Dies Irae

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jules GILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dies irae, dies illa,               

Solvet saeclum in favilla.     

 

Jour de colère qui                

réduira le monde en cendre.

 

 

Les grandes nations accumulent les engins nucléaires. Nous sommes à la merci d’un mouvement de colère ou de dépit, d’une simple erreur de radar.

Par un jour d’août, tout s’est déclenché et, dans notre monde occidental, je vois une famille d’agriculteurs, vivant à l’écart du village. Dans sa ferme adossée à une colline, elle a échappé à l’engloutissement. Elle retrouve une maison préservée, son cheptel, la moisson qui n’est pas encore battue ; elle peut continuer à vivre, du moins un certain temps. Autour d’elle un paysage de décombres ; la forêt voisine a brûlé, le village est anéanti et partout, jusque devant la porte, une épaisse couche de cendre, couleur d’un monde désintégré.

Ce couple est seul avec ses enfants. D’autres hommes vivent peut-être à vingt ou à cinquante kilomètres de là, comment le savoir ? Il n’y a plus d’électricité, de gaz, de conduite d’eau. Un peu d’essence pour le tracteur ! mais où sont les routes dans cet univers du désespoir ?

Alors ? Quels problèmes vont se poser à ce nouvel Adam ? C’est ce que j’ai tenté de dire dans cette suite de poèmes.

 

*

 

Je sais qu’on peut me faire des objections multiples. Mais qui reproche à Daniel de Foë les caisses d’outils et de graines retrouvées sur le navire échoué ? Son livre est une méditation sur le courage d’un homme appelé à survivre, à conserver sa dignité d’homme, un certain honneur de l’homme.

Ici l’essentiel est la tragédie de l’être qui doit présider à la naissance d’un nouveau monde ; c’est le drame d’Adam chassé du Paradis Terrestre, même si ce paradis n’était que celui du confort et de la facilité. Et d’un Adam qui se souvient.

 

 

 

 

 

 

SEIGNEUR, je le vois bien, ma demeure est sauvée

                     Comme l’arche d’antan.

Il nous faudrait courber nos têtes préservées...

                     N’en demande pas tant !

 

Mes enfants et ma femme autour de moi se serrent,

                     Nous demeurons vivants.

Mais nous restons les seuls sur ce coin de la terre

                     À trembler dans le vent.

 

L’épreuve est inhumaine et je manque de force

                     Pour vivre en ce désert.

Même le plus grand arbre est brûlé dans l’écorce.

                     Que nous sera l’hiver ?

 

Oserais-je penser qu’aux prochaines années,

                     À mon retour des champs,

Je puisse voir encor fumer ma cheminée

                     Et songer qu’on m’attend ?

 

 

 

 

 

J’AI gravi ce matin la plus haute colline,

          Je regarde les horizons,

Je ne vois que désert et qu’amas de ruines

          Sous le soleil de la saison.

 

Robinson prisonnier d’un océan de cendre,

          J’osais rêver d’un grand pavois.

J’ai tenté vainement, dans les bois, de surprendre

          Un chant de merle ou un aboi.

 

Il n’est pas de maison d’où monte une fumée,

          Pas un bruit, pas une rumeur.

La Terre a ce regard de femme abandonnée

          Où s’est tari le dernier pleur.

 

Jusqu’où faut-il aller pour découvrir encore

          Présence d’un être vivant ?

Les jours sont revenus de Sodome et Gomorrhe

          Et le sel retourne au néant.

 

 

 

 

 

POURQUOI m’avoir choisi pour vivre et reconstruire,

             Seigneur ? Je ne le voulais pas.

Un autre mieux que moi s’imposait pour conduire

             Un monde dans ses premiers pas.

 

Je demeure effrayé par les tâches immenses,

             La détresse m’étreint les bras.

Où trouver le chemin pour mener cette enfance

             Que la peur serre autour de moi ?

 

Me faudra-t-il gravir tant de milliers de marches

             Avec un cœur déjà blessé ?

Ma demeure est debout, elle est peut-être une Arche,

             Mais j’en suis l’indigne Noé.

 

Je regarde l’espace et cherche la colombe

             Avec son rameau d’olivier.

Je ne vois que désert de cendre sur des tombes

             Et notre ciel est sans ramiers.

 

 

 

 

 

AU pays d’alentour est-il encor des hommes,

             Des fronts à la face du ciel ?

Dans les vergers d’octobre où se doraient les pommes

             Est-ce un silence d’éternel ?

 

Par les jours de lumière, en la saison prochaine,

             Je vais vivre à l’affût des vents

Et petit-être un parfum de foin mûr dans la plaine

             Viendra me surprendre en passant.

 

Je saurai déceler l’odeur la plus ténue

             Et, d’un bond, je m’élancerai

Avec un cœur battant et les deux mains tendues

             À la découverte des prés.

 

 

 

 

 

             MON univers anéanti,

             Plaine immense, plaine déserte

             Je suis l’insecte et la fourmi,

             Partout est inscrite ma perte.

 

             Mais dans ce monde horizontal,

             Avec mes deux mains qui se joignent,

             Pesant le bien, pesant le mal,

             Je suis celui-là qui témoigne.

 

             Même si j’en reste écrasé,

             Je conserve encore la somme,

             L’héritage d’un long passé,

             L’honneur d’être toujours un homme.

 

             Votre marche vers la clarté,

             Ô les milliers de mes ancêtres,

             M’a donné force de lutter

             Et je m’avance dans mon être.

 

             Je demeure essence de feu

             Face à l’empire des ténèbres.

             Si mon existence est en jeu,

             Ma mort aussi je la célèbre.

 

 

 

 

 

             ADAM ! Adam ! qui étais-tu,

             Quel rescapé de tragédie ?

             Car nous n’avons jamais rien su

             De la faute qui fut punie.

 

             D’autres ont-ils préexisté ?

             Avais-tu connu d’autres hommes ?

             Avaient-ils aussi dévasté

             Leur beau jardin rempli de pommes ?

 

             Est-ce la geste de ceux-là

             Que notre aventure répète ?

             Ont-ils connu le Golgotha,

             Un Dieu péri dans la tempête ?

 

             Si nous les avions imités,

             Si notre faute originelle

             Était simplement d’être nés

             D’une race aux mains criminelles ?

 

             Jusqu’où ne suppose-t-on pas

             Quand on est cerné de folie ?

             Je voudrais retrouver tes pas,

             Ô raison, raison qui vacilles !

 

 

 

 

 

MON cœur est aux aguets, mes yeux fouillent l’espace.

                 Sitôt que s’épaissit le soir,

J’interroge la nuit et je cherche des traces,

                 Un feu jailli comme un espoir.

 

Ah ! par les nuits d’hiver, quand le songe s’apaise

                 Dans le repos de la saison,

Reverrai-je jamais monter d’une falaise

                 Une lueur sur l’horizon ?

 

Si quelque haut-fourneau là-bas subsiste encore

                 Dans le tumulte et dans le bruit

Qu’il lance vers le ciel pareil à une aurore

                 Son cri brûlant au cœur des nuits !

 

 

 

 

 

                 Ô silence de la matière,

                 Votre poids écrase la nuit

                 Et notre cœur toujours espère

                 Une rumeur qui passe et fuit.

 

                 Douceur du vent, chanson des feuilles,

                 Gibier rôdeur dans la forêt,

                 Vous étiez les bruits que recueille

                 L’oreille sans cesse à l’arrêt.

 

                 Dans les soirs porteurs de messages,

                 Tout à coup, un sifflet lointain !

                 Nous étions ceux-là qui voyagent

                 Et rentrent par le dernier train.

 

                 Ô silence qui nous oppresse,

                 Enfant tragique du néant,

                 Nous avions besoin des caresses

                 Que la rumeur garde en ses chants ;

 

 

 

 

 

BEAUX mots vivants, chargés de sens et d’être,

Nous demeurons les seuls à vous connaître

Et avec nous vous aurez disparu.

À mes enfants, je prétends dire encore

Le bel attrait des syllabes sonores...

Mais à quoi bon si rien ne reste plus ?

 

Et si plus tard vous atteignez l’oreille

De ceux qui vont, au cours des lentes veilles,

Rêver longtemps aux cendres du foyer,

Ils s’en feront de confuses images,

Et, peu à peu, de leur rude langage

Disparaîtront les mots les plus aimés.

 

Monde perdu, dont je reste la somme,

Tu vas survivre aussi longtemps qu’un homme

Se souviendra de tes matins d’été.

Malheur à toi, le jour où tes vocables

Ne seront plus dans la trame des fables

Que nos enfants entre eux vont se conter.

 

 

 

 

 

             JE suis un début, un éveil,

             Perdu sur la terre inféconde.

             Adam, notre sort est pareil,

             Comme toi je commence un monde.

