Dies Irae
par
Jules GILLE
Dies irae, dies illa,
Solvet saeclum in favilla.
Jour de colère qui
réduira le monde en cendre.
Les grandes nations accumulent les engins nucléaires. Nous sommes à la merci d’un mouvement de colère ou de dépit, d’une simple erreur de radar.
Par un jour d’août, tout s’est déclenché et, dans notre monde occidental, je vois une famille d’agriculteurs, vivant à l’écart du village. Dans sa ferme adossée à une colline, elle a échappé à l’engloutissement. Elle retrouve une maison préservée, son cheptel, la moisson qui n’est pas encore battue ; elle peut continuer à vivre, du moins un certain temps. Autour d’elle un paysage de décombres ; la forêt voisine a brûlé, le village est anéanti et partout, jusque devant la porte, une épaisse couche de cendre, couleur d’un monde désintégré.
Ce couple est seul avec ses enfants. D’autres hommes vivent peut-être à vingt ou à cinquante kilomètres de là, comment le savoir ? Il n’y a plus d’électricité, de gaz, de conduite d’eau. Un peu d’essence pour le tracteur ! mais où sont les routes dans cet univers du désespoir ?
Alors ? Quels problèmes vont se poser à ce nouvel Adam ? C’est ce que j’ai tenté de dire dans cette suite de poèmes.
*
Je sais qu’on peut me faire des objections multiples. Mais qui reproche à Daniel de Foë les caisses d’outils et de graines retrouvées sur le navire échoué ? Son livre est une méditation sur le courage d’un homme appelé à survivre, à conserver sa dignité d’homme, un certain honneur de l’homme.
Ici l’essentiel est la tragédie de l’être qui doit présider à la naissance d’un nouveau monde ; c’est le drame d’Adam chassé du Paradis Terrestre, même si ce paradis n’était que celui du confort et de la facilité. Et d’un Adam qui se souvient.
SEIGNEUR, je le vois bien, ma demeure est sauvée
Comme l’arche d’antan.
Il nous faudrait courber nos têtes préservées...
N’en demande pas tant !
Mes enfants et ma femme autour de moi se serrent,
Nous demeurons vivants.
Mais nous restons les seuls sur ce coin de la terre
À trembler dans le vent.
L’épreuve est inhumaine et je manque de force
Pour vivre en ce désert.
Même le plus grand arbre est brûlé dans l’écorce.
Que nous sera l’hiver ?
Oserais-je penser qu’aux prochaines années,
À mon retour des champs,
Je puisse voir encor fumer ma cheminée
Et songer qu’on m’attend ?
J’AI gravi ce matin la plus haute colline,
Je regarde les horizons,
Je ne vois que désert et qu’amas de ruines
Sous le soleil de la saison.
Robinson prisonnier d’un océan de cendre,
J’osais rêver d’un grand pavois.
J’ai tenté vainement, dans les bois, de surprendre
Un chant de merle ou un aboi.
Il n’est pas de maison d’où monte une fumée,
Pas un bruit, pas une rumeur.
La Terre a ce regard de femme abandonnée
Où s’est tari le dernier pleur.
Jusqu’où faut-il aller pour découvrir encore
Présence d’un être vivant ?
Les jours sont revenus de Sodome et Gomorrhe
Et le sel retourne au néant.
POURQUOI m’avoir choisi pour vivre et reconstruire,
Seigneur ? Je ne le voulais pas.
Un autre mieux que moi s’imposait pour conduire
Un monde dans ses premiers pas.
Je demeure effrayé par les tâches immenses,
La détresse m’étreint les bras.
Où trouver le chemin pour mener cette enfance
Que la peur serre autour de moi ?
Me faudra-t-il gravir tant de milliers de marches
Avec un cœur déjà blessé ?
Ma demeure est debout, elle est peut-être une Arche,
Mais j’en suis l’indigne Noé.
Je regarde l’espace et cherche la colombe
Avec son rameau d’olivier.
Je ne vois que désert de cendre sur des tombes
Et notre ciel est sans ramiers.
AU pays d’alentour est-il encor des hommes,
Des fronts à la face du ciel ?
Dans les vergers d’octobre où se doraient les pommes
Est-ce un silence d’éternel ?
Par les jours de lumière, en la saison prochaine,
Je vais vivre à l’affût des vents
Et petit-être un parfum de foin mûr dans la plaine
Viendra me surprendre en passant.
Je saurai déceler l’odeur la plus ténue
Et, d’un bond, je m’élancerai
Avec un cœur battant et les deux mains tendues
À la découverte des prés.
MON univers anéanti,
Plaine immense, plaine déserte
Je suis l’insecte et la fourmi,
Partout est inscrite ma perte.
Mais dans ce monde horizontal,
Avec mes deux mains qui se joignent,
Pesant le bien, pesant le mal,
Je suis celui-là qui témoigne.
Même si j’en reste écrasé,
Je conserve encore la somme,
L’héritage d’un long passé,
L’honneur d’être toujours un homme.
Votre marche vers la clarté,
Ô les milliers de mes ancêtres,
M’a donné force de lutter
Et je m’avance dans mon être.
Je demeure essence de feu
Face à l’empire des ténèbres.
Si mon existence est en jeu,
Ma mort aussi je la célèbre.
ADAM ! Adam ! qui étais-tu,
Quel rescapé de tragédie ?
Car nous n’avons jamais rien su
De la faute qui fut punie.
D’autres ont-ils préexisté ?
Avais-tu connu d’autres hommes ?
Avaient-ils aussi dévasté
Leur beau jardin rempli de pommes ?
Est-ce la geste de ceux-là
Que notre aventure répète ?
Ont-ils connu le Golgotha,
Un Dieu péri dans la tempête ?
Si nous les avions imités,
Si notre faute originelle
Était simplement d’être nés
D’une race aux mains criminelles ?
Jusqu’où ne suppose-t-on pas
Quand on est cerné de folie ?
Je voudrais retrouver tes pas,
Ô raison, raison qui vacilles !
MON cœur est aux aguets, mes yeux fouillent l’espace.
Sitôt que s’épaissit le soir,
J’interroge la nuit et je cherche des traces,
Un feu jailli comme un espoir.
Ah ! par les nuits d’hiver, quand le songe s’apaise
Dans le repos de la saison,
Reverrai-je jamais monter d’une falaise
Une lueur sur l’horizon ?
Si quelque haut-fourneau là-bas subsiste encore
Dans le tumulte et dans le bruit
Qu’il lance vers le ciel pareil à une aurore
Son cri brûlant au cœur des nuits !
Ô silence de la matière,
Votre poids écrase la nuit
Et notre cœur toujours espère
Une rumeur qui passe et fuit.
Douceur du vent, chanson des feuilles,
Gibier rôdeur dans la forêt,
Vous étiez les bruits que recueille
L’oreille sans cesse à l’arrêt.
Dans les soirs porteurs de messages,
Tout à coup, un sifflet lointain !
Nous étions ceux-là qui voyagent
Et rentrent par le dernier train.
Ô silence qui nous oppresse,
Enfant tragique du néant,
Nous avions besoin des caresses
Que la rumeur garde en ses chants ;
BEAUX mots vivants, chargés de sens et d’être,
Nous demeurons les seuls à vous connaître
Et avec nous vous aurez disparu.
À mes enfants, je prétends dire encore
Le bel attrait des syllabes sonores...
Mais à quoi bon si rien ne reste plus ?
Et si plus tard vous atteignez l’oreille
De ceux qui vont, au cours des lentes veilles,
Rêver longtemps aux cendres du foyer,
Ils s’en feront de confuses images,
Et, peu à peu, de leur rude langage
Disparaîtront les mots les plus aimés.
Monde perdu, dont je reste la somme,
Tu vas survivre aussi longtemps qu’un homme
Se souviendra de tes matins d’été.
Malheur à toi, le jour où tes vocables
Ne seront plus dans la trame des fables
Que nos enfants entre eux vont se conter.
JE suis un début, un éveil,
Perdu sur la terre inféconde.
