Sursum corda !

 

 

                                              À Sully Prudhomme.

 

Hélas ! j’ai trop rêvé sous les blêmes ténèbres

D’où les astres ne sont que des bûchers lointains,

Pour croire qu’échappé de ses voiles funèbres

L’homme s’envole et monte à de plus beaux matins.

 

J’ai trop vu sans raison pâlir les créatures

Pour croire qu’il existe, au-delà d’ici-bas,

Quelque plaisir sans pleurs, quelque amour sons torture,

Quelque être ayant pris forme et qui ne souffre pas !

 

                                                   SULLY PRUDHOMME.

 

 

                                          I

 

Eh quoi ! c’est de ton cœur qu’un pareil cri s’élance,

Ô maître de la forme et du rythme enchanté,

Toi qui raillais Musset de son indifférence

Dans un vers que n’égale aucun autre en beauté !

 

La gloire ne m’a pas sacré de son baptême,

Et tout titre me manque à venir te parler :

Écoute un inconnu qui t’admire et qui t’aime

Et, te voyant souffrir, voudrait te consoler.

 

Je n’irai point me perdre à travers les systèmes

Par la philosophie à grand’peine bâtis ;

En vain l’esprit s’abime au fond de ces problèmes :

Pour un sujet si grand nous sommes trop petits.

 

Tu sais l’infirmité de la raison humaine :

Elle, qui fait l’orgueil de l’homme triomphant,

Confine à la folie, et, sous la moindre haleine,

Tremble comme un flambeau dans la main d’un enfant.

 

Souple, prompte au sophisme, ondoyante et diverse,

Elle nous sert chacun selon nos intérêts ;

La preuve que l’un donne, un autre la renverse,

Jusqu’à ce qu’un troisième infirme leurs arrêts.

 

Interrogerons-nous la science moderne ?

Elle marche, la loupe et le scalpel en main :

La matière est principe et la force gouverne,

Une mort sans réveil attend le genre humain.

 

Certes, j’admets que l’homme incessamment avance

Vers le progrès sans fin à ses efforts promis ;

J’applaudis au génie et j’aime la science,

Étant fils de mon siècle autant qu’il est permis.

 

Mais ce Dieu qu’elle nie et qui pourtant commande,

La Science, après tout, ne peut le suppléer ;

En dépit d’elle-même et quoi qu’elle prétende,

Elle explique son œuvre et ne sait rien créer.

 

Ton âme généreuse, ennoblie aux épreuves,

A besoin pour son vol d’un plus vaste horizon :

C’est dans l’amour qu’il faut aller chercher des preuves,

Afin que ton cœur seul convainque ta raison.

 

                                        II

 

Oui, la mort est le plus terrible des mystères,

Nul ne va sans pâlir à pareil rendez-vous.

Nous réveillerons-nous tels quels sous d’autres sphères ?

Le cercueil entr’ouvert pose l’énigme à tous,

Et, formidable sphinx, il attend ; mais personne,

Fût-ce Œdipe, n’aura le mot mystérieux, –

À moins que, par pitié, la foi, comme Antigone,

Ne prête sa lumière à la nuit de ses yeux !

Mélange de grandeur et d’insigne misère,

L’homme qui cherche Dieu doit pouvoir le trouver.

S’il me reste incompris, je le sens nécessaire,

Et tout crie et proteste en moi pour le prouver.

 

                                            III

 

Eh quoi ! ce don di vin qui fait que tout mon être,

Subjugué par la grâce et l’art de tes accents,

Vibre comme un violon sous l’archet d’un grand maître,

Ne serait que l’écho d’atomes frémissants ?

Cet esprit qui façonne à son gré la matière

Et qui, flambeau sacré, se propage en créant,

Resterait prisonnier dans l’horreur d’un suaire

Et brillerait un jour pour se perdre au néant ?

 

Ah ! si peu que je sois, je suis libre, et je pense.

De ces mondes muets je sais l’ordre fatal,

Et, fussé-je écrasé par l’univers immense,

Que je lui jetterais le défi de Pascal !