 

             Comme toi je suis le proscrit

             D’un siècle pourri de bien-être

             Et mon terrestre Paradis

             Au tien fut semblable peut-être.

 

             Comme toi, j’aurai mal usé

             Des fruits de l’arbre de science.

             Savons-nous ce qui s’est passé,

             Dans quels périls tu pris naissance ?

 

             Nous portons des trésors en nous,

             Impossible de les transmettre !

             Nos fils chercheront à genoux

             Les lents secrets qui s’enchevêtrent.

 

             Adam, quand s’approche le soir

             Où tout l’on quitte et abandonne,

             Conservons-nous un peu d’espoir

             Devant ces enfants qui tâtonnent ?

 

 

 

 

 

QU’IL est beau de mourir en laissant après soi

             La terre aux pentes fraternelles,

Avec ses champs de blé, ses saules et ses bois

             Et sa douceur qui bat des ailes !

 

Qu’il est bon de penser que nos fils poursuivront

             Dans ce décor les mêmes rêves,

Qu’ils s’en iront muser sous l’arche des vieux ponts

             En écoutant battre la sève,

 

Que chanteront pour eux les oiseaux du printemps

             Sous les coudriers de la haie,

Que leurs amours naîtront en marchant à pas lents

             Dans la couleur des mêmes baies !

 

Mais tous ces hauts bonheurs nous ont été ravis

             Au cours de la même journée

Et nous devrons quitter nos rivages flétris

             Au seuil de quelles matinées ?

 

 

 

 

 

             FEMME, depuis le jour... le jour...

             Il faut que l’oreille se tende

             Que sans cesse je me demande

             Et que je suppute toujours

             Les douceurs qui me sont ravies...

             Mais j’ai trouvé ce qui défaut :

             Nous n’avons plus de chants d’oiseaux.

             S’il en était encore en vie,

             Pour avoir entendu des pas,

             Pour avoir vu de la fumée,

             Un merle aussitôt serait là

             Dans le soleil des matinées.

             Il eût suffi d’un bruit de seau...

             Nous n’avons plus de chants d’oiseaux.

 

 

 

 

 

POURTANT si ce tilleul pouvait ressusciter

           Au seuil de la saison prochaine,

Si le blé que je vais dès l’automne semer

           Sortait du sol, graine après graine !

 

Est-ce que les oiseaux ne naissent pas du vert

           Comme le Phénix de ses cendres ?

Si des bourgeons d’avril éclairaient ce désert,

           Du ciel, les verrions-nous descendre ?

 

Si, le printemps prochain, du vert pouvait pointer...

           Un chant s’élèverait des herbes...

Il ne faut qu’un oiseau pour nous rendre l’été

           Et pour la moisson qu’une gerbe.

 

 

 

 

 

DIEU caché dans le sol, qui veilles sur les sources,

               Sur les fruits de demain,

La racine de l’arbre et les pauvres ressources

               Que couvent nos deux mains,

 

Je voudrais couronner ta pierre de guirlandes

               Et te crier merci.

Il ne nous reste rien que nos cœurs qui demandent

               Et nos champs nus et gris.

 

Veille sur notre sort, veille sur la fontaine

               Si pitoyable à voir,

Veille sur ce filet qui se perd dans la plaine,

               Seule voix dans les soirs !

 

Si s’arrêtait jamais à la saison trop chaude

               Son chant sur les cailloux,

La mort qui sans arrêt à notre porte rôde

               Aurait tôt fait de nous.

 

 

 

 

 

         Ô mes enfants, je vous regarde

         Dans vos jeux et dans vos galops.

         Trois frères, deux sœurs ! prenez garde...

         Trois frères et l’un est de trop.

 

         Je vois les disputes futures,

         Un geste devient criminel,

         Caïn frappe d’une main sûre,

         Qui sera, parmi vous, Abel ?

 

         Et vos enfants, fruits de l’inceste,

         S’en vont peiner sur quels chemins ?

         Ils vont recommencer la geste

         Sur nos routes de pèlerins.

 

         Pas d’une race débutante,

         Que vous allez être incertains

         Pour trouver des demains qui chantent

         Que de sang sur combien de mains !

 

 

 

 

 

         BIENTÔT vous devrez disparaître,

         Ô faïence, à force de coups.

         Une ère nouvelle va naître,

         Le bois va triompher de vous.

 

         En faudra-t-il de la constance

         Pour que plus tard un descendant,

         Palissy de haute espérance,

         Retrouve votre grain brillant !

 

         Quelle recherche prolongée,

         Quelle attente et que de soucis

         Pour s’inscrire dans la lignée

         D’un simple bol aux flancs vernis !

 

 

 

 

 

         QUAND la nuit ferme sa prison,

         Il nous faut rester sans lumière.

         Je souffle alors sur les tisons,

         À genoux, à même la pierre.

         Je leur offre un rameau de bois,

         La branche crépite et commence

         À m’entretenir à mi-voix.

         Car j’ai refait une alliance

         Avec la flamme du foyer,

         Chaque soir j’écoute en silence

         Les mots qui me sont murmurés.

         J’assume dans la patience

         Mes premiers pas de pionnier

         Et les lueurs qu’elle projette

         Sur les murs perdus dans le noir

         Ont parfois de tels airs de fête

         Qu’en moi s’élève un peu d’espoir.

 

 

 

 

 

         DANS le labyrinthe où nous sommes,

         Dédale eût-il trouvé l’élan ?

         Que font, que font les autres hommes

         S’il en est encor de vivants ?

 

         Qu’un jour de marche nous sépare,

         Pourrions-nous entendre des voix ?

         C’est en vain que mes pas s’égarent

         – Dans quel espoir ? – parmi les bois.

 

         Isolés dans ce monde blême,

         Nous ne sommes que des tribus.

         Survivre est notre seul problème,

         Nous vivons, nous n’espérons plus.

 

         Le monde, c’était le village,

         Il nous aimait depuis toujours.

         C’était surtout ces vieux visages

         Qui luisaient dans la paix des jours.

 

         Et si jamais un homme arrive

         Avec son langage lointain,

         Ne serons-nous sur le qui-vive

         Tant qu’il mangera notre pain ?

 

 

 

 

 

         Ô souvenir du feu de bois,

         Ton existence était perdue.

         J’ai longtemps vécu loin de toi,

         Voici ton odeur revenue !

 

         Dès que s’entrouvre le foyer,

         Nous retrouvons ta haute flamme

         Avec sa danse à pas légers,

         Son caprice et ses mains de femme.

 

         Sur les murs de notre maison

         Tu projettes lueurs nouvelles,

         Le passé remonte à foison,

         Le puits déborde la margelle.

 

         Prestige des siècles perdus !

         Il a suffi d’une étincelle

         Et nos ancêtres revenus

         Nous reprennent sous leur tutelle.

 

 

 

 

 

         DANS mon ciel transite un nuage

         Comme on en voyait autrefois,

         Grand oiseau de calme passage,

         Il se reflète sur mon toit.

 

         Vers des Norvèges éternelles

         Il poursuit d’antiques chemins,

         Sa croupe un instant se pommelle

         De bleu d’azur et de carmin.

 

         Il n’a pas réformé sa route.

         Des mains sont-elles toujours là

         Pour sentir les premières gouttes,

         À doigts tendus, quand il fondra ?

 

         Je suis de mon œil qui se plisse

         Son lent voyage dans le ciel,

         Mais jamais un oiseau ne glisse

         Qui répondrait à son appel.

 

 

 

 

 

J’AI fini de rêver devant la flamme claire,

            Je vais m’acharner sur le bois,

Mon cœur avec élan s’attaque à son mystère

            Et je me pose des pourquoi.

 

Mes mains ont retrouvé l’appui de la matière,

            Je m’exerce en chacun des soirs,

À petits coups têtus je poursuis la filière...

            Dans mon tunnel luit un espoir.

 

J’ai découvert le sens, la pente où le bois cède,

            J’ai recouvré le bon chemin,

Je rêve de tirer d’un aubier aux fils raides

            La courbe qui séduit la main.

 

Œuvre de mon courage, avenir de courage !

            Le sabot que j’ai su tailler

Brille devant mes yeux. J’admire mon ouvrage

            Avec une sainte fierté.

 

 

 

 

 

       JE songe toujours au moulin

       Dont j’entendais tourner la roue

       Quand le vent était ce gamin

       Dans les taillis qui court et joue.

 

       Je poursuis encor sa rumeur,

       Je m’approche de la rivière.

       Où sa chanson, où sa douceur ?

       C’était peut-être une prière...

 

       Elle montait dans les matins

       Lorsque je restais à l’écoute,

       Elle disait un hymne au pain,

       Elle dorait déjà sa croûte.

 

       C’était un peu de notre miel,

       De notre âme et de nos journées,

       Elle portait au fond du ciel

       L’hommage de nos mains nouées.