Adam, notre sort est pareil,
Comme toi je commence un monde.
Comme toi je suis le proscrit
D’un siècle pourri de bien-être
Et mon terrestre Paradis
Au tien fut semblable peut-être.
Comme toi, j’aurai mal usé
Des fruits de l’arbre de science.
Savons-nous ce qui s’est passé,
Dans quels périls tu pris naissance ?
Nous portons des trésors en nous,
Impossible de les transmettre !
Nos fils chercheront à genoux
Les lents secrets qui s’enchevêtrent.
Adam, quand s’approche le soir
Où tout l’on quitte et abandonne,
Conservons-nous un peu d’espoir
Devant ces enfants qui tâtonnent ?
QU’IL est beau de mourir en laissant après soi
La terre aux pentes fraternelles,
Avec ses champs de blé, ses saules et ses bois
Et sa douceur qui bat des ailes !
Qu’il est bon de penser que nos fils poursuivront
Dans ce décor les mêmes rêves,
Qu’ils s’en iront muser sous l’arche des vieux ponts
En écoutant battre la sève,
Que chanteront pour eux les oiseaux du printemps
Sous les coudriers de la haie,
Que leurs amours naîtront en marchant à pas lents
Dans la couleur des mêmes baies !
Mais tous ces hauts bonheurs nous ont été ravis
Au cours de la même journée
Et nous devrons quitter nos rivages flétris
Au seuil de quelles matinées ?
FEMME, depuis le jour... le jour...
Il faut que l’oreille se tende
Que sans cesse je me demande
Et que je suppute toujours
Les douceurs qui me sont ravies...
Mais j’ai trouvé ce qui défaut :
Nous n’avons plus de chants d’oiseaux.
S’il en était encore en vie,
Pour avoir entendu des pas,
Pour avoir vu de la fumée,
Un merle aussitôt serait là
Dans le soleil des matinées.
Il eût suffi d’un bruit de seau...
Nous n’avons plus de chants d’oiseaux.
POURTANT si ce tilleul pouvait ressusciter
Au seuil de la saison prochaine,
Si le blé que je vais dès l’automne semer
Sortait du sol, graine après graine !
Est-ce que les oiseaux ne naissent pas du vert
Comme le Phénix de ses cendres ?
Si des bourgeons d’avril éclairaient ce désert,
Du ciel, les verrions-nous descendre ?
Si, le printemps prochain, du vert pouvait pointer...
Un chant s’élèverait des herbes...
Il ne faut qu’un oiseau pour nous rendre l’été
Et pour la moisson qu’une gerbe.
DIEU caché dans le sol, qui veilles sur les sources,
Sur les fruits de demain,
La racine de l’arbre et les pauvres ressources
Que couvent nos deux mains,
Je voudrais couronner ta pierre de guirlandes
Et te crier merci.
Il ne nous reste rien que nos cœurs qui demandent
Et nos champs nus et gris.
Veille sur notre sort, veille sur la fontaine
Si pitoyable à voir,
Veille sur ce filet qui se perd dans la plaine,
Seule voix dans les soirs !
Si s’arrêtait jamais à la saison trop chaude
Son chant sur les cailloux,
La mort qui sans arrêt à notre porte rôde
Aurait tôt fait de nous.
Ô mes enfants, je vous regarde
Dans vos jeux et dans vos galops.
Trois frères, deux sœurs ! prenez garde...
Trois frères et l’un est de trop.
Je vois les disputes futures,
Un geste devient criminel,
Caïn frappe d’une main sûre,
Qui sera, parmi vous, Abel ?
Et vos enfants, fruits de l’inceste,
S’en vont peiner sur quels chemins ?
Ils vont recommencer la geste
Sur nos routes de pèlerins.
Pas d’une race débutante,
Que vous allez être incertains
Pour trouver des demains qui chantent
Que de sang sur combien de mains !
BIENTÔT vous devrez disparaître,
Ô faïence, à force de coups.
Une ère nouvelle va naître,
Le bois va triompher de vous.
En faudra-t-il de la constance
Pour que plus tard un descendant,
Palissy de haute espérance,
Retrouve votre grain brillant !
Quelle recherche prolongée,
Quelle attente et que de soucis
Pour s’inscrire dans la lignée
D’un simple bol aux flancs vernis !
QUAND la nuit ferme sa prison,
Il nous faut rester sans lumière.
Je souffle alors sur les tisons,
À genoux, à même la pierre.
Je leur offre un rameau de bois,
La branche crépite et commence
À m’entretenir à mi-voix.
Car j’ai refait une alliance
Avec la flamme du foyer,
Chaque soir j’écoute en silence
Les mots qui me sont murmurés.
J’assume dans la patience
Mes premiers pas de pionnier
Et les lueurs qu’elle projette
Sur les murs perdus dans le noir
Ont parfois de tels airs de fête
Qu’en moi s’élève un peu d’espoir.
DANS le labyrinthe où nous sommes,
Dédale eût-il trouvé l’élan ?
Que font, que font les autres hommes
S’il en est encor de vivants ?
Qu’un jour de marche nous sépare,
Pourrions-nous entendre des voix ?
C’est en vain que mes pas s’égarent
– Dans quel espoir ? – parmi les bois.
Isolés dans ce monde blême,
Nous ne sommes que des tribus.
Survivre est notre seul problème,
Nous vivons, nous n’espérons plus.
Le monde, c’était le village,
Il nous aimait depuis toujours.
C’était surtout ces vieux visages
Qui luisaient dans la paix des jours.
Et si jamais un homme arrive
Avec son langage lointain,
Ne serons-nous sur le qui-vive
Tant qu’il mangera notre pain ?
Ô souvenir du feu de bois,
Ton existence était perdue.
J’ai longtemps vécu loin de toi,
Voici ton odeur revenue !
Dès que s’entrouvre le foyer,
Nous retrouvons ta haute flamme
Avec sa danse à pas légers,
Son caprice et ses mains de femme.
Sur les murs de notre maison
Tu projettes lueurs nouvelles,
Le passé remonte à foison,
Le puits déborde la margelle.
Prestige des siècles perdus !
Il a suffi d’une étincelle
Et nos ancêtres revenus
Nous reprennent sous leur tutelle.
DANS mon ciel transite un nuage
Comme on en voyait autrefois,
Grand oiseau de calme passage,
Il se reflète sur mon toit.
Vers des Norvèges éternelles
Il poursuit d’antiques chemins,
Sa croupe un instant se pommelle
De bleu d’azur et de carmin.
Il n’a pas réformé sa route.
Des mains sont-elles toujours là
Pour sentir les premières gouttes,
À doigts tendus, quand il fondra ?
Je suis de mon œil qui se plisse
Son lent voyage dans le ciel,
Mais jamais un oiseau ne glisse
Qui répondrait à son appel.
J’AI fini de rêver devant la flamme claire,
Je vais m’acharner sur le bois,
Mon cœur avec élan s’attaque à son mystère
Et je me pose des pourquoi.
Mes mains ont retrouvé l’appui de la matière,
Je m’exerce en chacun des soirs,
À petits coups têtus je poursuis la filière...
Dans mon tunnel luit un espoir.
J’ai découvert le sens, la pente où le bois cède,
J’ai recouvré le bon chemin,
Je rêve de tirer d’un aubier aux fils raides
La courbe qui séduit la main.
Œuvre de mon courage, avenir de courage !
Le sabot que j’ai su tailler
Brille devant mes yeux. J’admire mon ouvrage
Avec une sainte fierté.
JE songe toujours au moulin
Dont j’entendais tourner la roue
Quand le vent était ce gamin
Dans les taillis qui court et joue.
Je poursuis encor sa rumeur,
Je m’approche de la rivière.
Où sa chanson, où sa douceur ?
C’était peut-être une prière...
Elle montait dans les matins
Lorsque je restais à l’écoute,
Elle disait un hymne au pain,
Elle dorait déjà sa croûte.
C’était un peu de notre miel,
De notre âme et de nos journées,
Elle portait au fond du ciel
L’hommage de nos mains nouées.
