Retour des labours
À M. L.-J. Doucet
L’heure solaire a fui ; le calme règne aux champs.
Des outils sont restés appuyés aux clôtures.
Dans le lointain, l’on voit défiler des voitures
Par les chemins verdis aux brises du printemps.
Dans les sillons nouveaux de craintives corneilles,
Sans relâche aux aguets becquettent le bon grain.
Du val monte dans l’air la voix du grave airain ;
Au rucher bourdonnant reviennent les abeilles.
Suivant dans les sentiers ses grands bœufs noirs et roux,
Le laboureur descend des coteaux à cette heure
Où l’ombre plus épaisse envahit sa demeure.
Il rêve, et son regard semble plus clair et doux.
Lorsque pour pâturer sur le bord d’une sente,
L’un d’eux flaire et s’arrête au milieu des guérets,
Un chien, parfois, s’élance et le mord aux jarrets.
Le bœuf fonce sur lui, la mine menaçante.
Accélérant leur marche en l’obscur incertain,
Gens et bêtes s’en vont vers le proche village
D’où seul un vieux clocher émergeant du feuillage,
Dessine sont profil sur l’horizon lointain.
Traversant sur le pont d’un cours d’eau qui sommeille,
Le pas lourd du bétail résonne, dans la nuit ;
On entend le plongeon d’une loutre à ce bruit,
Le flot le répercute et le ruisseau s’éveille.
Or, par instinct, sachant le moment du retour,
Les bœufs lèvent la tête et beuglent vers l’étable
Où, dans la paix du soir, à quelqu’écho semblable,
D’autres voix à leurs voix répondent tour à tour.
Et, tel un astre d’or, œuvre du divin Maître,
Dans le vague espace une lumière a lui.
C’est du bon laboureur le tendre et chaud abri,
Dont la lampe attentive éclaire la fenêtre.
Sur le seuil de la porte, un enfant dans les bras,
Une fermière au teint vermeil, au large buste,
Agite du bambin la menotte robuste,
Vers l’abreuvoir où l’homme attache ses bœufs gras.
Il entre. Le foyer s’emplit de sa présence.
Puis, buvant à longs traits un grand bol de lait frais,
Il parle de la terre en son rude patois ;
Autour de lui chacun s’empresse et fait silence.
« Comme il fit chaud, dit-il, là-haut, en plein soleil.
« Vingt fois le jour, j’ai bien pensé quitter l’ouvrage,
« Mais le sillon fini, je reprenais courage,
« Sachant la tâche noble et mon profit pareil.
« Femme, j’ai labouré tout le flanc de la Butte,
« Et tu sais si le sol est plus fertile en rocs
« Qu’il ne l’est en épis, aussi, combien de socs,
« Je remporte émoussés de lui faire la lutte. »
« Il fallait voir les bœufs après chaque sillon
« Creusé péniblement dans les friches nouvelles,
« Faisant sous leurs sabots voler des étincelles,
« S’arrêter, haletants, las des coups d’aiguillon. »
« Ils ont bien mérité une double pitance,
« Ces vaillants compagnons de mes rudes labeurs,
« Car, certes, il n’est pas ici, ni même ailleurs,
« Un couple ami de l’homme aimant plus sa souffrance. »
« C’est pourquoi je renonce à les vendre tous deux.
« Jean-Paul, notre voisin, m’offre en retour Éole.
« Qu’il garde son cheval, je reprends ma parole.
« Dis-lui que je ne puis me dessaisir d’eux. »
Ainsi, continue-t-il d’instruire tous les siens,
Car s’étant mis à table au sein de la famille,
Il tient de gais propos, et le rire pétille
Sous ce toit où sont nés et sont morts les anciens.
Puis il soigne ses bœufs, prépare leurs litières,
Donne aux vaches du foin qui sent bon le terroir,
Au passage apeurant juchés sur leur perchoir,
Poules, coqs et dindons, tous gris sous les poussières.
Alors, sachant fini pour ce soir son labeur,
Ses travaux bien payés de la glèbe jalouse,
Ayant fait la prière au côté de l’épouse,
Il s’endort dans la paix sereine du Seigneur.
Saint-Romuald.
Ulric-L. GINGRAS.
Paru dans la Revue nationale en avril 1919.