 

 

 

 

 

       QUAND le métier rit dans les doigts,

       On peut se jouer de la fibre

       Et pousser le ciseau si droit

       Que la souche tressaille et vibre.

 

       Grand art rêvé devant le feu

       Quand bondit la flamme dansante !

       Il naît dans nos mains et nos yeux,

       Il est le fruit de notre attente.

 

       Et dans le soir, cet imposteur

       Qui dresse de vaines images,

       L’homme aperçoit les vieilles peurs

       Que renforcent les soirs d’orage.

 

       Avec fougue il sculpte le bois.

       Tout son effort est d’en extraire

       Un dieu qui le protégera

       Contre ses craintes millénaires.

 

 

 

 

 

VILLE que je trouvais ingrate pour mes peines

             Avec ton visage étranger,

Je n’avais jamais su à quel point tu m’enchaînes.

             De quels regrets tu m’as chargé !

 

Dans le solide accord de tant de mains liées

             Se cachait ta mâle beauté.

Ah ! par ce calme hiver où sombrent mes journées,

             Je rêve encor de tes clartés.

 

Visages disparus quand je savais à peine

             Combien je pouvais vous aimer,

Vous marchiez avec moi sur mes chemins de plaine,

             Compagnons de mon cœur fermé !

 

 

 

 

 

       JE dédaignais l’éclat des roses

       Dans mon jardin plein de rumeurs.

       Qu’importait le sort d’une fleur

       Dans mon existence sans pause !

 

       Pousse ! matin tremblant d’amour !

       Vert bonheur devant ma fenêtre !

       Toi, la première à reparaître

       Dans notre monde sans recours !

 

       Si les dieux restent favorables,

       L’an prochain te verra des fleurs.

       Par les matins pleins de tiédeur,

       J’entends les guêpes innombrables...

 

       Un gâteau de miel murira

       Caché sous les tuiles faîtières.

       Je songe à sa douceur première

       Et mon cœur en tremble déjà.

 

 

 

 

 

       QUAND les bois barraient le soleil

       Et lui défendaient toute entrée,

       Il était nappe de vermeil

       Sur les frontons de la futaie.

 

       Grande mer aux reflets mouvants,

       Des barques flottaient sur ton onde

       Et, sous les ressacs, au printemps,

       On voyait se creuser un monde.

 

       Dans la lumière se formaient

       De grandes lames sur tes rives,

       La barque un instant frémissait,

       Elle aspirait à la dérive.

 

       Forêt, grand souterrain voûté

       Sous l’océan de la lumière,

       Tes troncs ont fini de porter

       Leur grève de sable et de pierre.

 

 

 

 

 

SAINTS rugueux de l’église, ô statues de bois,

             Nos ancêtres vous ont sculptées.

Lents travaux commencés à la saison des froids

             Et polis à longueur d’année !

 

Devant l’âtre dansant que de reliefs sont nés,

             Reflets de la flamme éternelle !

Le saint apparaissait dans sa prison d’aubier,

             L’œuvre en cours était le modèle.

 

Ô vieux imagiers, dont le rêve a pris corps

             Devant le groupe des apôtres,

Qu’il fut long le chemin, qu’il fut semé d’efforts !

             Que votre chemin soit le nôtre !

 

 

 

 

 

VOICI que m’est venu cet air dans la mémoire ;

                Je l’avais oublié.

Il m’obsède à présent, prestige d’une gloire

                Que rien n’a pu nier.

 

Je veux le conserver, en devenir le maitre,

                Je veux qu’à mon appel

Il soit ce chant doré que la voix fait renaître

                Pour rêver d’éternel.

 

Il faut que mes enfants écoutent sa cadence.

                Sous mon fredon sans art,

Ils auront entrevu ce ciel né du silence

                Qui s’appelait Mozart.

 

 

 

 

       VENT qui disais les songes de l’absence

       Par les matins où chantent les juillets,

       Que dans mon cœur s’élèvent de regrets !

       Allons-nous vivre écrasés de silence ?

 

       Pour retrouver ta voix et ta présence

       Que faudrait-il offrir aux dieux secrets,

       Vent qui disais les songes de l’absence

       Par les matins où chantent les ·juillets ?

 

       Reverrons-nous la branche qui balance

       Et dans nos champs se courber les bluets ?

       Reverrons-nous s’incliner des trochets

       Sur notre cœur et sur sa connivence,

       Vent qui disais les songes de l’absence ?

 

 

 

 

 

       JOURS d’autrefois ! Nous étions deux

       Pour battre le froment sur l’aire.

       Le soleil riait dans nos yeux

       Et nous riions dans la poussière.

 

       Nos fléaux ne s’arrêtaient pas

       De rythmer à folle cadence

       Et nous tournions autour du tas,

       C’était plaisir et c’était danse.

 

       Et c’était danse aux pas heureux

       Dans un grand jeu de virevolte.

       On sautait en l’honneur d’un dieu,

       Il avait béni nos récoltes.

 

       Mais aujourd’hui traîne mon pas

       Et toute cadence est perdue.

       La fatigue me rompt les bras,

       Un dieu ne rit plus dans la nue.

 

 

 

 

 

       MES horizons, grands chiens de garde

       Pour mon métier, pour ma raison,

       Sans cesse mon regard s’attarde

       De vos lointains à ma maison.

 

       Où ce poudroiement de lumière,

       Ce feu brillant qui m’encerclait

       Et posait ses nobles lisières

       Aux terres que je cultivais ?

 

       Grand roi chassé de son royaume,

       Je cherche mes fastes d’antan.

       Il ne reste pas même un chaume

       Où l’avoine accueillait le vent.

 

 

 

 

 

       J’ARRÊTE de lancer mon foin,

       Qu’il est pesant ce grand silence !

       Ma pause devient un besoin,

       Ce n’est plus une récompense !

 

       Avant, je redressais les reins,

       La brise séchait mon visage,

       J’écoutais, venus des lointains,

       Les bruits qui battaient mon rivage.

 

       Un pivert frappait dans les bois,

       Le ruisseau mordait le silence,

       Un chien retenait son aboi,

       Le temps imposait sa cadence.

 

       La terre entière m’arrivait

       Et j’étais dans ses confidences.

       Dans mes arbres, que de reflets !

       Que nous étions de connivence !

 

 

 

 

 

QUE de vieux souvenirs en ce mois de Septembre

           M’inondent soudain de leur miel

Par ce soleil doré qui pénètre en ma chambre

           Et se réfracte en arc-en-ciel !

 

Je partais au verger dresser la grande échelle

           À l’assaut des troncs de pommiers

Et je cueillais mes fruits qui brillaient d’étincelles,

           Ils incendiaient mes paniers.

 

Nous montions au grenier le poids de ces richesses,

           Quel rendez-vous pour nos hivers !

Dans l’ombre des planchers leur odeur d’allégresse

           Était Paradis entrouvert.

 

Si je pouvais encor mordre dans une pomme,

           Dans son soleil, dans son été,

Je le retrouverais, mon bonheur d’être un homme

           Né pour vivre dans la clarté.

 

 

 

 

 

VERGERS montant à l’assaut des halliers,

Par les matins de lumière et d’enfance

Vous exaltiez les fleurs de vos pommiers

Et leurs bouquets brûlaient dans le silence.

Ô mois de mai, dans le bonheur des jours !

M’en souviendrai, m’en souviendrai toujours.

 

Et vous, genêts aux pentes des talus,

Vos papillons dressés dans la lumière

N’étaient qu’un vol pour un temps suspendu.

Vous couronniez nos routes familières,

Nous vous offrions au Christ des carrefours.

M’en souviendrai, m’en souviendrai toujours.

 

Reviendrez-vous, papillons des genêts ?

Et vous pommiers aux fleurs blanches et roses,

Unirez-vous l’élan de vos trochets

À ces frissons de jaune qui se pose ?

Reviendrez-vous, saison de nos amours ?...

M’en souviendrai, m’en souviendrai toujours.

 

 

 

 

 

           J’AI repris l’antique charrue,

           Me voilà seul dans la saison.

           Allons, mes bêtes, sous la nue,

           En face du premier sillon.

 

           Ô dieu, protecteur de nos terres,

           Faites qu’il soit profond et droit

           Comme les traçait mon grand-père,

           Je le vois marcher devant moi.

 

           Je serai mon juge sévère,

           Mon soc va prendre son brillant,

           Soleil qui court au ras de terre,

           Roi des sillons, sceptre pesant !

 

           Allons, grands feux dans la lumière,

           Tout ici va recommencer.

           Mordez bien fort, mon vieil araire,

           Le ciel encor va s’étonner.

 

 

 

 

 

       GRANDS fûts qui commandiez l’espace,

       Ombre verte en la ·paix des Jours,

       Ô marronniers de la grand-place,

       Vous existiez depuis toujours.

 

       Vous étiez puissante Acropole

       Sur un calme d’éternité.