QUAND le métier rit dans les doigts,
On peut se jouer de la fibre
Et pousser le ciseau si droit
Que la souche tressaille et vibre.
Grand art rêvé devant le feu
Quand bondit la flamme dansante !
Il naît dans nos mains et nos yeux,
Il est le fruit de notre attente.
Et dans le soir, cet imposteur
Qui dresse de vaines images,
L’homme aperçoit les vieilles peurs
Que renforcent les soirs d’orage.
Avec fougue il sculpte le bois.
Tout son effort est d’en extraire
Un dieu qui le protégera
Contre ses craintes millénaires.
VILLE que je trouvais ingrate pour mes peines
Avec ton visage étranger,
Je n’avais jamais su à quel point tu m’enchaînes.
De quels regrets tu m’as chargé !
Dans le solide accord de tant de mains liées
Se cachait ta mâle beauté.
Ah ! par ce calme hiver où sombrent mes journées,
Je rêve encor de tes clartés.
Visages disparus quand je savais à peine
Combien je pouvais vous aimer,
Vous marchiez avec moi sur mes chemins de plaine,
Compagnons de mon cœur fermé !
JE dédaignais l’éclat des roses
Dans mon jardin plein de rumeurs.
Qu’importait le sort d’une fleur
Dans mon existence sans pause !
Pousse ! matin tremblant d’amour !
Vert bonheur devant ma fenêtre !
Toi, la première à reparaître
Dans notre monde sans recours !
Si les dieux restent favorables,
L’an prochain te verra des fleurs.
Par les matins pleins de tiédeur,
J’entends les guêpes innombrables...
Un gâteau de miel murira
Caché sous les tuiles faîtières.
Je songe à sa douceur première
Et mon cœur en tremble déjà.
QUAND les bois barraient le soleil
Et lui défendaient toute entrée,
Il était nappe de vermeil
Sur les frontons de la futaie.
Grande mer aux reflets mouvants,
Des barques flottaient sur ton onde
Et, sous les ressacs, au printemps,
On voyait se creuser un monde.
Dans la lumière se formaient
De grandes lames sur tes rives,
La barque un instant frémissait,
Elle aspirait à la dérive.
Forêt, grand souterrain voûté
Sous l’océan de la lumière,
Tes troncs ont fini de porter
Leur grève de sable et de pierre.
SAINTS rugueux de l’église, ô statues de bois,
Nos ancêtres vous ont sculptées.
Lents travaux commencés à la saison des froids
Et polis à longueur d’année !
Devant l’âtre dansant que de reliefs sont nés,
Reflets de la flamme éternelle !
Le saint apparaissait dans sa prison d’aubier,
L’œuvre en cours était le modèle.
Ô vieux imagiers, dont le rêve a pris corps
Devant le groupe des apôtres,
Qu’il fut long le chemin, qu’il fut semé d’efforts !
Que votre chemin soit le nôtre !
VOICI que m’est venu cet air dans la mémoire ;
Je l’avais oublié.
Il m’obsède à présent, prestige d’une gloire
Que rien n’a pu nier.
Je veux le conserver, en devenir le maitre,
Je veux qu’à mon appel
Il soit ce chant doré que la voix fait renaître
Pour rêver d’éternel.
Il faut que mes enfants écoutent sa cadence.
Sous mon fredon sans art,
Ils auront entrevu ce ciel né du silence
Qui s’appelait Mozart.
VENT qui disais les songes de l’absence
Par les matins où chantent les juillets,
Que dans mon cœur s’élèvent de regrets !
Allons-nous vivre écrasés de silence ?
Pour retrouver ta voix et ta présence
Que faudrait-il offrir aux dieux secrets,
Vent qui disais les songes de l’absence
Par les matins où chantent les ·juillets ?
Reverrons-nous la branche qui balance
Et dans nos champs se courber les bluets ?
Reverrons-nous s’incliner des trochets
Sur notre cœur et sur sa connivence,
Vent qui disais les songes de l’absence ?
JOURS d’autrefois ! Nous étions deux
Pour battre le froment sur l’aire.
Le soleil riait dans nos yeux
Et nous riions dans la poussière.
Nos fléaux ne s’arrêtaient pas
De rythmer à folle cadence
Et nous tournions autour du tas,
C’était plaisir et c’était danse.
Et c’était danse aux pas heureux
Dans un grand jeu de virevolte.
On sautait en l’honneur d’un dieu,
Il avait béni nos récoltes.
Mais aujourd’hui traîne mon pas
Et toute cadence est perdue.
La fatigue me rompt les bras,
Un dieu ne rit plus dans la nue.
MES horizons, grands chiens de garde
Pour mon métier, pour ma raison,
Sans cesse mon regard s’attarde
De vos lointains à ma maison.
Où ce poudroiement de lumière,
Ce feu brillant qui m’encerclait
Et posait ses nobles lisières
Aux terres que je cultivais ?
Grand roi chassé de son royaume,
Je cherche mes fastes d’antan.
Il ne reste pas même un chaume
Où l’avoine accueillait le vent.
J’ARRÊTE de lancer mon foin,
Qu’il est pesant ce grand silence !
Ma pause devient un besoin,
Ce n’est plus une récompense !
Avant, je redressais les reins,
La brise séchait mon visage,
J’écoutais, venus des lointains,
Les bruits qui battaient mon rivage.
Un pivert frappait dans les bois,
Le ruisseau mordait le silence,
Un chien retenait son aboi,
Le temps imposait sa cadence.
La terre entière m’arrivait
Et j’étais dans ses confidences.
Dans mes arbres, que de reflets !
Que nous étions de connivence !
QUE de vieux souvenirs en ce mois de Septembre
M’inondent soudain de leur miel
Par ce soleil doré qui pénètre en ma chambre
Et se réfracte en arc-en-ciel !
Je partais au verger dresser la grande échelle
À l’assaut des troncs de pommiers
Et je cueillais mes fruits qui brillaient d’étincelles,
Ils incendiaient mes paniers.
Nous montions au grenier le poids de ces richesses,
Quel rendez-vous pour nos hivers !
Dans l’ombre des planchers leur odeur d’allégresse
Était Paradis entrouvert.
Si je pouvais encor mordre dans une pomme,
Dans son soleil, dans son été,
Je le retrouverais, mon bonheur d’être un homme
Né pour vivre dans la clarté.
VERGERS montant à l’assaut des halliers,
Par les matins de lumière et d’enfance
Vous exaltiez les fleurs de vos pommiers
Et leurs bouquets brûlaient dans le silence.
Ô mois de mai, dans le bonheur des jours !
M’en souviendrai, m’en souviendrai toujours.
Et vous, genêts aux pentes des talus,
Vos papillons dressés dans la lumière
N’étaient qu’un vol pour un temps suspendu.
Vous couronniez nos routes familières,
Nous vous offrions au Christ des carrefours.
M’en souviendrai, m’en souviendrai toujours.
Reviendrez-vous, papillons des genêts ?
Et vous pommiers aux fleurs blanches et roses,
Unirez-vous l’élan de vos trochets
À ces frissons de jaune qui se pose ?
Reviendrez-vous, saison de nos amours ?...
M’en souviendrai, m’en souviendrai toujours.
J’AI repris l’antique charrue,
Me voilà seul dans la saison.
Allons, mes bêtes, sous la nue,
En face du premier sillon.
Ô dieu, protecteur de nos terres,
Faites qu’il soit profond et droit
Comme les traçait mon grand-père,
Je le vois marcher devant moi.
Je serai mon juge sévère,
Mon soc va prendre son brillant,
Soleil qui court au ras de terre,
Roi des sillons, sceptre pesant !
Allons, grands feux dans la lumière,
Tout ici va recommencer.
Mordez bien fort, mon vieil araire,
Le ciel encor va s’étonner.
GRANDS fûts qui commandiez l’espace,
Ombre verte en la ·paix des Jours,
Ô marronniers de la grand-place,
Vous existiez depuis toujours.
