Le prophète
par
Paul GERMAIN
Les yeux ruisselants de lumière et le geste sabreur, il est venu, le Simple.
Les orgueils des grands et les souffrances des humbles ont fait saigner l’équité de son âme.
À grands cris, il jette par le monde et sa juste colère et sa juste pitié. Fou de bonté, halluciné de dévouement, il va à tous ceux qui souffrent afin de les consoler ; son regard extatique semble chercher au ciel d’Orient l’étoile des Rois Mages qui le guidera vers la toute Justice, et il verse à longs flots la Parole égalitaire, toute de Miséricorde et de Fierté à ses frères, les petits.
Et les foules, toujours enthousiastes de Bonté quand elles ne sont pas lâches et féroces, baisent les pans de son manteau, et le portent en triomphe en chantant des hosannah, et le proclament fils de Dieu.
Et le Prophète, que point d’orgueil pourtant ne souillera jamais, oublie sa mère raccommodeuse de filets, dans un petit village de la côte orageuse, tout au loin, et il sent l’esprit divin tressaillir en lui : il croit à sa mission sacrée ; désormais les faiblesses humaines ne peuvent plus l’atteindre.
Il a tué en son cœur héroïque de fruste plébéien tout amour de la femme, et le désespoir ne semble plus pouvoir jamais lui courber la tête.
À grands pas, il erre par les bourgs et les villages, et l’on peut suivre à travers les foules le sillage de sa robe de lin : Il prêche la Charité pour aujourd’hui et la Justice pour demain ; il flétrit la Richesse, mère des turpitudes et des ignominies, il exalte la Sainte Pauvreté ; mais il réclame un gîte pour les las d’aller, du pain pour les ventres-creux.
À tous il montre de l’Ideal qui devient, tant sa parole est ardente et convaincue, tangible.
Et les foules subjuguées cherchent au loin la Terre Promise, et Chanaan, soudain, apparaît lumineux à leurs yeux extasiés.
Il convie tous les pauvres au partage de son cœur, tous les tristes au partage de ses illusions.
Il est la toute Charité ; d’un grand geste mystique, sa longue main maigre de famélique écrit sur les nuages sa très simple formule :
Ayez pitié !
Mais les pharisiens, qui, tout d’abord, ont souri dans leur orgueil et haussé les épaules aux fières claironnées du Prophète sonnant le ralliement des Pauvres, ont fini par comprendre que ce n’est pas en vain qu’ils ont accumulé des montagnes de haine dans le cœur des traîne-la-misère.
Ils ont senti la Plèbe frissonner de colère, et un vent de justice secouer le piédestal de leurs abus, et ils ont dit : il est temps que l’Homme meure.
Ils ont convoqué la Plèbe aux combats des grands lions de Numidie et ils ont fait dresser à tout venant des tables couvertes de viandes saignantes et de vins frelatés ; les Gueux ont fait ripaille, et les Riches alors ont ameuté les Pauvres contre le Justicier et ils leur ont dit : cet orgueilleux vous trompe, il aspire à la Royauté pour s’engraisser de vos sueurs et faire chère lie de vos souffrances ; demain cet homme rira de vous.
Il veut anéantir la Religion de votre père et demain il vous forcera à l’adorer ; cet homme est un fourbe ; nous l’avons fait emprisonner cette nuit afin qu’il ne consomme pas votre malheur, mais nous remettons son sort entre vos mains, vous pouvez lui pardonner ses crimes de lèse-pauvreté.
Et les Pauvres ont crié : à mort le faux Justicier, à mort le traître !
Et les Pauvres, à grands coups de hache, ont équarri la croix infâme : que le juste y soit cloué !
Mais qu’avant le supplice les soldats et les petits enfants puissent rire de sa souffrance et se réjouir de sa détresse ; et alors a commencé, par les quartiers infects de la Ville, l’ironique calvaire des lazzis et des crachats.
Et le Prophète n’a point cherché à éviter sa destinée, car il croit ; il sait que l’Idée est impérissable et que le crucifiement n’est jamais inutile ; il marche vers la Mort comme vers une Espérance.
Mais pourtant s’est emparé de son âme une grande tristesse – car ce sont les Pauvres, qui, à grands coups de marteau, enfoncent, en riant, les clous dans ses mains diaphanes de penseur vagabond – et une grande pitié aussi, et il murmure encore :
Pardonnez-leur, Justice, car ils ne savent ce qu’ils font.
Paul GERMAIN.
Paru dans La Flandre littéraire, artistique et mondaine en 1897.