       Les dieux prononçaient des paroles

       Dans votre azur au vent d’été.

 

       Vous chantiez le temps des vacances

       Et les myrtilles dans les bois,

       J’ai redouté dans mon enfance

       Qu’un jour vous ne partiez sans moi.

 

       Ô marronniers de la grand-place,

       Que j’aurais aimé vous revoir !

       Quand l’automne éveillait la chasse,

       Vous allumiez un reposoir.

 

       De la fenêtre de l’école

       Je vous suivais dans les matins

       Quand vous dansiez la farandole

       En feuilles d’or sur les chemins.

 

 

 

 

 

Ô race de mes fils qui n’êtes pas ma race

Mais un peuple nouveau sans l’ombre d’un passé,

Vous n’aurez pas connu le bonheur de l’espace

Où nos yeux se posaient par les matins d’été.

 

Je veux sculpter un Christ pour qu’il penche la tête.

Sur votre peine d’homme et vos poignets meurtris.

Pourra-t-il jusqu’à vous étendre sa conquête ?

Nous qui l’avons connu ne l’avions pas compris.

 

Faudra-t-il à nouveau pour vous donner la Vie

Qu’il monte sur la Croix où nous l’avons cloué ?

Un Dieu peut-il subir encore une agonie

Encor verser un sang qu’il a déjà versé ?

 

 

 

 

 

QUE je voudrais revivre un de mes vieux dimanches

            Par les après-midi de juin !

Je sommeillais un peu sur cette page blanche

            Dans mes jours aux travaux sans fin.

 

L’odeur du café noir m’appelait à la table

            Et l’on mangeait dans la gaîté.

Que le pain souriait, que le temps était stable,

            Que de tiédeur dans la clarté !

 

L’ombre avait investi le fond de la charmille,

            On réunissait les enfants,

Nous tenions par la main notre petite fille

            Et partions regarder nos champs.

 

 

 

 

 

MAIS nous ne savions pas que marcher par nos champs

          Était pour nous une prière.

Nous regardions pousser l’avoine et le froment,

          Nous allions jusqu’à la rivière.

 

Nous découvrions de loin le village et ses toits

          Qui brillaient au feu de leurs tuiles

Et le soleil couchant caressait de ses doigts

          La tête d’un saule immobile.

 

De chacun de nos pas qui foulait le sentier

          Montait vers Dieu notre lumière

Qui lui disait merci pour nos jours coutumiers,

          Pour notre amour qui les éclaire.

 

Nos yeux se rencontraient, la main de notre enfant

          Avait la bonté d’une gerbe.

Le Seigneur souriait de nous savoir contents.

          Nous allions demain faucher l’herbe.

 

 

 

 

 

 

          SI des pommes brillaient

          Devant moi sur la table,

          Je me retrouverais

          Au temps secret des fables.

 

          Tous les mois de l’été

          Chantent sur leur pelure

          En gerbes de clarté

          Dont l’arôme perdure.

 

          Je saurais caresser

          Leur forme chaude et pleine.

          Déjà, j’ai retrouvé

          Le miel de leur haleine.

 

          Qui pourrait oublier

          Que le destin d’un homme

          Peut tenir tout entier

          Dans les yeux d’une pomme ?

 

 

 

 

 

          PREMIER jour de labour

          Sous le soleil d’automne !

          J’ai fendu le sol lourd,

          Que ma terre était bonne !

          J’ai saisi dans les mains

          Un lourd fragment de glaise,

          Il tremblait comme un sein

          Que le plaisir apaise.

          Son odeur m’assaillait

          Et me cherchait, tenace,

          De son arôme épais,

          Ô femme lente et grasse !

          J’ai pris un pan de ciel

          De mes mains qui dérobent

          Et l’ai mis au soleil

          Pour lui faire une robe.

          Et les reins fatigués,

          Dans l’ombre survenue,

          Je ne pouvais quitter

          Cette femme étendue

          Qui tournait lentement

          Les traits de son visage

          Devant son jeune amant

          Pour lui cacher son âge.

 

 

 

 

 

      Ô mon père, dans le grand Livre

      Que tu commentais chaque soir,

      Trouve-t-on des raisons de vivre,

      Y découvrirai-je un espoir ?

 

      Puisque me demeure ta Bible

      Pour instruire mes descendants,

      Leurs pas seront-ils moins pénibles

      Et leur destin moins hésitant ?

 

      Quelle couleur prendra l’Histoire

      Quand vous la vivrez, mes enfants,

      La nuit sera-t-elle aussi noire

      Que fut la nuit des anciens temps ?

 

      Sur cette route longue et lente

      Qui va se durcir sous vos pas,

      Supporterez-vous nos attentes,

      Nos fatigues et nos combats ?

 

      Mon Dieu, vous faudra-t-il encore

      Monter un jour au Golgotha

      Pour ressusciter dans l’aurore

      Qui se lève sur le Sabbat ?

 

 

 

 

 

      LABOUR d’hier, sur ton visage

      Glisse une main de chaud velours

      Qui tendrement palpe au passage

      La forme de chaque contour.

 

      Je veux doubler ton étendue,

      Je te veux grand dans ce désert.

      Le crépuscule sous la nue

      En restera plus longtemps clair.

 

      Avril charnel, plein de promesses,

      Ta lumière découvrira

      Une amoureuse qui se presse

      En robe verte dans tes bras.

 

      Ô Vert de la saison prochaine,

      Je chante ta gloire déjà :

      Des oiseaux naîtront de mes graines,

      Leur chant va lever sous mes pas.

 

 

 

 

 

      CHEMIN qui veniez de la ville,

      Vous escortiez de vos genêts

      Le visiteur au pas tranquille,

      Sur son visage, vos reflets !

 

      Dans cet univers en déroute,

      Mes yeux leurrés cherchent encor

      Si quelqu’un ne vient sur la route,

      Surgi du royaume des morts.

 

      Je m’avançais, la main tendue.

      Que de lumière et quels juillets !

      Un dieu souriait dans la nue,

      C’était un dieu que j’accueillais.

 

      Je revois le large sourire

      De ce marin dans le soleil.

      Il est sombré son blanc navire,

      La nuit le couvre de sommeil.

 

 

 

 

 

HAUTS peupliers qui bordiez la rivière,

Que de couchants vous avez éclairés !

Vous éleviez vos arceaux de lumière

Sur les champs roux que l’ombre avait noyés.

 

Hauts peupliers, pères de nos pensées,

Chacun des soirs rameutait les oiseaux.

Un dernier vol sur vos cimes ailées

Disait la nuit, le calme et le repos.

 

Hauts peupliers, m’écoutez-vous encore

Et quel élan dans vos troncs est resté ?

Verdirez-vous par les jeunes aurores

Lorsqu’en avril se risquent des clartés ?

 

Hauts peupliers, battrez-vous la cadence

Lorsque le vent vient fraîchir nos étés ?

Je vous attends, j’attends votre silence

Plein de secrets pour un cœur alerté.

 

 

 

 

 

            DANS mon métier de paysan

            Lorsque la terre ne me porte,

            Chaque geste devient pesant.

            Et la fatigue est la plus forte.

 

            Mais que l’effort était léger

            Quand il s’accordait à la feuille,

            Quand les ombres semblaient gagner

            L’herbe que la fourche recueille !

 

            Mes yeux se posaient sur le vert

            Et la paix était dans mon âme.

            Je faisais signe à l’univers,

            Il me répondait par ses flammes.

 

            Ô pas solides du guerrier

            Qui voit se lever la victoire

            Et qui rentre dans son grenier

            Sa récolte de haute gloire !

 

 

 

 

            QUAND je reviens de la fontaine,

            Que je rapporte tes deux seaux,

            Femme, ils sont pour moi de la peine

            De l’attente et de la belle eau.

 

            Je revois le temps de l’enfance

            Quand renaît un geste lointain

            Et je retrouve la cadence

            Qui n’avait pas quitté mes mains.

 

            Et pendant que je les apporte,

            Le soleil danse au fond de l’eau

            Ou c’est l’étoile qui m’escorte

            Et veut illuminer mon seau.

 

            Accepte-la comme une offrande

            Qu’un dieu veut bien nous consentir.

            Nous vivons des temps de légende,

            Ayons une âme à leur offrir.

 

 

 

 

 

 

            SCULPTE l’image dans le bois,

            Recherche la souche rebelle,

            Que l’élan brûle dans tes doigts,

            Que ta ferveur se renouvelle !

 

            Artiste toujours étonné

            D’aller au-delà de la cible,

            Rends grâce au dieu qui t’a comblé

            Tu murmures de l’indicible.

 

            Mais dès que renoncent tes doigts,

            S’éteint la flamme de ton rêve.

            Ton œuvre s’enfuit loin de toi

            Dans la minute qui l’achève.