Vous étiez puissante Acropole
Sur un calme d’éternité.
Les dieux prononçaient des paroles
Dans votre azur au vent d’été.
Vous chantiez le temps des vacances
Et les myrtilles dans les bois,
J’ai redouté dans mon enfance
Qu’un jour vous ne partiez sans moi.
Ô marronniers de la grand-place,
Que j’aurais aimé vous revoir !
Quand l’automne éveillait la chasse,
Vous allumiez un reposoir.
De la fenêtre de l’école
Je vous suivais dans les matins
Quand vous dansiez la farandole
En feuilles d’or sur les chemins.
Ô race de mes fils qui n’êtes pas ma race
Mais un peuple nouveau sans l’ombre d’un passé,
Vous n’aurez pas connu le bonheur de l’espace
Où nos yeux se posaient par les matins d’été.
Je veux sculpter un Christ pour qu’il penche la tête.
Sur votre peine d’homme et vos poignets meurtris.
Pourra-t-il jusqu’à vous étendre sa conquête ?
Nous qui l’avons connu ne l’avions pas compris.
Faudra-t-il à nouveau pour vous donner la Vie
Qu’il monte sur la Croix où nous l’avons cloué ?
Un Dieu peut-il subir encore une agonie
Encor verser un sang qu’il a déjà versé ?
QUE je voudrais revivre un de mes vieux dimanches
Par les après-midi de juin !
Je sommeillais un peu sur cette page blanche
Dans mes jours aux travaux sans fin.
L’odeur du café noir m’appelait à la table
Et l’on mangeait dans la gaîté.
Que le pain souriait, que le temps était stable,
Que de tiédeur dans la clarté !
L’ombre avait investi le fond de la charmille,
On réunissait les enfants,
Nous tenions par la main notre petite fille
Et partions regarder nos champs.
MAIS nous ne savions pas que marcher par nos champs
Était pour nous une prière.
Nous regardions pousser l’avoine et le froment,
Nous allions jusqu’à la rivière.
Nous découvrions de loin le village et ses toits
Qui brillaient au feu de leurs tuiles
Et le soleil couchant caressait de ses doigts
La tête d’un saule immobile.
De chacun de nos pas qui foulait le sentier
Montait vers Dieu notre lumière
Qui lui disait merci pour nos jours coutumiers,
Pour notre amour qui les éclaire.
Nos yeux se rencontraient, la main de notre enfant
Avait la bonté d’une gerbe.
Le Seigneur souriait de nous savoir contents.
Nous allions demain faucher l’herbe.
SI des pommes brillaient
Devant moi sur la table,
Je me retrouverais
Au temps secret des fables.
Tous les mois de l’été
Chantent sur leur pelure
En gerbes de clarté
Dont l’arôme perdure.
Je saurais caresser
Leur forme chaude et pleine.
Déjà, j’ai retrouvé
Le miel de leur haleine.
Qui pourrait oublier
Que le destin d’un homme
Peut tenir tout entier
Dans les yeux d’une pomme ?
PREMIER jour de labour
Sous le soleil d’automne !
J’ai fendu le sol lourd,
Que ma terre était bonne !
J’ai saisi dans les mains
Un lourd fragment de glaise,
Il tremblait comme un sein
Que le plaisir apaise.
Son odeur m’assaillait
Et me cherchait, tenace,
De son arôme épais,
Ô femme lente et grasse !
J’ai pris un pan de ciel
De mes mains qui dérobent
Et l’ai mis au soleil
Pour lui faire une robe.
Et les reins fatigués,
Dans l’ombre survenue,
Je ne pouvais quitter
Cette femme étendue
Qui tournait lentement
Les traits de son visage
Devant son jeune amant
Pour lui cacher son âge.
Ô mon père, dans le grand Livre
Que tu commentais chaque soir,
Trouve-t-on des raisons de vivre,
Y découvrirai-je un espoir ?
Puisque me demeure ta Bible
Pour instruire mes descendants,
Leurs pas seront-ils moins pénibles
Et leur destin moins hésitant ?
Quelle couleur prendra l’Histoire
Quand vous la vivrez, mes enfants,
La nuit sera-t-elle aussi noire
Que fut la nuit des anciens temps ?
Sur cette route longue et lente
Qui va se durcir sous vos pas,
Supporterez-vous nos attentes,
Nos fatigues et nos combats ?
Mon Dieu, vous faudra-t-il encore
Monter un jour au Golgotha
Pour ressusciter dans l’aurore
Qui se lève sur le Sabbat ?
LABOUR d’hier, sur ton visage
Glisse une main de chaud velours
Qui tendrement palpe au passage
La forme de chaque contour.
Je veux doubler ton étendue,
Je te veux grand dans ce désert.
Le crépuscule sous la nue
En restera plus longtemps clair.
Avril charnel, plein de promesses,
Ta lumière découvrira
Une amoureuse qui se presse
En robe verte dans tes bras.
Ô Vert de la saison prochaine,
Je chante ta gloire déjà :
Des oiseaux naîtront de mes graines,
Leur chant va lever sous mes pas.
CHEMIN qui veniez de la ville,
Vous escortiez de vos genêts
Le visiteur au pas tranquille,
Sur son visage, vos reflets !
Dans cet univers en déroute,
Mes yeux leurrés cherchent encor
Si quelqu’un ne vient sur la route,
Surgi du royaume des morts.
Je m’avançais, la main tendue.
Que de lumière et quels juillets !
Un dieu souriait dans la nue,
C’était un dieu que j’accueillais.
Je revois le large sourire
De ce marin dans le soleil.
Il est sombré son blanc navire,
La nuit le couvre de sommeil.
HAUTS peupliers qui bordiez la rivière,
Que de couchants vous avez éclairés !
Vous éleviez vos arceaux de lumière
Sur les champs roux que l’ombre avait noyés.
Hauts peupliers, pères de nos pensées,
Chacun des soirs rameutait les oiseaux.
Un dernier vol sur vos cimes ailées
Disait la nuit, le calme et le repos.
Hauts peupliers, m’écoutez-vous encore
Et quel élan dans vos troncs est resté ?
Verdirez-vous par les jeunes aurores
Lorsqu’en avril se risquent des clartés ?
Hauts peupliers, battrez-vous la cadence
Lorsque le vent vient fraîchir nos étés ?
Je vous attends, j’attends votre silence
Plein de secrets pour un cœur alerté.
DANS mon métier de paysan
Lorsque la terre ne me porte,
Chaque geste devient pesant.
Et la fatigue est la plus forte.
Mais que l’effort était léger
Quand il s’accordait à la feuille,
Quand les ombres semblaient gagner
L’herbe que la fourche recueille !
Mes yeux se posaient sur le vert
Et la paix était dans mon âme.
Je faisais signe à l’univers,
Il me répondait par ses flammes.
Ô pas solides du guerrier
Qui voit se lever la victoire
Et qui rentre dans son grenier
Sa récolte de haute gloire !
QUAND je reviens de la fontaine,
Que je rapporte tes deux seaux,
Femme, ils sont pour moi de la peine
De l’attente et de la belle eau.
Je revois le temps de l’enfance
Quand renaît un geste lointain
Et je retrouve la cadence
Qui n’avait pas quitté mes mains.
Et pendant que je les apporte,
Le soleil danse au fond de l’eau
Ou c’est l’étoile qui m’escorte
Et veut illuminer mon seau.
Accepte-la comme une offrande
Qu’un dieu veut bien nous consentir.
Nous vivons des temps de légende,
Ayons une âme à leur offrir.
SCULPTE l’image dans le bois,
Recherche la souche rebelle,
Que l’élan brûle dans tes doigts,
Que ta ferveur se renouvelle !
Artiste toujours étonné
D’aller au-delà de la cible,
Rends grâce au dieu qui t’a comblé
Tu murmures de l’indicible.
Mais dès que renoncent tes doigts,
S’éteint la flamme de ton rêve.
Ton œuvre s’enfuit loin de toi
Dans la minute qui l’achève.