Je pense et je suis libre. À la route suivie

Le devoir accepté m’enchaîne sans effort,

Et si l’on vient m’offrir le servage ou la vie,

Je songe à ma patrie et je choisis la mort !

 

                                           IV

 

Devant ce ciel sublime, ensemencé d’étoiles,

Quelle mélancolie emplit mes yeux de pleurs,

Et par quelle espérance, ébranlé jusqu’aux moelles,

Me senté-je emporté vers des mondes meilleurs ?

 

Qu’est un bien possédé dont le cœur reste avide ?

Qu’est ce bonheur d’un jour fait de rêves déchus ?

Puisqu’un amour mortel n’en peut combler le vide,

Il lui faut un amour qui ne finisse plus.

 

Ceux que j’ai tant aimés et dont j’ai vu se clore

Les yeux sous les baisers suprêmes du départ,

J’ai besoin, j’ai besoin de les revoir encore

Pour entendre l’adieu qu’exprimait leur regard ;

Pour savoir le secret enfermé dans nos âmes

Et que rien ici-bas n’a pu me révéler,

Durant cette minute où nous nous rencontrâmes,

Ayant tant à nous dire et ne pouvant parler !

 

                                           V

 

Poète, songe à ceux qui vont au bout du monde

Braver cent fois la mort pour confesser leur foi ;

Songe aux vierges sans nombre, en qui la force abonde,

De la fille du peuple à la fille du roi,

Qui, meurtrissant leurs chairs sous les crins des cilices,

Usent sur le pavé des cloîtres leurs genoux,

Et dans leur dénûment trouvent plus de délices

Qu’aux bonheurs de ce monde où nous nous ruons tous.

 

Quand tout tremblait devant la puissance romaine,

Vois les martyrs chantant sous la dent des lions,

Et tombant, le sourire aux lèvres, dans l’arène,

Les bras en croix, les yeux inondés de rayons !

Quel pouvoir invincible ainsi les sollicite

À lutter, à souffrir, à mourir pour l’erreur ?

Et s’ils étaient des fous, qui donc te précipite,

Ô pauvre humanité, vers un songe menteur ?

Le devoir accompli veut une récompense :

Si je souffre ici-bas, je mérite là-haut ;

Sans quoi la liberté ne vaut pas la licence,

La vertu n’est qu’un leurre, et la justice un mot !

J’ai soif de beau, de bien, et, trouvant que la somme

Des bonheurs n’atteint pas la somme des chagrins,

Pour toutes les douleurs je me sens un cœur d’homme

Et tous les malheureux sont mes contemporains.

Puisque de tels désirs sont innés en moi-même,

C’est que, principe et fin de tout, un Dieu m’attend.

Sans Lui, sans Lui l’amour ne serait qu’un blasphème,

Et ces cieux étoilés qu’un mensonge éclatant ;

 

Tant de soleils en marche au-dessus de nos têtes,

Vers un centre commun gravi tant à la fois,

Seraient, esclaves, sourds aux cris que tu leur jettes,

Un outrage à l’esprit qui découvre leurs lois !

Se peut-il qu’au milieu d’un monde impérissable,

Seul, le meilleur de moi périsse sans retour ;

Que l’honnête homme soit l’égal du misérable ?

Mets la main sur ton cœur, et réponds à ton tour.

 

                                           VI

 

Tu le nierais en vain, ce Dieu : tout le proclame

Immuable, infini, tout-puissant, éternel ;

J ’en atteste les cieux, ton génie et ton âme,

Et ton doute lui-même, écho de son appel.

Éphémère habitant des terrestres demeures,

De justice et d’amour pauvre cœur affamé,

Tu n’es qu’un exilé de ce Ciel que tu pleures,

Mais ce n’est pas pour toi qu’il restera fermé.

Après ce temps d’épreuve et d’heures ténébreuses,

Lorsque du poids du corps la mort te déliera,

La Foi prendra ton âme en ses mains lumineuses,

Et c’est en souriant que Dieu t’accueillera !

 

 

 

Georges GOURDON, Le Sang de France.

 

Recueilli dans les Suppléments à l’Anthologie

des poètes français contemporains, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net