 

 

 

 

 

            Ô récolte sur nos lisières,

            Veuille éclairer ce désert noir

            Et déployer dans la lumière

            Un pavillon couleur d’espoir.

 

            Tu brilleras dans l’étendue

            Et ton éclat, si tu reviens,

            Va piéger au cœur de la nue

            Tous les oiseaux qu’elle retient.

 

            Sois le grand cri qu’attend le monde,

            La fontaine dans le désert,

            La tour sur un chemin de ronde,

            La couleur de notre univers.

 

            Ô première moisson jaillie,

            Espérance de mon salut,

            Je chanterai tes litanies...

            Tout Paradis n’est pas perdu.

 

 

 

 

 

 

Ô vent qui nous jouiez vos grandes symphonies,

Organiste exalté qui peupliez nos chemins

De vos largos puissants, il vous fallait la vie,

Votre grand orgue est mort que vous cherchez en vain.

 

Rien ne vous retient plus, rien n’offre à votre force

Ce clavier résonnant que martelaient vos poings

Et l’arbre consumé qui lâche son écorce

Ne porte plus rameaux pour y foncer de loin.

 

Grand virtuose aveugle aux mains toujours tendues

Vers le clavier vivant que l’on vous a volé,

Qu’il serait pathétique au zénith de la nue

Votre accent plein d’angoisse en ces jours dépouillés !

 

 

 

 

 

      Ô fruit, étais-tu jaune ou rouge ?

      Déjà je ne le sais plus bien.

      Je vois une balle qui bouge

      Et qui danse entre mes deux mains.

      Je cherche ta saveur encore,

      Mais elle m’échappe à présent.

      Orange, je te remémore...

      Fondais-tu si bien sous la dent ?

      Et je voudrais que me revienne

      Le parfum de l’italienne

      Qui t’avait prise dans sa main.

      Je revois la courbe du sein,

      Elle était proche de la tienne

      Et cette image si lointaine

      Qui monte d’un passé soudain

      Aussi claire qu’une fontaine

      Rafraîchit encor mes deux mains.

 

 

 

 

 

      QUAND j’aurai navigué l’hiver

      Sur un océan de décombres

      Dans le chaos d’un univers

      Dépourvu de l’ombre d’une ombre,

 

      Comme mes yeux vont se porter,

      Pleins d’espérance et pleins de rêve,

      Vers les champs que j’ai labourés !

      Je serai de quart sans relève.

 

      Capitaine sur le ponton

      Qui cherche des yeux une terre,

      Capitaine qui tourne en rond

      Et s’interroge et persévère,

 

      Quelle clameur je pousserais !

      Vert ! vert ! enfants, je vous appelle,

      Le vert ! le vert qui reparaît !

      Sur l’horizon que d’étincelles !

 

      Printemps, me sera-t-il donné

      De libérer d’une voix forte

      Le grand cri que je sens noué

      Depuis le temps des feuilles mortes ?

 

 

 

 

 

 

      VOUS étiez de sûrs reposoirs,

      Si fixes dans votre assurance,

      Ô lumières de nos vieux soirs,

      Vous veilliez dans la patience.

 

      Vous regardiez la grande nuit,

      Vous balisiez son étendue.

      De feux en feux, à pas séduits,

      Nous suivions des routes connues.

 

      Ô toi qui brillais autrefois,

      Je ne t’avais jamais comprise.

      Mais dans le malheur j’aperçois

      Ton regard de Terre Promise.

 

 

 

 

 

 

      FEMME, cessons de pleurer sur les rêves

            Que tu brodais pour nos enfants.

            Ils n’ont eu que des heures brèves,

            Déjà s’en efface le temps.

 

      Ce sont regrets qui volent par la plaine

            Et si leur destin te fait peur,

            Songe qu’ils n’auront pas nos peines

            S’ils n’ont pas connu nos bonheurs.

 

      Nous leur voulions l’existence facile,

            Le malheur les veut aguerris,

            Robinsons perdus dans une île

            Où ne viendra pas Vendredi.

 

      Ils devront vivre une geste exemplaire,

            Plus haute que nos pauvres vœux.

            Que savons-nous de la lumière

            Qu’on verra luire dans leurs yeux ?

 

      Ève, regarde ! une bûche s’éclaire,

            Elle avait rêvé de forêts...

            Pourtant qu’elle est vivante et claire

            Quel orient sur nos chenets !

 

 

 

 

 

      GRAND-PÈRE a vécu sur mes champs

      Comme avaient vécu ses ancêtres.

      Il labourait au tard des ans,

      Toujours esclave et toujours maître.

 

      Plus tard, il s’est fait le berger

      Des terres qu’il avait semées.

      Pasteur attentif au danger,

      Il surveillait leur destinée.

 

      Son œil regardait les labours

      Et sa tête approuvait sans trêve.

      Il prenait sa couleur aux jours,

      Il en recevait de grands rêves.

 

      Chaque soir, il a ramené

      De son bâton qu’il tenait ferme

      Son grand troupeau de champs de blé

      Jusqu’au portail de notre ferme.

 

 

 

 

 

            Ô visage de femme

            Trop longtemps regardé,

            Brûlé de hautes flammes

            Comme un buisson d’été !

 

            Que veux-tu par la force

            À mon cœur arracher ?

            Un peu de son écorce,

            Un peu de son aubier ?

 

            C’est en vain que je lutte,

            Je voudrais t’échapper,

            À chaque pas je bute

            Sur tes traits retrouvés.

 

            Et pourtant ton absence

            Devrait avoir glacé

            Sous le poids du silence

            Ces jours de mon passé.

 

            La main sur le visage,

            Je tente d’effacer

            Une trop chère image

            Que rien ne peut chasser.

 

 

 

 

 

 

      COLOMBE qui disais la paix,

      Qui la chantais à tire-d’aile,

      Je veux t’offrir, si tu renais,

      Un champ de blé plein d’étincelles.

 

      Ailes blanches sur un jardin,

      Quel repos vous versiez dans l’âme

      L’espoir tombait sur nos chemins,

      Nos jours s’illuminaient de flammes.

 

      Votre vol ne dépassait pas

      Les tuiles des vieilles toitures.

      À nos tendresses d’ici-bas

      Se limitaient vos aventures.

 

      J’ai semé mon champ de froment,

      Terrain pour vos atterrissages.

      Reviendra-t-il jamais le temps

      Que vous marquiez de vos passages ?

 

 

 

 

 

 

      VIEUX mots, vous allez disparaître

      Brises d’été, pommes, pigeons,

      Géraniums à la fenêtre,

      Je voudrais vous mettre en chansons,

      Vous unir dans la même troupe,

      Liés par le rythme et le son,

      Et les enfants qui vont en groupe

      Vous chanteraient à l’unisson.

 

      Palais, villas et boulingrins,

      Sur l’horizon les champs de lin,

      Parfums profonds, eaux de Cologne,

      Église au ténébreux parvis,

      Vins de Champagne et de Bourgogne,

      Je veux vous sauver de l’oubli.

 

      Mais que peut la force d’un homme

      Devant tout ce qui s’est perdu ?

      Comment jamais faire la somme

      Des biens que nous avons connus ?

      Parcs à la douce nostalgie,

      Lilas penchés sur un jardin...

      Je renonce à ma litanie,

      Je vous laisse à votre destin.

 

 

 

 

 

JE te revois, chemin qui menais à la ville,

            Je ne te suivrai plus.

Je revois tes détours dans la plaine tranquille,

            Tes ombrages perdus.

 

J’ai croisé sur ton cours des filles en dérade

            Que je ne savais pas

Et mon cœur a battu de terribles chamades,

            Je me parlais tout bas.

 

Vous étiez mes bonheurs, vous étiez mes richesses

            Et nul n’a deviné

Mon vertige effrayant devant votre jeunesse,

            Devant vos corps bronzés.

 

Mais je dois renoncer à revoir vos visages,

            Ils sont entrés en moi

Et je vous tiens serré, grand bouquet de corsages,

            De mes deux bras en croix.

 

 

 

 

 

 

      BIBLE ! quel livre de lecture,

      Pain de jeunesse et pain de sang !

      Quelle virile nourriture

      Pour la faim d’un petit enfant !

 

      Mon fils aîné me questionne,

      Ses mots révèlent sa candeur.

      À quels rêves ne s’abandonne

      L’homme nourri dans la grandeur ?

 

      Puissent les bibliques images

      Pénétrer ton cœur, mon enfant !

      Tes premiers pas dans le courage

      Seront peut-être moins tremblants.

 

 

 

 

 

 

ÈVE, si je pouvais te consacrer une heure !

            Il me faut préparer le bois,

Chercher le foin, moudre le blé, battre le beurre

            Et tout me requiert à la fois.

 

Lorsque ma hache sonne au bord de la futaie,

            Notre passé remonte en moi :

Tu descends le sentier qui tremblait dans ses haies,

            Le cœur me point comme autrefois.