Ô récolte sur nos lisières,
Veuille éclairer ce désert noir
Et déployer dans la lumière
Un pavillon couleur d’espoir.
Tu brilleras dans l’étendue
Et ton éclat, si tu reviens,
Va piéger au cœur de la nue
Tous les oiseaux qu’elle retient.
Sois le grand cri qu’attend le monde,
La fontaine dans le désert,
La tour sur un chemin de ronde,
La couleur de notre univers.
Ô première moisson jaillie,
Espérance de mon salut,
Je chanterai tes litanies...
Tout Paradis n’est pas perdu.
Ô vent qui nous jouiez vos grandes symphonies,
Organiste exalté qui peupliez nos chemins
De vos largos puissants, il vous fallait la vie,
Votre grand orgue est mort que vous cherchez en vain.
Rien ne vous retient plus, rien n’offre à votre force
Ce clavier résonnant que martelaient vos poings
Et l’arbre consumé qui lâche son écorce
Ne porte plus rameaux pour y foncer de loin.
Grand virtuose aveugle aux mains toujours tendues
Vers le clavier vivant que l’on vous a volé,
Qu’il serait pathétique au zénith de la nue
Votre accent plein d’angoisse en ces jours dépouillés !
Ô fruit, étais-tu jaune ou rouge ?
Déjà je ne le sais plus bien.
Je vois une balle qui bouge
Et qui danse entre mes deux mains.
Je cherche ta saveur encore,
Mais elle m’échappe à présent.
Orange, je te remémore...
Fondais-tu si bien sous la dent ?
Et je voudrais que me revienne
Le parfum de l’italienne
Qui t’avait prise dans sa main.
Je revois la courbe du sein,
Elle était proche de la tienne
Et cette image si lointaine
Qui monte d’un passé soudain
Aussi claire qu’une fontaine
Rafraîchit encor mes deux mains.
QUAND j’aurai navigué l’hiver
Sur un océan de décombres
Dans le chaos d’un univers
Dépourvu de l’ombre d’une ombre,
Comme mes yeux vont se porter,
Pleins d’espérance et pleins de rêve,
Vers les champs que j’ai labourés !
Je serai de quart sans relève.
Capitaine sur le ponton
Qui cherche des yeux une terre,
Capitaine qui tourne en rond
Et s’interroge et persévère,
Quelle clameur je pousserais !
Vert ! vert ! enfants, je vous appelle,
Le vert ! le vert qui reparaît !
Sur l’horizon que d’étincelles !
Printemps, me sera-t-il donné
De libérer d’une voix forte
Le grand cri que je sens noué
Depuis le temps des feuilles mortes ?
VOUS étiez de sûrs reposoirs,
Si fixes dans votre assurance,
Ô lumières de nos vieux soirs,
Vous veilliez dans la patience.
Vous regardiez la grande nuit,
Vous balisiez son étendue.
De feux en feux, à pas séduits,
Nous suivions des routes connues.
Ô toi qui brillais autrefois,
Je ne t’avais jamais comprise.
Mais dans le malheur j’aperçois
Ton regard de Terre Promise.
FEMME, cessons de pleurer sur les rêves
Que tu brodais pour nos enfants.
Ils n’ont eu que des heures brèves,
Déjà s’en efface le temps.
Ce sont regrets qui volent par la plaine
Et si leur destin te fait peur,
Songe qu’ils n’auront pas nos peines
S’ils n’ont pas connu nos bonheurs.
Nous leur voulions l’existence facile,
Le malheur les veut aguerris,
Robinsons perdus dans une île
Où ne viendra pas Vendredi.
Ils devront vivre une geste exemplaire,
Plus haute que nos pauvres vœux.
Que savons-nous de la lumière
Qu’on verra luire dans leurs yeux ?
Ève, regarde ! une bûche s’éclaire,
Elle avait rêvé de forêts...
Pourtant qu’elle est vivante et claire
Quel orient sur nos chenets !
GRAND-PÈRE a vécu sur mes champs
Comme avaient vécu ses ancêtres.
Il labourait au tard des ans,
Toujours esclave et toujours maître.
Plus tard, il s’est fait le berger
Des terres qu’il avait semées.
Pasteur attentif au danger,
Il surveillait leur destinée.
Son œil regardait les labours
Et sa tête approuvait sans trêve.
Il prenait sa couleur aux jours,
Il en recevait de grands rêves.
Chaque soir, il a ramené
De son bâton qu’il tenait ferme
Son grand troupeau de champs de blé
Jusqu’au portail de notre ferme.
Ô visage de femme
Trop longtemps regardé,
Brûlé de hautes flammes
Comme un buisson d’été !
Que veux-tu par la force
À mon cœur arracher ?
Un peu de son écorce,
Un peu de son aubier ?
C’est en vain que je lutte,
Je voudrais t’échapper,
À chaque pas je bute
Sur tes traits retrouvés.
Et pourtant ton absence
Devrait avoir glacé
Sous le poids du silence
Ces jours de mon passé.
La main sur le visage,
Je tente d’effacer
Une trop chère image
Que rien ne peut chasser.
COLOMBE qui disais la paix,
Qui la chantais à tire-d’aile,
Je veux t’offrir, si tu renais,
Un champ de blé plein d’étincelles.
Ailes blanches sur un jardin,
Quel repos vous versiez dans l’âme
L’espoir tombait sur nos chemins,
Nos jours s’illuminaient de flammes.
Votre vol ne dépassait pas
Les tuiles des vieilles toitures.
À nos tendresses d’ici-bas
Se limitaient vos aventures.
J’ai semé mon champ de froment,
Terrain pour vos atterrissages.
Reviendra-t-il jamais le temps
Que vous marquiez de vos passages ?
VIEUX mots, vous allez disparaître
Brises d’été, pommes, pigeons,
Géraniums à la fenêtre,
Je voudrais vous mettre en chansons,
Vous unir dans la même troupe,
Liés par le rythme et le son,
Et les enfants qui vont en groupe
Vous chanteraient à l’unisson.
Palais, villas et boulingrins,
Sur l’horizon les champs de lin,
Parfums profonds, eaux de Cologne,
Église au ténébreux parvis,
Vins de Champagne et de Bourgogne,
Je veux vous sauver de l’oubli.
Mais que peut la force d’un homme
Devant tout ce qui s’est perdu ?
Comment jamais faire la somme
Des biens que nous avons connus ?
Parcs à la douce nostalgie,
Lilas penchés sur un jardin...
Je renonce à ma litanie,
Je vous laisse à votre destin.
JE te revois, chemin qui menais à la ville,
Je ne te suivrai plus.
Je revois tes détours dans la plaine tranquille,
Tes ombrages perdus.
J’ai croisé sur ton cours des filles en dérade
Que je ne savais pas
Et mon cœur a battu de terribles chamades,
Je me parlais tout bas.
Vous étiez mes bonheurs, vous étiez mes richesses
Et nul n’a deviné
Mon vertige effrayant devant votre jeunesse,
Devant vos corps bronzés.
Mais je dois renoncer à revoir vos visages,
Ils sont entrés en moi
Et je vous tiens serré, grand bouquet de corsages,
De mes deux bras en croix.
BIBLE ! quel livre de lecture,
Pain de jeunesse et pain de sang !
Quelle virile nourriture
Pour la faim d’un petit enfant !
Mon fils aîné me questionne,
Ses mots révèlent sa candeur.
À quels rêves ne s’abandonne
L’homme nourri dans la grandeur ?
Puissent les bibliques images
Pénétrer ton cœur, mon enfant !
Tes premiers pas dans le courage
Seront peut-être moins tremblants.
ÈVE, si je pouvais te consacrer une heure !
Il me faut préparer le bois,
Chercher le foin, moudre le blé, battre le beurre
Et tout me requiert à la fois.
Lorsque ma hache sonne au bord de la futaie,
Notre passé remonte en moi :
Tu descends le sentier qui tremblait dans ses haies,
Le cœur me point comme autrefois.
L’été de nos amours remonte et se prolonge,
Quand mes mains disaient à ton corps
Ce que mon cœur rêvait, ce que chantaient mes songes.
