais, une colère obscure

Agite les ruisseaux et les marais épars.

La matière de Dieu pleure de toutes parts.

Mais ta miséricorde, ô chétif, est étrange.

Laisse-nous nos douleurs, nous te laissons ta fange.

Nous qui contemplons Dieu sans vertige, n’ayant

Jamais dans son amour trouvé rien d’effrayant,

Car nous ne voulons pas savoir le nom des causes.

Nous que tu voudrais plaindre et qui sommes les choses,

Nous savons à quoi sert la douleur de tes yeux.

La souffrance pour vous est la porte des cieux,

Elle sculpte vos cœurs comme le vent nos formes.

Vous êtes dans la joie impurs, bas et difformes

Et vous ne songez pas à ce qui souffre en vous.

Mais si les vents de Dieu vous jettent à genoux

Et si vous adorez la couronne d’épines,

Nous qui vous regardons du fond de nos collines,

Nous voyons l’âme en vous renaître et resplendir.

Nous vous voyons pleurer, nous vous sentons grandir,

Nous chantons avec vous le psaume d’espérance

Et ne demandons point à quoi sert la souffrance.

Nous souffrons avec toi parce que nous t’aimons.

Ne trouble plus, mortel, le silence des monts.

Laisse leurs cris aux bois, laisse leurs pleurs aux roses,

Imite, si tu peux, la sagesse des choses. »

 

Ainsi la terre, un soir, me parlait, au couchant.

C’était une clarté, ce n’était pas un chant

Qui sortait de la bouche invisible des choses.

Mais mon âme depuis suit les métamorphoses

De la matière auguste à travers ses douleurs.

Les paroles d’amour que murmurent les fleurs,

La contemplation des antres, les cantiques

Des blés ressuscités et des chênes mystiques,

Les sanglots de la mer adorante et du soir,

Les larmes du matin sur le fleuve encor noir,

Prennent un sens sacré pour mon âme en prière,

Et je me vivifie aux sources de lumière

Où boivent, près de moi, dans l’angoisse penchés,

Les arbres douloureux et les sombres rochers.

 

 

 

Joachim GASQUET, L’Arbre et les Vents.

 

Recueilli dans les Suppléments à l’Anthologie

des poètes français contemporains, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net