 

L’été de nos amours remonte et se prolonge,

            Quand mes mains disaient à ton corps

Ce que mon cœur rêvait, ce que chantaient mes songes.

            Je n’osais l’exprimer encor.

 

J’évoque sans arrêt tes yeux pleins de vertige,

            Ton corps est grand comme l’été,

Je revois ta moisson qui ployait sur ta tige,

            Paradis dont je suis chassé.

 

Ève, il nous faut sauver les prémices d’un monde,

            Unis dans un même vouloir.

Notre amour est trésor qui prodigue à la ronde,

            L’avenir n’a pas d’autre espoir.

 

 

 

 

 

JE sculpte lentement un Christ pour mon calvaire,

            Je pousse mon ciseau têtu,

Chaque ligne résiste, hostile en sa matière,

            Chacune offre un problème ardu.

 

Et dans ma volonté de faire une œuvre grande,

            Moi qui ne fus jamais pieux,

Je sens mes doigts se joindre et mon âme quémande

            Un peu de la grâce de Dieu.

 

De mes lèvres s’envole un début de prière,

            Le vrai langage est retrouvé,

Je me sens envahi d’une haute lumière

            Et le don d’enfance est sauvé.

 

Vertu du long travail qui cherche son visage !

            Le bois nous reste fraternel

Mais nous nous détachons des fragiles rivages

            Pour prendre appui sur l’éternel.

 

 

 

 

 

            ÈVE, Ève, tu ne parles plus,

            Tu t’enfonces dans le silence.

            Pour ceux-là qui sont trop tendus

            Se fausse vite la balance.

 

            Nous ne sommes pas des robots,

            Ève, il nous faut sauver notre âme

            Et nous avons besoin du mot

            Qui nous ressuscite, ô ma femme !

 

            Au milieu des rudes labeurs

            Nos petits dressent leur oreille,

            Regarde-les, prends dans ton cœur

            Ce chant profond qui les éveille.

 

 

 

 

 

MARBRES sculptés, habitants des musées,

Votre réponse au vif de nos pensées

Était silence et gestes mesurés.

Serait-il vrai qu’au milieu des décombres

Se soit perdu le secret de vos ombres,

Que votre énigme ait pour toujours sombré ?

 

Marbres fermés, nous cherchions le mystère

Que le sculpteur avait voulu nous taire.

Mais le sculpteur n’était-il dépassé ?

Quel sens ne prend loin du ciseau de l’homme

L’œuvre qui vit désormais autonome ?

Quel feu puissant sur un monde angoissé !

 

Ceux qui plus tard, dans la cendre et la rouille,

Exhumeront au cours de lentes fouilles

Quelques fragments par chance conservés

Vont découvrir une âme à vos visages.

Trouveront-ils l’inutile message,

Le sens perdu qui nous aurait sauvés ?

 

 

 

 

 

      QUI pourrait m’empêcher de vivre ?

      Comme Jeanne j’entends des voix,

      L’une s’obstine à me poursuivre

      Je la sens s’élever en moi.

 

      Quel est ce vouloir qui s’impose

      Dans la totale nudité ?

      Il ne connaît jamais de pause

      Toujours il m’exhorte à lutter.

 

      Immortel courage de l’homme

      Qu’aucun péril n’a désarmé !

      Aujourd’hui j’en reste la somme

      Et je me dois de l’assumer.

 

      Au fond de mon cœur qui tressaille

      Mais s’illumine de clarté,

      Je rejette le poids de paille

      Et m’en tiens à l’épi porté.

 

 

 

 

 

MON vieux cahier, où restent peu de pages

Je réfléchis et j’écris posément

Mes souvenirs sous forme de messages,

Ce que je crois utile à mes enfants.

 

Je veux noter comment cuire la brique,

Comment lier le sable avec la chaux,

Couvrir un toit et comment on s’applique

Pour aiguiser le coutre ou les ciseaux.

 

Sans grand espoir, je note et je confie

Ce que je sais pour ceux qui me suivront.

Qui vous lira, quand vous serez jaunies,

Pages du livre où je garde raison ?

 

 

 

 

 

      HEUREUX ceux qui ont le cœur pur !

      Mon fils relit le vieux passage,

      Il le souligne d’un doigt dur,

      Sa tête penche sur la page.

 

      En notre univers renaissant,

      Première leçon de lecture !

      Pas timides de mon enfant

      Promis au jeu de l’aventure.

 

      Dans sa mémoire vont rester

      Les étranges mots qu’il épelle.

      Mais si son cœur était buté...

      Si le caillou sans étincelles...

 

 

 

 

 

      ÈVE qui t’éloignes de moi,

      De tant de travaux prisonnière,

      Comme je peux songer à toi

      Et te dresser dans la lumière !

 

      Qu’il est simple de t’éveiller,

      Amour au lumineux visage,

      Mais que de nuits à te veiller,

      À l’affût de chaque message !

 

      Il faut sans cesse revenir

      Et retoucher à mains posées

      Ce marbre pressé de vieillir

      Si ne l’épiaient nos pensées.

 

 

 

 

À coups de patience, avec des pierres lisses

            J’ai refait le bassin

Et l’eau de la fontaine à la brise se plisse,

            J’y rafraîchis mes mains.

 

Le ciel peut apporter ses couleurs d’agonie

            Et dorer les coteaux,

Moi, je voudrais trouver quelque feuille jaunie

            Qui s’attarde sur l’eau,

 

Un coudrier penchant et de l’herbe plus grasse,

            Plus riche de reflets.

Je me croirais alors, Seigneur, dans votre grâce...

            Mais vains sont mes regrets.

 

 

 

 

 

      VOISIN de la ferme d’en bas,

      Courbé sur ta barque sans trêve,

      Tu m’adressais un geste las

      Et tu replongeais dans ton rêve.

 

      Nous n’échangions pas de vains mots,

      Nous naviguions toute l’année,

      Chacun de nous à son hublot

      Avait l’œil sur la traversée.

 

      Mais je te voyais, mon voisin,

      C’était quand même une présence,

      Le pavillon d’un être humain

      Dans les remous, une assurance.

 

      Aux hommes tu me rattachais,

      Je prenais part à leur histoire...

      Mais aujourd’hui les jeux sont faits,

      Je rame seul dans la nuit noire.

 

 

 

 

 

QUE de fois, au milieu de la nuit, je m’éveille !

            Et tu respires près de moi.

Je me penche un instant, mon amour te surveille...

            Mais dans mon cœur quel désarroi !

 

Le malheur aurait-il, Ève, tué ton âme ?

            Il t’a soudain donné cent ans.

Tu marches dans les jours, sans sourire et sans flamme

            Et sans un mot pour les enfants.

 

Tu rejoins le destin des vieilles paysannes

            Comme on en voyait autrefois,

Esclaves du labeur, qui vont et qui ricanent

            Devant la faiblesse ou l’émoi.

 

Quel est cet être obscur à l’âme calcareuse

            Que je retrouvé à mes côtés ?

Il resterait pourtant des minutes heureuses

            Quand l’espoir garde des clartés.

 

 

 

 

 

JE crois à la forêt, à la forêt brûlée

Dont les troncs ont péri jusqu’au cœur de l’aubier.

La tempête abattra les carcasses dressées.

Que va-t-il advenir de ce décor altier ?

 

Mais un dieu sait veiller au secret des racines.

Sous la mousse en tison rêve un autre univers,

Il saura s’imposer sur la noire colline,

Le nouvel horizon nous cernera de vert.

 

Je ne le verrai pas, je ne puis plus l’attendre,

Mais mes fils s’en iront dans les matins d’été.

Par les chemins perdus aujourd’hui sous la cendre,

Ils recommenceront nos bonheurs arrêtés.

 

Dans cette ombre incertaine où vont trembler nos âmes,

Je les regarderai continuer mes jeux

Et c’est moi qui toujours, aux avrils pleins de flammes,

Danserai le printemps sur les talus herbeux.

 

 

 

 

 

      Ô foin que je porte à mes bêtes !

      Dernier cadeau de la saison,

      Tu gardes ton parfum de fête,

      L’odeur des prés en pâmoison.

 

      Juin ressuscité te pénètre,

      Je le respire à pleins poumons,

      Je m’attends à voir reparaître

      Ses couleurs et ses horizons.

 

      L’arbre règne encor dans la plaine,

      Le grillon gratte dans son champ,

      Le monde est visage sans haine,

      Il conserve une âme d’enfant.

 

      Que d’ans nous faudra-t-il encore

      Pour faner des prés éblouis

      Et dormir dans la paix sonore

      Sous un tilleul épanoui ?

 

 

 

 

UNE lampe à pétrole éclaire mon enfance.

            Le grand cercle qu’elle imposait !

La table de noyer en devenait plus dense

            Et le silence plus épais.