Je n’osais l’exprimer encor.
J’évoque sans arrêt tes yeux pleins de vertige,
Ton corps est grand comme l’été,
Je revois ta moisson qui ployait sur ta tige,
Paradis dont je suis chassé.
Ève, il nous faut sauver les prémices d’un monde,
Unis dans un même vouloir.
Notre amour est trésor qui prodigue à la ronde,
L’avenir n’a pas d’autre espoir.
JE sculpte lentement un Christ pour mon calvaire,
Je pousse mon ciseau têtu,
Chaque ligne résiste, hostile en sa matière,
Chacune offre un problème ardu.
Et dans ma volonté de faire une œuvre grande,
Moi qui ne fus jamais pieux,
Je sens mes doigts se joindre et mon âme quémande
Un peu de la grâce de Dieu.
De mes lèvres s’envole un début de prière,
Le vrai langage est retrouvé,
Je me sens envahi d’une haute lumière
Et le don d’enfance est sauvé.
Vertu du long travail qui cherche son visage !
Le bois nous reste fraternel
Mais nous nous détachons des fragiles rivages
Pour prendre appui sur l’éternel.
ÈVE, Ève, tu ne parles plus,
Tu t’enfonces dans le silence.
Pour ceux-là qui sont trop tendus
Se fausse vite la balance.
Nous ne sommes pas des robots,
Ève, il nous faut sauver notre âme
Et nous avons besoin du mot
Qui nous ressuscite, ô ma femme !
Au milieu des rudes labeurs
Nos petits dressent leur oreille,
Regarde-les, prends dans ton cœur
Ce chant profond qui les éveille.
MARBRES sculptés, habitants des musées,
Votre réponse au vif de nos pensées
Était silence et gestes mesurés.
Serait-il vrai qu’au milieu des décombres
Se soit perdu le secret de vos ombres,
Que votre énigme ait pour toujours sombré ?
Marbres fermés, nous cherchions le mystère
Que le sculpteur avait voulu nous taire.
Mais le sculpteur n’était-il dépassé ?
Quel sens ne prend loin du ciseau de l’homme
L’œuvre qui vit désormais autonome ?
Quel feu puissant sur un monde angoissé !
Ceux qui plus tard, dans la cendre et la rouille,
Exhumeront au cours de lentes fouilles
Quelques fragments par chance conservés
Vont découvrir une âme à vos visages.
Trouveront-ils l’inutile message,
Le sens perdu qui nous aurait sauvés ?
QUI pourrait m’empêcher de vivre ?
Comme Jeanne j’entends des voix,
L’une s’obstine à me poursuivre
Je la sens s’élever en moi.
Quel est ce vouloir qui s’impose
Dans la totale nudité ?
Il ne connaît jamais de pause
Toujours il m’exhorte à lutter.
Immortel courage de l’homme
Qu’aucun péril n’a désarmé !
Aujourd’hui j’en reste la somme
Et je me dois de l’assumer.
Au fond de mon cœur qui tressaille
Mais s’illumine de clarté,
Je rejette le poids de paille
Et m’en tiens à l’épi porté.
MON vieux cahier, où restent peu de pages
Je réfléchis et j’écris posément
Mes souvenirs sous forme de messages,
Ce que je crois utile à mes enfants.
Je veux noter comment cuire la brique,
Comment lier le sable avec la chaux,
Couvrir un toit et comment on s’applique
Pour aiguiser le coutre ou les ciseaux.
Sans grand espoir, je note et je confie
Ce que je sais pour ceux qui me suivront.
Qui vous lira, quand vous serez jaunies,
Pages du livre où je garde raison ?
HEUREUX ceux qui ont le cœur pur !
Mon fils relit le vieux passage,
Il le souligne d’un doigt dur,
Sa tête penche sur la page.
En notre univers renaissant,
Première leçon de lecture !
Pas timides de mon enfant
Promis au jeu de l’aventure.
Dans sa mémoire vont rester
Les étranges mots qu’il épelle.
Mais si son cœur était buté...
Si le caillou sans étincelles...
ÈVE qui t’éloignes de moi,
De tant de travaux prisonnière,
Comme je peux songer à toi
Et te dresser dans la lumière !
Qu’il est simple de t’éveiller,
Amour au lumineux visage,
Mais que de nuits à te veiller,
À l’affût de chaque message !
Il faut sans cesse revenir
Et retoucher à mains posées
Ce marbre pressé de vieillir
Si ne l’épiaient nos pensées.
À coups de patience, avec des pierres lisses
J’ai refait le bassin
Et l’eau de la fontaine à la brise se plisse,
J’y rafraîchis mes mains.
Le ciel peut apporter ses couleurs d’agonie
Et dorer les coteaux,
Moi, je voudrais trouver quelque feuille jaunie
Qui s’attarde sur l’eau,
Un coudrier penchant et de l’herbe plus grasse,
Plus riche de reflets.
Je me croirais alors, Seigneur, dans votre grâce...
Mais vains sont mes regrets.
VOISIN de la ferme d’en bas,
Courbé sur ta barque sans trêve,
Tu m’adressais un geste las
Et tu replongeais dans ton rêve.
Nous n’échangions pas de vains mots,
Nous naviguions toute l’année,
Chacun de nous à son hublot
Avait l’œil sur la traversée.
Mais je te voyais, mon voisin,
C’était quand même une présence,
Le pavillon d’un être humain
Dans les remous, une assurance.
Aux hommes tu me rattachais,
Je prenais part à leur histoire...
Mais aujourd’hui les jeux sont faits,
Je rame seul dans la nuit noire.
QUE de fois, au milieu de la nuit, je m’éveille !
Et tu respires près de moi.
Je me penche un instant, mon amour te surveille...
Mais dans mon cœur quel désarroi !
Le malheur aurait-il, Ève, tué ton âme ?
Il t’a soudain donné cent ans.
Tu marches dans les jours, sans sourire et sans flamme
Et sans un mot pour les enfants.
Tu rejoins le destin des vieilles paysannes
Comme on en voyait autrefois,
Esclaves du labeur, qui vont et qui ricanent
Devant la faiblesse ou l’émoi.
Quel est cet être obscur à l’âme calcareuse
Que je retrouvé à mes côtés ?
Il resterait pourtant des minutes heureuses
Quand l’espoir garde des clartés.
JE crois à la forêt, à la forêt brûlée
Dont les troncs ont péri jusqu’au cœur de l’aubier.
La tempête abattra les carcasses dressées.
Que va-t-il advenir de ce décor altier ?
Mais un dieu sait veiller au secret des racines.
Sous la mousse en tison rêve un autre univers,
Il saura s’imposer sur la noire colline,
Le nouvel horizon nous cernera de vert.
Je ne le verrai pas, je ne puis plus l’attendre,
Mais mes fils s’en iront dans les matins d’été.
Par les chemins perdus aujourd’hui sous la cendre,
Ils recommenceront nos bonheurs arrêtés.
Dans cette ombre incertaine où vont trembler nos âmes,
Je les regarderai continuer mes jeux
Et c’est moi qui toujours, aux avrils pleins de flammes,
Danserai le printemps sur les talus herbeux.
Ô foin que je porte à mes bêtes !
Dernier cadeau de la saison,
Tu gardes ton parfum de fête,
L’odeur des prés en pâmoison.
Juin ressuscité te pénètre,
Je le respire à pleins poumons,
Je m’attends à voir reparaître
Ses couleurs et ses horizons.
L’arbre règne encor dans la plaine,
Le grillon gratte dans son champ,
Le monde est visage sans haine,
Il conserve une âme d’enfant.
Que d’ans nous faudra-t-il encore
Pour faner des prés éblouis
Et dormir dans la paix sonore
Sous un tilleul épanoui ?
UNE lampe à pétrole éclaire mon enfance.
Le grand cercle qu’elle imposait !
La table de noyer en devenait plus dense
Et le silence plus épais.
