De la Cité infernale de Babylone
et de son ignominie
FRAGMENT
VII
Le roi de ce pays est ce mauvais ange,
Lucifer, qui a dit : « Je me mettrai dans le ciel,
Je serai semblable au haut Seigneur Dieu. »
C’est pourquoi il fut chassé du ciel avec tous ceux qui l’avaient suivi.
VIII
La ville est grande et haute et longue et compacte,
Remplie de tous les maux et de toutes les tristesses.
Tous les Saints le disent pour sûr et certain
Quiconque, y entre n’en sortira pas de sitôt !
IX
Au profond de l’enfer, elle est sise,
Toujours tellement embrasée de résine et de soufre
Que, si toute l’eau de la mer y était jetée,
Elle s’enflammerait aussitôt comme cire fondue.
X
En son milieu courent des eaux troubles,
Plus amères que fiel, mêlées de poison,
Tout environnées d’orties et d’épines
Acérées comme couteaux et plus coupantes qu’épées.
XI
Au-dessus de la ville s’étend un ciel rond
D’acier et de fer, d’andranège et de bronze ;
De rochers et de montagnes (elle est) toute murée alentour,
Afin que le pécheur jamais ne s’en retourne.
XII
En haut, il y a une porte avec quatre gardiens,
Tryphon et Mahomet, Baraquin et Satan,
Qui sont si méchants et cruels et vilains
Que ceux qui tombent entre leurs mains sont mis à mal.
XIII
Encore : au-dessus de cette porte, il y a aussi une tour très haute
Sur laquelle se trouve une sentinelle
Qui ne laisse jamais personne passer
Dans toute la contrée sans le faire venir là.
XIV
Et c’est bien cruelle chose et grande merveille
Qu’elle ne dort jamais, mais tout le temps veille,
Faisant nuit et jour signe au portier
De ne pas laisser s’enfuir les gens errants.
XV
Et puis de l’autre côté il dit et crie toujours :
« Prenez garde que ne règne point la traîtrise parmi vous.
« Tenez la porte close et gardez bien les passages de la route,
« Afin qu’aucun de nos gens ne s’échappe.
XVI
« Mais qui viendra à vous, s’il fut un grand comte.
« Courez à sa rencontre le visage très joyeux.
« Ouvrez-lui la porte et abaissez le pont,
« Et puis mettez-le dans la ville avec des chants de triomphe.
XVII
« Mais faites-le savoir au roi Lucifer
Afin qu’il s’ingénie à lui procurer
Un endroit ténébreux où il doive rester
Selon ce qu’il est digne et juste d’avoir.
XVIII
Ô malheureux, misérable, dolent, maudit
Celui qui à tant d’honneur sera mis là-dedans !
De vous, je ne veux parler, mais je lui promets bien
Que je ne dois pas l’en louer, s’il ne s’en loue lui-même !
XIX
(Mais), mon esprit et mon cœur me le manifestent bien,
S’il ne se rappelle pas la leçon du haut Seigneur Dieu,
Celui qui doit aboutir à cet endroit si cruel et méchant
N’a pas à s’en louer en définitive.
XX
Il ne sera pas sitôt là-dedans
Qu’ils lui lieront les mains et les pieds dans le dos,
Et puis le présenteront au Roi de la Mort,
En le frappant très fort et sans relâche.
XXI
Lequel fait venir un perfide ministre
Qui le met en prison, selon ce qui est écrit,
En un puits plus profond que la distance du ciel à l’abîme.
Pour y être toujours tourmenté et supplicié.
XXII
La puanteur est si grande, qui sort de sa bouche,
Qu’à vouloir vous la dire, tout serait vain ;
Car l’homme qui seulement l’approche et le touche
Plus jamais, à aucun moment ne sera délivré de la nausée.
XXIII
On ne vit jamais à aucun moment
Lieu ni chose aussi puante
Qu’à mille milles de distance et davantage on sent
La puanteur et la fétidité qui sortent de ce puits.
XXIV
Il y a là-dedans beaucoup de couleuvres, lézards, crapauds, serpents
Vipères et basilics et dragons mordants,
Dont les langues et les dents coupent plus que rasoirs,
Et qui mangent tout le temps et toujours sont affamés.
XXV
Il y a des démons avec de grands bâtons,
Qui lui brisent les os, les épaules et les fémurs.