 

Je me tenais assis aux plis de la pénombre,

            Je me plaisais dans sa tiédeur,

Je suivais du regard le jeu des grandes ombres

            Et j’écoutais battre mon cœur.

 

Les bassines, de cuivre étaient des astres sombres,

            Perdus dans un ciel arrêté,

Le balancier scandait des minutes sans nombre,

            J’en recevais de la clarté.

 

Une lampe à pétrole éclaire mon enfance

            Et lui confère ses reflets,

Ces instants du passé sont lourds de résonance,

            Je vis à leur rythme secret.

 

 

 

 

 

LA mousse a repoussé dans la forêt tenace

        Et son vert s’est taché de sang.

J’ai retrouvé sa force et sa tranquille audace,

        Avant-garde des conquérants.

 

Courage de la terre en ses sources lointaines !

        Que de vie espère en ses flancs !

Que d’arbres en instance au sortir d’une graine

        Frémissent sur leur jet tremblant !

 

Sur les maisons d’hier, sur les prés du village,

        Forêt, tu sauras te dresser

Et tes vagues noieront dans leur profond sillage

        Les plus orgueilleuses cités.

 

Il me faudra bientôt limiter ma clairière

        Et la défendre sans arrêt,

Nous allons devenir la tribu forestière

        Avec notre oreille aux aguets.

 

Les vents qui nous venaient, lourds de rumeurs humaines,

        Jusqu’à nous n’arriveront plus.

Pour des siècles, claustrés dans notre vert domaine,

        Nous serons l’antique tribu.

 

 

 

 

 

        PETITE église du hameau,

        Vous nous voyiez chaque dimanche.

        Dans nos jours chargés de travaux

        Vous étiez notre page blanche.

 

        C’était repos pour notre cœur,

        C’était musique pour l’oreille.

        Dans nos jours privés de couleur

        C’était vitrail qui s’émerveille.

 

        Ai-je jamais vraiment prié ?

        Avais-je mon âme aux écoutes ?

        Nos pères nous ont devancés,

        Nous poursuivions la même route.

 

        Petite église du bon Dieu

        Avec votre jardin de tombes,

        Je vous revois sous un ciel bleu

        Que traverse un vol de colombes.

 

        Pourtant nos ciels sont souvent gris,

        On n’y voit pas battre des ailes...

        Ô souvenirs des jours finis,

        Nous vous peuplons de tourterelles.

 

 

 

 

 

 

        C’EST la fête des Trépassés,

        Il n’y a plus de cimetières...

        Pourtant que de morts à pleurer !

        Tout mon pays n’est que poussière.

 

        Le monde est un vaste désert

        De tombes où le temps s’écoule,

        Il va noircir durant l’hiver,

        Les derniers vestiges s’écroulent.

 

        Des vieux amis, de leurs chansons,

        Des tendres visages de femmes,

        Que reste-t-il sur l’horizon ?

        La cendre recouvre leur drame.

 

        Me voilà seul ici dressé,

        Indigne de ce qui m’incombe.

        J’élève un bras combien lassé,

        Je bénis ces milliers de tombes.

 

 

 

 

 

 

FERMES de mon pays aux luisantes toitures,

Caravane arrêtée auprès des champs de blé,

Vous aviez su bannir les rêves d’aventures

Pour un stable bonheur où le songe est mêlé.

 

Dans vos longs corridors où luisaient des bassines,

Nous retrouvions toujours l’odeur du lait suri

Et des mouches volaient à travers vos cuisines

Dans un bourdonnement de tendresse sans prix.

 

Fermes de mon enfance avec vos chauds visages

Et vos toits constellés de pigeons en courroux,

Combien vous avez su dans les jours de l’autre âge

Réjouir mes regards qui se cherchaient en vous !

 

 

 

 

 

PLUS tard, par les hivers quand les hommes s’assemblent

        Pour mieux rêver devant le feu

Et poursuivre un vieux songe où des souvenirs tremblent

        Comme nos mains quand vient l’adieu,

 

L’un d’eux se lèvera pour prendre la parole.

        Il célébrera la forêt,

Les pas que font les dieux dans l’ombreuse Acropole,

        Leur fête en saison des genêts.

 

Il parlera du chant des eaux sur le barrage,

        De l’oiseau dans le vent du Nord,

De l’amour qui vous point aux jours de labourage

        Par les couchants pavoisés d’or.

 

Ils se reconnaîtront dans ces simples paroles

        Aussi paisibles qu’un tilleul.

Quels chants vont éveiller les lentes paraboles

        Dans leur cœur, quand ils seront seuls ?

 

Déjà je te bénis, mon petit-fils poète,

        Dont l’accent ravira l’été

Et je tremble pour toi, chercheur de mots en fête

        Au fond de ton cœur tourmenté.

 

 

 

 

 

        LE mot était une rumeur

        Comme il en naissait dans la plaine,

        Dans le réveil de chaque fleur,

        Dans la chanson de la fontaine.

 

        Elle était centre d’univers,

        Jamais ne cessait sa présence.

        Dans les arbres, le bourgeon vert

        La possédait dans son essence.

 

        Rumeur d’âme et d’éternité

        S’élevait de la terre entière.

        Elle éclatait dans la clarté

        Et nous bénissait sa lumière.

 

 

 

 

 

SERAI-JE le vieillard des époques antiques

        Dont on s’approche avec respect ?

Il connaît la coutume et les rites magiques,

        Il sait la cause et les effets.

 

Pour ceux qui me suivront aurai-je le prestige

        De l’homme qui vit d’autres temps

Et peut ressusciter les heures de vertige

        Où sombra notre firmament ?

 

Vais-je rester assis auprès de la fenêtre,

        Perdu dans un rêve lassé,

Regardant les travaux en dédaigneux ancêtre

        Imbu des splendeurs du passé ?

 

Tel un chef de tribu dans les vieilles légendes

        Alors que les ans l’ont cloué,

Serai-je celui-là qui dirige et commande

        Du haut d’un navire échoué ?

 

 

 

 

 

        LES mots demandent un effort

        Pour s’élever dans le silence.

        Sont-ils des condamnés à mort

        Dans cet univers de l’absence ?

 

        Où donc le bonheur des propos

        Qui s’épandaient sans qu’on y songe ?

        Le drame de ce monde clos

        Dans le mutisme nous replonge.

 

        Plus d’appels lancés au lointain,

        Plus de chansons dans les futaies !

        Où sont les clameurs des gamins

        Qui se poursuivaient dans les haies ?

 

        Quel mot s’il n’est essentiel

        S’aventure à risquer sa chance ?

        Entre notre terre et le ciel

        Il n’y a plus de connivence.

 

 

 

 

 

SI par les soirs de gel où la nuit sera claire,

        J’allais allumer au sommet

Un de ces hauts bûchers dont les reflets éclairent

        Les horizons de cendre épais,

 

Des yeux d’hommes peut-être apercevraient ses flammes,

        Des gens malheureux comme nous.

Quel espoir éveillé tout à coup dans leur âme,

        Quel tremblement dans leurs genoux !

 

Demain, pleins de ferveur, ils se mettraient en route

        Comme les Mages d’autrefois.

Quel Noël ce serait dans nos jours en déroute

        De recevoir ici les Rois !

 

 

 

 

 

QUEL sera le garçon qui rompra le silence

        Un soir d’hiver près du foyer

Et qui saura charger sur sa nef en partance

        Les cœurs pour un sol étranger ?

 

Sa voix caressera les mots les plus sauvages,

        Il saura les apprivoiser

Et ses frères verront s’allumer des images

        Dont ils n’avaient jamais rêvé.

 

Il aura pressenti les arcanes des fables

        Que l’on nous contait autrefois.

Ses mots éveilleront des rivages de sable

        Et des barques au grand pavois.

 

Conteur à la voix chaude, Homère qui t’ignores,

        Le feu luira dans tes récits

Et les hommes bercés par ton verbe sonore

        Lèveront des yeux interdits.

 

 

 

 

 

TES chants seront pareils à ceux des anciens âges,

        À ceux que disait ce Jésus

Dont la croix rayonnait au centre du village

        Et son cœur reste s’il n’est plus.

 

Il aimait comme toi ce qui frissonne et tremble,

        Ses mots célébraient la douceur

Et sa main caressait l’enfant qui lui ressemble,

        Il nous proposait sa candeur.

 

Sois simple comme lui quand te rougit la flamme,

        Dis-leur la force d’un amour,

Dis l’été sur les bois, dis les élans de l’âme

        Dans le bonheur de chaque jour.

 

Et quand s’arrêtera le flux de tes paroles,

        Les hommes surpris se tairont

Pour chercher le secret des mots qui t’auréolent.

        La grâce éclairera leur front.

 

 

 

 

 

UN jour, vous entendrez au loin craquer les branches

        Et des hommes arriveront.