Je me tenais assis aux plis de la pénombre,
Je me plaisais dans sa tiédeur,
Je suivais du regard le jeu des grandes ombres
Et j’écoutais battre mon cœur.
Les bassines, de cuivre étaient des astres sombres,
Perdus dans un ciel arrêté,
Le balancier scandait des minutes sans nombre,
J’en recevais de la clarté.
Une lampe à pétrole éclaire mon enfance
Et lui confère ses reflets,
Ces instants du passé sont lourds de résonance,
Je vis à leur rythme secret.
LA mousse a repoussé dans la forêt tenace
Et son vert s’est taché de sang.
J’ai retrouvé sa force et sa tranquille audace,
Avant-garde des conquérants.
Courage de la terre en ses sources lointaines !
Que de vie espère en ses flancs !
Que d’arbres en instance au sortir d’une graine
Frémissent sur leur jet tremblant !
Sur les maisons d’hier, sur les prés du village,
Forêt, tu sauras te dresser
Et tes vagues noieront dans leur profond sillage
Les plus orgueilleuses cités.
Il me faudra bientôt limiter ma clairière
Et la défendre sans arrêt,
Nous allons devenir la tribu forestière
Avec notre oreille aux aguets.
Les vents qui nous venaient, lourds de rumeurs humaines,
Jusqu’à nous n’arriveront plus.
Pour des siècles, claustrés dans notre vert domaine,
Nous serons l’antique tribu.
PETITE église du hameau,
Vous nous voyiez chaque dimanche.
Dans nos jours chargés de travaux
Vous étiez notre page blanche.
C’était repos pour notre cœur,
C’était musique pour l’oreille.
Dans nos jours privés de couleur
C’était vitrail qui s’émerveille.
Ai-je jamais vraiment prié ?
Avais-je mon âme aux écoutes ?
Nos pères nous ont devancés,
Nous poursuivions la même route.
Petite église du bon Dieu
Avec votre jardin de tombes,
Je vous revois sous un ciel bleu
Que traverse un vol de colombes.
Pourtant nos ciels sont souvent gris,
On n’y voit pas battre des ailes...
Ô souvenirs des jours finis,
Nous vous peuplons de tourterelles.
C’EST la fête des Trépassés,
Il n’y a plus de cimetières...
Pourtant que de morts à pleurer !
Tout mon pays n’est que poussière.
Le monde est un vaste désert
De tombes où le temps s’écoule,
Il va noircir durant l’hiver,
Les derniers vestiges s’écroulent.
Des vieux amis, de leurs chansons,
Des tendres visages de femmes,
Que reste-t-il sur l’horizon ?
La cendre recouvre leur drame.
Me voilà seul ici dressé,
Indigne de ce qui m’incombe.
J’élève un bras combien lassé,
Je bénis ces milliers de tombes.
FERMES de mon pays aux luisantes toitures,
Caravane arrêtée auprès des champs de blé,
Vous aviez su bannir les rêves d’aventures
Pour un stable bonheur où le songe est mêlé.
Dans vos longs corridors où luisaient des bassines,
Nous retrouvions toujours l’odeur du lait suri
Et des mouches volaient à travers vos cuisines
Dans un bourdonnement de tendresse sans prix.
Fermes de mon enfance avec vos chauds visages
Et vos toits constellés de pigeons en courroux,
Combien vous avez su dans les jours de l’autre âge
Réjouir mes regards qui se cherchaient en vous !
PLUS tard, par les hivers quand les hommes s’assemblent
Pour mieux rêver devant le feu
Et poursuivre un vieux songe où des souvenirs tremblent
Comme nos mains quand vient l’adieu,
L’un d’eux se lèvera pour prendre la parole.
Il célébrera la forêt,
Les pas que font les dieux dans l’ombreuse Acropole,
Leur fête en saison des genêts.
Il parlera du chant des eaux sur le barrage,
De l’oiseau dans le vent du Nord,
De l’amour qui vous point aux jours de labourage
Par les couchants pavoisés d’or.
Ils se reconnaîtront dans ces simples paroles
Aussi paisibles qu’un tilleul.
Quels chants vont éveiller les lentes paraboles
Dans leur cœur, quand ils seront seuls ?
Déjà je te bénis, mon petit-fils poète,
Dont l’accent ravira l’été
Et je tremble pour toi, chercheur de mots en fête
Au fond de ton cœur tourmenté.
LE mot était une rumeur
Comme il en naissait dans la plaine,
Dans le réveil de chaque fleur,
Dans la chanson de la fontaine.
Elle était centre d’univers,
Jamais ne cessait sa présence.
Dans les arbres, le bourgeon vert
La possédait dans son essence.
Rumeur d’âme et d’éternité
S’élevait de la terre entière.
Elle éclatait dans la clarté
Et nous bénissait sa lumière.
SERAI-JE le vieillard des époques antiques
Dont on s’approche avec respect ?
Il connaît la coutume et les rites magiques,
Il sait la cause et les effets.
Pour ceux qui me suivront aurai-je le prestige
De l’homme qui vit d’autres temps
Et peut ressusciter les heures de vertige
Où sombra notre firmament ?
Vais-je rester assis auprès de la fenêtre,
Perdu dans un rêve lassé,
Regardant les travaux en dédaigneux ancêtre
Imbu des splendeurs du passé ?
Tel un chef de tribu dans les vieilles légendes
Alors que les ans l’ont cloué,
Serai-je celui-là qui dirige et commande
Du haut d’un navire échoué ?
LES mots demandent un effort
Pour s’élever dans le silence.
Sont-ils des condamnés à mort
Dans cet univers de l’absence ?
Où donc le bonheur des propos
Qui s’épandaient sans qu’on y songe ?
Le drame de ce monde clos
Dans le mutisme nous replonge.
Plus d’appels lancés au lointain,
Plus de chansons dans les futaies !
Où sont les clameurs des gamins
Qui se poursuivaient dans les haies ?
Quel mot s’il n’est essentiel
S’aventure à risquer sa chance ?
Entre notre terre et le ciel
Il n’y a plus de connivence.
SI par les soirs de gel où la nuit sera claire,
J’allais allumer au sommet
Un de ces hauts bûchers dont les reflets éclairent
Les horizons de cendre épais,
Des yeux d’hommes peut-être apercevraient ses flammes,
Des gens malheureux comme nous.
Quel espoir éveillé tout à coup dans leur âme,
Quel tremblement dans leurs genoux !
Demain, pleins de ferveur, ils se mettraient en route
Comme les Mages d’autrefois.
Quel Noël ce serait dans nos jours en déroute
De recevoir ici les Rois !
QUEL sera le garçon qui rompra le silence
Un soir d’hiver près du foyer
Et qui saura charger sur sa nef en partance
Les cœurs pour un sol étranger ?
Sa voix caressera les mots les plus sauvages,
Il saura les apprivoiser
Et ses frères verront s’allumer des images
Dont ils n’avaient jamais rêvé.
Il aura pressenti les arcanes des fables
Que l’on nous contait autrefois.
Ses mots éveilleront des rivages de sable
Et des barques au grand pavois.
Conteur à la voix chaude, Homère qui t’ignores,
Le feu luira dans tes récits
Et les hommes bercés par ton verbe sonore
Lèveront des yeux interdits.
TES chants seront pareils à ceux des anciens âges,
À ceux que disait ce Jésus
Dont la croix rayonnait au centre du village
Et son cœur reste s’il n’est plus.
Il aimait comme toi ce qui frissonne et tremble,
Ses mots célébraient la douceur
Et sa main caressait l’enfant qui lui ressemble,
Il nous proposait sa candeur.
Sois simple comme lui quand te rougit la flamme,
Dis-leur la force d’un amour,
Dis l’été sur les bois, dis les élans de l’âme
Dans le bonheur de chaque jour.
Et quand s’arrêtera le flux de tes paroles,
Les hommes surpris se tairont
Pour chercher le secret des mots qui t’auréolent.
La grâce éclairera leur front.
UN jour, vous entendrez au loin craquer les branches
Et des hommes arriveront.
