Mon cœur
Mon cœur peuplé d’espoirs s’étourdit de jeunesse.
Il court vers le bonheur et revient triomphant.
Le soir il n’a qu’un vœu : que le matin renaisse !
Mon cœur est un enfant.
Tel un vieux accroupi sur des débris d’années,
Mon cœur compte ses deuils ; le temps dans son brouillard
Mêle mes souvenirs à mes amours fanées :
Mon cœur est un vieillard.
Le granit de mon cœur se durcit d’une larme.
Il aime sans aveux, boit des pleurs comme l’eau ;
L’amante qui se tord à sa porte le charme :
Mon cœur est un bourreau.
Mon cœur criblé de maux se meurt, victime de son rêve.
Oublis, haine et remords l’ont fait assez pâtir.
Son dernier sang se perd, sans gloire, sur la grève :
Mon cœur est un martyr.
Mon cœur chante l’azur, la chasteté des cimes,
Les prodiges de l’art, du savoir, du sillon ;
Il bondit vers le ciel en oraisons sublimes :
Mon cœur est un aiglon.
Mon cœur, un soir de bal, brûla ses ailes d’ange.
Depuis, près de la vierge il s’approche en rampant,
Baise sa chair, la couche en son palais de fange :
Mon cœur est un serpent.
Mon cœur s’en est allé dans l’humaine savane,
En chasse d’un bonheur, d’un amour qu’il pressent.
L’univers est sa route et l’angoisse est sa manne :
Mon cœur est un passant.
Mon cœur n’a pas rejoint ses fuyantes hantises.
Claustré dans ses regrets comme un pécheur perclus,
Il songe, il prie, il pleure et maudit ses bêtises :
Mon cœur est un reclus.
Mon cœur est ce décor où la vie et ses drames
Composent en secret un mobile roman ;
Chaque heure en vient ourdir puis déjouer les trames :
Mon cœur est un écran.
Albert GERVAIS,
Au soleil de minuit, 1946.