Par un juste retour, la balance qui penche

        Donnera la palme à leurs fronts.

 

Ils seront les guerriers qui vont régner en maîtres,

        Vous serez le peuple conquis

Et, des siècles durant, vous connaîtrez peut-être

        Un sort d’errants et d’insoumis.

 

Vos Césars triomphants seront-ils noirs ou jaunes,

        Seront-ils humains ou cruels ?

Fuirez-vous par les bois qu’ensanglante l’automne

        Vers le refuge originel ?

 

Nos pères sont venus à travers les savanes

        Pour imposer leurs lois d’airain,

Va-t-on vous envoyer en lente caravane

        Au marché du bétail humain ?

 

 

 

 

 

 

PETIT-FILS qui diras les mots du beau poème,

        Les mots qui portent des odeurs,

Que chaque strophe soit pour ton âme un problème,

        Ne ménage pas ton labeur !

 

Le dieu qui nous dispense en sa blonde corbeille

        La strophe ou la douceur d’un chant

Garde son miel doré pour les lentes abeilles

        Au travail dans les soirs couchants...

 

Le marbre qui triomphe et le tableau qui chante,

        La symphonie aux tons ardents

Et l’ordre d’un jardin dans l’avril en attente

        Exigent des soins patients.

 

Courbe toujours le front sur les vers du poème,

        Laboureur penché sur ton champ.

Il suffit d’un élan s’il s’obstine et s’il aime

        Pour que s’impose un jour ton chant.

 

 

 

 

 

J’ALLUME un premier feu dressé sur la colline,

        Je crée un soleil de minuit.

Ce sont des bras tendus vers les îles voisines,

        Mon cri d’amour au cœur des nuits.

 

Femme, ne me dis pas que c’est tâche inutile,

        Que mon appel ne portera.

Que de signaux lancés qui paraissent stériles !

        Si pourtant un homme était là...

 

S’il n’ose abandonner son asile précaire

        Mais voit quand même mon signal,

Quel astre lui tendra plus riante lumière

        Dans l’hémisphère boréal ?

 

 

 

 

 

QUAND je ne serai plus, que mes petits-enfants

        Se souviendront de leur ancêtre,

Qu’il ne restera rien du visage présent

        Et du vieux devant sa fenêtre,

 

Ils vont songer pourtant à cet homme en allé

        Qui leur parlait d’un autre monde,

Pareil à ces héros dont la Fable a conté

        La vie aux courses vagabondes.

 

Vais-je prendre pour eux le visage d’un roi

        Que l’on a chassé de son trône

– Il traîne ses regrets et son long désarroi

        Et rêve encor de sa couronne –

 

Ou visage d’un dieu qu’on place sur l’autel,

        D’un dieu qui vécut ces années.

Où les hommes partaient vers les astres du ciel

        Dans une étonnante Odyssée ?

 

 

 

 

 

        AUSTÉRITÉ d’un haut calvaire

        Sculpté dans le plus dur des bois !

        J’érige au milieu de mon aire

        Le corps dressé sur une croix.

 

        Cent fois j’en conterai l’histoire

        À mes enfants émerveillés,

        Il faut que reste en leur mémoire

        Ce souvenir d’un Dieu raillé.

 

        Et, quand sous le poids des années

        Tous les détails auront péri,

        Que tremble comme une fumée

        Un peu de cet amour tari.

 

        Ô Christ, qui mourus pour les hommes,

        Tu ne peux périr à nouveau.

        Les pauvres mortels que nous sommes

        Voudraient te sauver du tombeau.

 

 

 

 

 

SI je savais conter, si j’étais de ceux-là

Qui savent dans une âme éveiller de grands songes

Avec de simples mots murmurés à mi-voix,

Avec de beaux accents que le rythme prolonge

 

Comme en trouvait grand-mère en nos jours d’autrefois,

Enfants, je vous dirais quelques vieilles histoires.

Il suffit de rêver : il était une fois...

Leur charme désuet sourit dans la mémoire.

 

Nous entendions couler des sources et des chants

Et nos cœurs dérivaient vers des pays étranges

Comme on n’en voyait pas aux bornes de nos champs

Et des êtres passaient qui se mêlaient aux anges.

 

Mais je ne suis de ceux qui savent raconter,

Il faut suivre son rêve, incliné sur sa chaise,

Et attendre longtemps que viennent s’enflammer

Les récits que les dieux font luire au cœur des braises.

 

 

 

 

 

        ARBRES que j’abats à grands coups

        Par ces languissantes journées,

        J’aimerais connaître jusqu’où

        Porte le bruit de ma cognée.

 

        Dans le dur silence d’airain,

        Les sons parcourent longue route.

        Qui n’en aurait le cœur étreint

        S’il était sans cesse à l’écoute ?

 

        Quel marin dans son archipel

        À pareil S. O. S. résiste ?

        Pour se lever à mon appel

        Qu’attend cet être... s’il existe ?

 

        Si j’entendais un bruit sonner

        Quand se tend mon oreille lasse,

        Comme je saurais m’élancer

        Vers ce cri d’homme dans l’espace !

 

 

 

 

 

        Ô la maison où je suis né,

        Ô la maison dont je suis né,

        Où j’ai vécu des millénaires,

        Soupçon d’être toujours tendu

        Vers la promesse des lumières !

        Quand je restais dans mon repaire

        Entre l’horloge et le bahut,

        Comme j’avançais vers la vie

        En procession infinie !

        Lente marche vers la clarté !

        Ô nid de mon intimité

        Où ma mémoire me reporte

        Dès que se referme la porte !

        Ô mère qui fus ma maison,

        Je me serre dans tes cloisons,

        Tu redeviens la balancelle.

        Ô souvenir ! À chaque instant

        Que de beaux rêves s’amoncellent !

        Je tends vers toi mes doigts tremblants.

 

 

 

 

 

        RUISSEAU gonflé par les averses,

        Tu te couvres, à larges flots,

        D’un manteau sombre que traverse

        De l’écume comme un accroc.

 

        Je lance à mon tour la bouteille,

        Tel un matelot naufragé,

        Mais est-il un œil qui surveille

        Près des rivages submergés ?

 

        Mon espérance balancée

        Sur les aigrettes du courant,

        Quelle entreprise est commencée ?

        Quel avenir désespérant !

 

        Ô besoin de présence humaine,

        D’un cri lointain dans mon désert !

        Mais le flot qui ronge la plaine

        Est stérile comme un hiver.

 

 

 

 

 

        LENTE neige sur le village,

        Tu me rends soudain mon pays !

        Je revois de vieilles images

        Et des noms qui m’étaient sortis

        De la mémoire et de l’esprit

        Soudain reviennent à la nage.

 

        Je puis croire à l’éveil d’un rêve

        Où brusquement tout m’est rendu

        Et je m’avance sur les grèves

        D’un océan de prés perdus.

        Mais où sont les pas retenus

        De la corneille à la voix brève ?

 

        Si je veux retrouver mes traces,

        Mes sabots sont partout plantés,

        C’est un écheveau qui s’enlace

        Autour de mes champs labourés.

        Mon cœur couve le grain semé,

        Mon cœur bat sous la terre grasse.

 

 

 

 

 

        BON Noël à vous qui vivez,

        Perdus sur notre pauvre terre,

        À vos cœurs qui sont fatigués,

        À vos pas de longue misère !

        Et bon Noël à vous, parents,

        À vous, amis sans cimetière

        Et qui ne savez plus les chants

        Qu’aux soirs de juin chantait la terre,

        À vous qui ne la verrez plus

        Reverdir aux saisons prochaines

        – Où vos deux lèvres avaient bu

        Coulera pourtant la fontaine –

        Bon Noël aux moissons prochaines

        Qui rêvent au creux des sillons !

        – Combien d’espérances humaines

        Tressaillent dans ce réveillon ? –

        Et bon Noël à vous, mes bêtes,

        Qui poursuivez entre nos murs

        Vos destins paisibles et purs,

        Noël est aussi votre fête.

 

 

 

 

 

                Lucie, Lucie,

        Je t’appelle dans ma détresse,

        Du fond de mon cœur abattu.

        Je t’appelle et ma voix te presse,

        Je veux revoir ce qui n’est plus.

 

                Lucie, Lucie,

        Si tu revenais sur mes routes,

        Que tout s’apaiserait soudain,

        Que seraient balayés mes doutes

        Et mes angoisses des demains !

 

                Lucie, Lucie,

        Ma voix est celle d’un prophète

        Et pourrait te ressusciter,

        Tu redeviendrais notre fête,

        Tu serais le cœur de l’été.

 

                Lucie, Lucie,

        Visage changeant et multiple,

        Ô bonheur de vivre exalté !

        Où en es-tu de ton périple,

        Être de flamme et de clarté ?

 

 

 

 

 

Jules GILLE, Dies Irae, La Maison du Poète, 1962.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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