Le poème du laboureur

 

 

                              I

 

N’avez-vous jamais suivi la charrue,

L’un après l’autre alignant des sillons,

Quand la glèbe sent la pointe bourrue

Dont l’éclair d’acier chasse les grillons ?

 

Avez-vous aimé voir les mottes noires

Danser sur l’arête humide du soc,

Puis, roulant avec des reflets de moires,

Molles, s’effriter sous le moindre choc ?

 

Ah ! c’est qu’il écrit de sublimes choses

Le soc qui s’enfonce au sein du ravin :

Poèmes du cœur, chants d’apothéoses

Sont beaux, mais le soc sans peine les vainc.

 

 

                              II

 

Plaignez-le celui-là qui ne voit, ne croit même

Que l’homme en ses labours écrit un grand poème !

 

Laboureur, quand l’aurore escalade l’envers

Des montagnes, là-bas, tu voles aux prés verts.

 

Avant que le soleil ne soit haut sur les têtes,

Tu cours mettre le joug à tes vaillantes bêtes.

 

Dans ta hâte, parfois, tu quittes la maison

Sans fléchir le genou, sans dire une oraison.

 

Va, de l’astre préviens les torrents de lumière :

Aligner un sillon, c’est faire une prière,

 

Car c’est croire en un Dieu qui ne rendra pas vain

Le travail qui permet la genèse du pain ;

 

Car c’est croire en un Dieu qui donne et multiplie

Les rayons de soleil et les gouttes de pluie ;

 

C’est croire en la vertu du Souverain du monde

Qui rend la sève active et la glèbe féconde.

 

Ô pieux labourage, ô poème de foi,

Que ne puis-je accorder cette lyre sur toi !

 

 

                              III

 

Laboureur, quand ton pas fatigue les jachères,

Elles sentent frémir tes espérances chères.

 

L’automne en déchirant les vallons et les prés,

Tu comptes vivre en mai pour y jeter les blés.

 

Chacun de tes sillons est une longue lettre

Épelant l’avenir et semblant le promettre.

 

Le soc trace l’espoir que la main du Très-Haut

Retiendra le grêlon qui bat comme un fléau,

 

Et qu’elle endiguera la rive débordée

Ou, dans les jours brûlants, distillera l’ondée,

 

Et qu’elle mûrira, sous l’effluve du ciel,

Le froment qu’en hostie on adore à l’autel,

 

Et qu’elle écartera l’infâme ver qui ronge,

Qu’elle rendra réels les regains vus en songe.

 

Ô poème d’espoir, ô poème de foi,

Que ne puis-je accorder cette lyre sur toi !

 

 

                              IV

 

Ô poème qui chantes, ô poème qui pries,

Priant le Tout-Puissant et chantant la Patrie !

 

Tu le sais, laboureur, ton peuple se maintient

En cramponnant ses fils au vieux sol laurentien.

 

C’est un pacte muet entre nous et la terre :

Pour ne perdre à jamais son propre caractère,

 

Au sol le Canadien doit sa fidélité,

Des leçons du passé respectant la clarté.

 

La sève du terroir est celle de la race

Par elle du premier la seconde est vivace ;

 

Et c’est un fier défi, dont pâlit l’oppresseur,

Que les guérets nouveaux d’un nouveau laboureur.

 

Son sac est une plume et son œuvre un poème

Où se chante des siens la volonté suprême,

 

Volonté de garder envers et contre tous

Les plaines et la langue et la foi de chez nous.

 

Sur le flanc des côteaux comme nous sur un livre,

Il burine ces mots. Notre peuple veut vivre !

 

Et nous lisons tout haut ce qu’il écrit tout bas :

                Notre race ne mourra pas.

 

 

                              V

 

Et moi, laissant courir ma plume,

Enthousiaste, je me dis :

« Je mettrai des vers sur l’enclume

« Qui feront aimer mon pays ».

 

Mais si près d’un guéret je passe,

Devant le champêtre labeur

je sens bien que rien ne surpasse

Le poème du laboureur.

 

 

Septembre 1917.

 

 

 

Joseph GINGRAS, Fidélité,

Montréal, 1958.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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