Ils sont cent fois plus noirs que charbon,
Si les paroles des saintes Écritures ne mentent point.
XXVI
Cette cruelle compagnie a le visage si horrible
Qu’il y aurait plus de plaisir à être fouetté d’épines,
Par monts et par vaux de Rome jusqu’en Espagne,
Que d’en rencontrer un seul dans la campagne !
XXVII
Ils jettent tout le temps, soir et matin,
Un cruel feu diabolique par leur bouche,
Leur tête a des cordes et leurs mains sont poilues,
Et ils hurlent comme des loups et aboient comme des chiens.
XXVIII
Mais dès que l’homme est là et qu’ils l’ont pris en charge,
Ils le mettent dans une eau qui est de si grande froidure,
Qu’un jour lui paraît durer un an, selon l’Écriture,
Jusqu’à ce qu’ils le mettent en un lieu de chaleur.
XXIX
Et, quand il fait chaud, il voudrait être au froid,
Tant cela lui semble dur, cruel, violent et sauvage.
Aussi ne sera-t-il désormais plus jamais exempt, à aucun moment, toujours,
De larmes, et de tristesse et de grand’peine par surcroît.
XXX
Pendant qu’il est en ce tourment, survient un cuisinier :
C’est Belzébuth, des pires de l’endroit,
Qui le met à rôtir au feu comme un beau porc,
Sur une grande broche de fer, pour le faire tôt cuire.
XXXI
Et puis il prend de l’eau et du sel, et de la suie et du vin
Et du fiel et du fort vinaigre, et du venin et du poison,
Et il en fait une sauce si bonne et si fine
Que le Roi divin en préserve tout chrétien !
XXXII
Au roi de l’Enfer il l’envoie en grand don
Et celui-ci le refuse en criant au messager :
« Je n’en donnerais pas, dit-il, une figue sèche,
Car sa viande est crue et son sang est tout frais !
XXXIII
« Mais remporte-le bien vite :
« Et dis à ce détestable cuisinier qu’il ne me paraît pas bien cuit ;
« Et qu’il doit le mettre la tête en bas
« Dans le feu qui brûle toujours nuit et jour.
XXXIV
« Et dis-lui encore expressément de ma part,
« De ne plus me l’envoyer, mais de le laisser toujours là,
« Et de ne pas être négligent ni paresseux en cette affaire,
« Car celui-ci a bien mérité de souffrir ces maux et d’autres. »
XXXV
Il ne lui déplaît pas qu’il le lui renvoie,
Mais il le met dans un feu qui brûle de si cruelle façon
Que tous les gens qui vivent au monde sous le ciel
N’en pourraient éteindre une seule étincelle.
XXXVI
Jamais on ne vit et jamais on ne verra
Feu si grand et si violent que celui-là !
Ni par or ni par argent, ni par château ni par cité
Ne pourront échapper ceux qui dans le péché mourront.
XXXVII
Le feu, la flamme et la chaleur sont si grands
Qu’on ne peut l’imaginer ni le lire dans l’Écriture.
Il n’émet aucun éclat, telle est sa nature,
Mais il est noir, puant et plein de toute ordure.
XXXVIII
Et de même que ce feu terrestre n’a rien
De ce qui est dépeint sur le papier ou sur les murs ou en tout autre lieu,
Ainsi sera celui qui est auprès de ce feu,
Dont Dieu garde qu’il nous puisse nuire.
XXXIX
Et, comme les poissons se nourrissent dans l’eau,
Ainsi font en ce feu les vers maudits :
Aux pécheurs qui y sont plongés,
Ils mangent les yeux et la bouche, les cuisses et les jarrets.
XL
Tous les diables crient à tue-tête :
« Attise, attise le feu ! malheur à qui tarde ! »
Mais ils doivent bien savoir comment se réjouit
Le misérable pécheur qu’attend pareille fête.
XLI
Un diable crie, l’autre lui répond,
L’un bat le fer, l’autre coule le bronze,
Et d’autres attisent le feu et d’autres courent tout autour
Pour donner au pécheur de mauvaises nuits et de mauvais jours.
GIACOMINO DE VÉRONE.
Recueilli dans Poésie italienne du Moyen Âge,
textes recueillis, traduits et commentés
par Henry Spitzmuller,
Desclée De Brouwer, 1975.