L’enfant de la mort
Daar zijnder die de levensbaan,
met schaars eenen brijzel brood,
tot aan hunne oude dagen gaan
en leven, spijts de Dood.
Filius mortis est
I Reg., XX, 31.
Il en est qui font le voyage
des vivants, jusqu’à leurs vieux jours,
un peu de pain pour tout bagage ;
malgré la mort, ils vont toujours.
D’autres à qui ses pentes douces,
dès leur aube, la vie défend,
à leurs premiers pas les repousse :
ce sont de la mort les enfants.
J’en connus un – Lorsque sa mère
en le berçant chantait encor
elle disait : « Mon fils ». L’amère
méprise, il est fils de la mort.
Vive deux fois lorsque son sang
battait contre son cœur, son corps,
et trois fois vive en nourrissant
son petit, l’enfant de la mort.
L’enfant ne mangeait, ne buvait
que par contrainte, avec effort.
Quoi qu’il prît, le pain ou le lait
il mangeait, ou buvait sa mort.
Il grandissait comme une plante
à qui le soleil fait défaut,
herbe pitoyable et dolente
aussi fragile qu’un roseau.
Les autres fleurs, claires et gaies,
ivres de joie, face au pauvret,
riaient de sa tige penchée,
toutes ensemble, elles riaient.
Et lui riait à la mer bleue
du firmament. Mais, tout à coup,
vers la terre il baissait les yeux :
c’est là qu’il regardait surtout.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La mort amie est sa parente.
Il connaît sa blanche main, son
pas feutré et sa voix qui chante,
son clos, sa bêche à l’horizon.
La mort amie est sa compagne
de jeux, elle fait sa langueur.
Il lui écrit « Viens ». Elle gagne
chaque jour un peu plus son cœur.
Elle attendit longtemps, longtemps
il attendit. Elle arriva
à l’endroit où depuis longtemps
il la cherchait. Il la trouva.
Quand elle entra, il la suivit.
Elle montait et il montait.
Elle se coucha, lui aussi.
Elle riait. Il lui riait.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le glas sonne et là-bas s’arrête
un paysan. À ses accords
il pense, en détournant la tête,
que c’est pour l’enfant de la mort.
Si vite monte sa prière
au ciel, elle n’est pas encor
assez prompte. Arrive première
l’âme de l’enfant de la mort.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et volontiers, je vous dis,
un peu de pain serait mon sort
pour aller droit en Paradis
comme cet enfant de la mort.
Guido GEZELLE, Exercices poétiques, 1858.
Traduit du néerlandais par Liliane Wouters.