La cloche du soir
Hélas ! j’ai dans le cœur une douleur profonde !
(Théophile GAUTHIER.)
Lorsque j’entends dans la campagne
Où, rêveur, je viens de m’asseoir,
Tinter une cloche, le soir,
Soudain la tristesse me gagne.
Comme en songe, s’offrent à moi
Tous ceux que j’ai perdus sur terre,
Où sont-ils ? – Hélas ! ce mystère
Me cause un indicible émoi.
Compagnons de mon premier âge
Qui cherchiez, par votre air joyeux,
À chasser cet air sérieux
Toujours empreint sur mon visage,
Il a fallu vous dire adieu.
Bien plus ! je dus, – tristesse amère ! –
À dix-huit ans pleurer ma mère
Qu’à ses côtés appelait Dieu !
D’autres s’en sont allés encore,
Malgré mes cris et mes douleurs :
Le destin voulut, dans les pleurs,
Tremper ma vie à son aurore.
Déjà j’ai connu bien des maux,
J’ai déjà versé bien des larmes,
Et pour exprimer mes alarmes,
La langue est trop pauvre de mots.
En moi, cette cloche qui tinte
Évoque un douloureux passé
Et soudain mon sang s’est glacé
Aux accents de la cloche sainte.
C’est qu’hélas ! lorsque je perdis
Mes amis, mes parents, ma mère,
En ces heures d’angoisse amère,
Ce même son, je l’entendis !
Chaque coup vibre dans mon âme
Et semble me dire : « Gémis !
« Ta mère n’est plus. Tes amis,
« Un par un, la mort les réclame !
« Tu les verras tous au linceul,
« Toute amour te sera ravie
« Et, jeune encore, en cette vie,
« À jamais tu resteras seul ! »
Chaque tintement me rappelle,
Dieu puissant ! ce que j’ai souffert
Quand devant mes yeux s’est offert
Le spectre de la mort cruelle.
Cloches qui sonnez l’angélus,
Prenez pitié de ma souffrance ;
Cloches, apportez l’espérance
À mon cœur, ou ne sonnez plus !...
Mais voici qu’en mon âme cesse
Le trouble, et même le regret.
Mon œil est sec, et l’on dirait
Que mon cœur n’a plus de tristesse !
Par quel prodige !... En ce moment,
La cloche, en son nouveau langage,
Semble me dire : « Du courage,
« Bientôt finira ton tourment !
« Regarde la céleste voûte.
« Ta mère, tes amis sont là
« Près de Dieu qui les appela,
« Et, comme eux, le Seigneur t’écoute.
« Il prendra tes maux en pitié,
« Ou, sur la terre s’il te laisse,
« À ton cœur fait pour la tendresse,
« Il rendra l’amour, l’amitié.
« Plus de soupirs ! plus de souffrance,
Ajoute la cloche du soir,
« En ces lieux viens souvent t’asseoir,
« Tu retrouveras l’espérance ! »
Ernest GEBAÜER.
Paru dans La Muse des familles en 1858.