Par un juste retour, la balance qui penche
Donnera la palme à leurs fronts.
Ils seront les guerriers qui vont régner en maîtres,
Vous serez le peuple conquis
Et, des siècles durant, vous connaîtrez peut-être
Un sort d’errants et d’insoumis.
Vos Césars triomphants seront-ils noirs ou jaunes,
Seront-ils humains ou cruels ?
Fuirez-vous par les bois qu’ensanglante l’automne
Vers le refuge originel ?
Nos pères sont venus à travers les savanes
Pour imposer leurs lois d’airain,
Va-t-on vous envoyer en lente caravane
Au marché du bétail humain ?
PETIT-FILS qui diras les mots du beau poème,
Les mots qui portent des odeurs,
Que chaque strophe soit pour ton âme un problème,
Ne ménage pas ton labeur !
Le dieu qui nous dispense en sa blonde corbeille
La strophe ou la douceur d’un chant
Garde son miel doré pour les lentes abeilles
Au travail dans les soirs couchants...
Le marbre qui triomphe et le tableau qui chante,
La symphonie aux tons ardents
Et l’ordre d’un jardin dans l’avril en attente
Exigent des soins patients.
Courbe toujours le front sur les vers du poème,
Laboureur penché sur ton champ.
Il suffit d’un élan s’il s’obstine et s’il aime
Pour que s’impose un jour ton chant.
J’ALLUME un premier feu dressé sur la colline,
Je crée un soleil de minuit.
Ce sont des bras tendus vers les îles voisines,
Mon cri d’amour au cœur des nuits.
Femme, ne me dis pas que c’est tâche inutile,
Que mon appel ne portera.
Que de signaux lancés qui paraissent stériles !
Si pourtant un homme était là...
S’il n’ose abandonner son asile précaire
Mais voit quand même mon signal,
Quel astre lui tendra plus riante lumière
Dans l’hémisphère boréal ?
QUAND je ne serai plus, que mes petits-enfants
Se souviendront de leur ancêtre,
Qu’il ne restera rien du visage présent
Et du vieux devant sa fenêtre,
Ils vont songer pourtant à cet homme en allé
Qui leur parlait d’un autre monde,
Pareil à ces héros dont la Fable a conté
La vie aux courses vagabondes.
Vais-je prendre pour eux le visage d’un roi
Que l’on a chassé de son trône
– Il traîne ses regrets et son long désarroi
Et rêve encor de sa couronne –
Ou visage d’un dieu qu’on place sur l’autel,
D’un dieu qui vécut ces années.
Où les hommes partaient vers les astres du ciel
Dans une étonnante Odyssée ?
AUSTÉRITÉ d’un haut calvaire
Sculpté dans le plus dur des bois !
J’érige au milieu de mon aire
Le corps dressé sur une croix.
Cent fois j’en conterai l’histoire
À mes enfants émerveillés,
Il faut que reste en leur mémoire
Ce souvenir d’un Dieu raillé.
Et, quand sous le poids des années
Tous les détails auront péri,
Que tremble comme une fumée
Un peu de cet amour tari.
Ô Christ, qui mourus pour les hommes,
Tu ne peux périr à nouveau.
Les pauvres mortels que nous sommes
Voudraient te sauver du tombeau.
SI je savais conter, si j’étais de ceux-là
Qui savent dans une âme éveiller de grands songes
Avec de simples mots murmurés à mi-voix,
Avec de beaux accents que le rythme prolonge
Comme en trouvait grand-mère en nos jours d’autrefois,
Enfants, je vous dirais quelques vieilles histoires.
Il suffit de rêver : il était une fois...
Leur charme désuet sourit dans la mémoire.
Nous entendions couler des sources et des chants
Et nos cœurs dérivaient vers des pays étranges
Comme on n’en voyait pas aux bornes de nos champs
Et des êtres passaient qui se mêlaient aux anges.
Mais je ne suis de ceux qui savent raconter,
Il faut suivre son rêve, incliné sur sa chaise,
Et attendre longtemps que viennent s’enflammer
Les récits que les dieux font luire au cœur des braises.
ARBRES que j’abats à grands coups
Par ces languissantes journées,
J’aimerais connaître jusqu’où
Porte le bruit de ma cognée.
Dans le dur silence d’airain,
Les sons parcourent longue route.
Qui n’en aurait le cœur étreint
S’il était sans cesse à l’écoute ?
Quel marin dans son archipel
À pareil S. O. S. résiste ?
Pour se lever à mon appel
Qu’attend cet être... s’il existe ?
Si j’entendais un bruit sonner
Quand se tend mon oreille lasse,
Comme je saurais m’élancer
Vers ce cri d’homme dans l’espace !
Ô la maison où je suis né,
Ô la maison dont je suis né,
Où j’ai vécu des millénaires,
Soupçon d’être toujours tendu
Vers la promesse des lumières !
Quand je restais dans mon repaire
Entre l’horloge et le bahut,
Comme j’avançais vers la vie
En procession infinie !
Lente marche vers la clarté !
Ô nid de mon intimité
Où ma mémoire me reporte
Dès que se referme la porte !
Ô mère qui fus ma maison,
Je me serre dans tes cloisons,
Tu redeviens la balancelle.
Ô souvenir ! À chaque instant
Que de beaux rêves s’amoncellent !
Je tends vers toi mes doigts tremblants.
RUISSEAU gonflé par les averses,
Tu te couvres, à larges flots,
D’un manteau sombre que traverse
De l’écume comme un accroc.
Je lance à mon tour la bouteille,
Tel un matelot naufragé,
Mais est-il un œil qui surveille
Près des rivages submergés ?
Mon espérance balancée
Sur les aigrettes du courant,
Quelle entreprise est commencée ?
Quel avenir désespérant !
Ô besoin de présence humaine,
D’un cri lointain dans mon désert !
Mais le flot qui ronge la plaine
Est stérile comme un hiver.
LENTE neige sur le village,
Tu me rends soudain mon pays !
Je revois de vieilles images
Et des noms qui m’étaient sortis
De la mémoire et de l’esprit
Soudain reviennent à la nage.
Je puis croire à l’éveil d’un rêve
Où brusquement tout m’est rendu
Et je m’avance sur les grèves
D’un océan de prés perdus.
Mais où sont les pas retenus
De la corneille à la voix brève ?
Si je veux retrouver mes traces,
Mes sabots sont partout plantés,
C’est un écheveau qui s’enlace
Autour de mes champs labourés.
Mon cœur couve le grain semé,
Mon cœur bat sous la terre grasse.
BON Noël à vous qui vivez,
Perdus sur notre pauvre terre,
À vos cœurs qui sont fatigués,
À vos pas de longue misère !
Et bon Noël à vous, parents,
À vous, amis sans cimetière
Et qui ne savez plus les chants
Qu’aux soirs de juin chantait la terre,
À vous qui ne la verrez plus
Reverdir aux saisons prochaines
– Où vos deux lèvres avaient bu
Coulera pourtant la fontaine –
Bon Noël aux moissons prochaines
Qui rêvent au creux des sillons !
– Combien d’espérances humaines
Tressaillent dans ce réveillon ? –
Et bon Noël à vous, mes bêtes,
Qui poursuivez entre nos murs
Vos destins paisibles et purs,
Noël est aussi votre fête.
Lucie, Lucie,
Je t’appelle dans ma détresse,
Du fond de mon cœur abattu.
Je t’appelle et ma voix te presse,
Je veux revoir ce qui n’est plus.
Lucie, Lucie,
Si tu revenais sur mes routes,
Que tout s’apaiserait soudain,
Que seraient balayés mes doutes
Et mes angoisses des demains !
Lucie, Lucie,
Ma voix est celle d’un prophète
Et pourrait te ressusciter,
Tu redeviendrais notre fête,
Tu serais le cœur de l’été.
Lucie, Lucie,
Visage changeant et multiple,
Ô bonheur de vivre exalté !
Où en es-tu de ton périple,
Être de flamme et de clarté ?
Jules GILLE, Dies Irae, La Maison du Poète, 1962.