La légende des trois lis

 

 

                                    I

 

La scène se passait en ces jours que le cœur

Saigne de rappeler, où, sublime vainqueur

Cinq mois auparavant, sans pouvoir la défendre,

Lévis, à Montréal, vit la France se rendre.

Il n’était pas vaincu, dès lors il avait droit

D’emporter avec lui les drapeaux de son roi ;

Aussi lorsqu’on signa l’acte préliminaire

Le héros réclama les honneurs de la guerre.

La réponse, on le sait, fut digne d’Albion.

Mais Lévis fit serment que jamais le lion

Des écussons anglais, de sa fétide haleine,

Ne souillerait les lis de France. À Sainte-Hélène,

Îlot qui défendait l’abord de Montréal,

Il se rendit un soir. Du haut du mont Royal

La nuit dense tombait avec ses vagues d’ombres ;

Les vaisseaux ennemis, comme des hiboux sombres,

L’aile ouverte, guettaient dans un obscur silence.

Le général français, trompant leur vigilance,

Sans alerte aborda l’îlot, grâce aux brouillards.

Là, d’une main fébrile il prend ses étendards,

Les étreint longuement, contre l’Anglais s’indigne,

Puis au grand sacrifice en pleurant se résigne.

De poudre et de salpêtre il ne restait encor

Qu’une humble ration dans les caissons du fort ;

Cela devait suffire. En peu d’instants les flammes

Achevèrent leur œuvre : hampes d’or, oriflammes,

Fleurs de lis où flottait le suprême baiser

Que Montcalm expirant voulut y déposer,

Témoins qui palpitaient au souffle des victoires,

Il ne resta plus rien, hélas, de tant de gloires.

 

 

                                    II

 

Plus un seul souvenir de si nobles combats...

« Qu’importe, dit Lévis, ils ne les auront pas ! »

 

                              *     *     *

 

Or la légende veut que la bise hivernale

Ait respecté des lis la cendre virginale.

Lorsqu’au printemps suivant, sur l’aile du zéphir,

Aux bords du Saint-Laurent avril put revenir

Opérer en tous lieux mille métamorphoses,

La légende poursuit qu’alors, de ses doigts roses,

Remuant cette cendre, il en fit refleurir

Les trois lis que Lévis avait vu se flétrir...

 

Ah ! cette floraison appartient à la fable,

Mais nous en connaissons une autre, véritable,

Qui dans nos cœurs français rivés au Saint-Laurent

A toujours reverdi malgré le conquérant.

La persécution, le fer, même les flammes

Ne sauraient étouffer ces trois fleurs dans nos âmes,

Ces trois lis. Le premier, nos clochers aux coqs d’or

Attestent fièrement que jamais il n’est mort :

C’est la religion. Nos mères canadiennes

Protègent du second les blancheurs souveraines :

C’est notre doux parler. Le dernier fut vainqueur

De l’espace et du temps : la main sur votre cœur

Et le regard tourné vers les côtes de France,

Saluez avec moi le lis de Souvenance !

 

 

1917.

 

 

 

Joseph GINGRAS, Fidélité,

Montréal, 1958.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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