Portrait de vieille

 

 

 

Ce fut au Béguinage que je vis tante Annette pour la première fois.

Ses maigres doigts de vieille s’allongeaient rapides et déliés sur un carreau de dentellière. Serrée dans une modeste robe d’un noir terne, annonçant un deuil qui ne finirait qu’à la mort, les épaules encloses en un épais mouchoir, elle humait sur le pas de sa porte l’air frais d’Avril. Un air enivrant, pénétré des senteurs de lilas amenées par la brise d’un jardin au loin. Elle était coiffée d’un bonnet rustique et blanc, d’où quelques touffes de cheveux plus neigeux que les duvets des pommiers en fleurs, s’échappaient légères, filigranant d’argent ses pâles joues plissées de rides ; – ses joues sans couleur, jaunes comme de vieux cierges de cire. Ses yeux, creusés par des larmes maintenant taries, elle les gardait fixés au ciel, non pour qu’ils fussent fascinés par le bleu de l’horizon en qui nageaient de vagues douceurs appelant aux extases d’un naissant amour, mais pour implorer dans les dernières sphères, que sa pensée pouvait concevoir, l’éternelle source de bonté dont la pitié ne saurait tarir. Et ses lèvres mobiles recommençaient le murmure d’une prière jamais finie.

Sur les vitraux du Moyen-Âge, on retrouve parfois, filant son lin, quelque sainte aux regards extatiques ; en ces regards, l’artiste a mis tout ce que son âme mystique enfermait d’idéal, tout ce que sa prière exhalait d’éloquence naïve et pure. Lorsqu’on retrouve ces vitraux et qu’un rayon couchant leur ajoute une dernière tendresse, on craint de voir la Sainte se draper dans la pourpre du rayon et s’envoler avec lui.

Ô tante Annette ! Quand je te vis faisant de la dentelle et songeant à Dieu, seule dans la solitude du Béguinage, j’ai reporté mes rêves aux Saintes de l’époque Gothique, aux âmes immaculées comme les lys, que l’Artiste ne peint plus.

 

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Le printemps versait des clartés, le printemps roulait des effluves odorants, et tante Annette priait...

Le printemps sur Avril en fleurs, égrenait des franges d’or, le printemps épandait des flux d’encens et tante Annette méditait.

Car elle songe, la Vieille, à toute sa vie, c’est-à-dire à toutes ses misères. Elle songe à de lointains glas qui sonnent l’adieu des morts. Le faucheur de têtes blondes l’a plus d’une fois meurtrie, emportant des enfants adorés. Et c’est pourquoi le printemps peut semer des fleurs, et Avril en ses matins lumineux et tendres peut rouler des brises douces à bercer les rêves les plus bleus des premiers et bleus amours ; ô les moissons peuvent éclore et les oiseaux emplir les espaces du bruit de leurs chansons, du bruit de leurs baisers, tante Annette ne se déridera pas. L’Hiver en toute saison envahit son cœur pour neiger froides en lui les misères d’autan.

Et je me demande parfois combien de larmes ont creusé ces prunelles pour à tel point les caver ? Combien de malheurs flagellent cette tête pour ainsi la faire branler ?

Souvent encore j’ai revu tante Annette : souvent encore j’ai cherché à l’étudier. Ses pleurs ont dû couler nombreux, son infortune a dû être grande, mais nul ne saura jamais ce qu’un cœur a dû souffrir pour atteindre à la parfaite résignation.

Âme simple, je te pardonne ta prière la journée durant niaisement marmottée. Âme simple, je te pardonne ton goût bizarre d’habiter la solitude ; la fantaisie de t’enfermer – telle une vieille du Moyen-Âge – en ces maisons des anciens temps, en ces maisons vétustes que ne fait point trembler le bruit, en ces maisons mystiques comme ton âme, avec quelque chose de sombre : – lambeaux de douleurs anciennes que l’on croit voir traîner le long des murs. Là, tu t’enfermes derrière des vitres vertes, sur qui des croisillons de plomb rongés par la pluie coulent de bleus reflets métalliques, et tu vis ainsi, plus pure que les blanches cornettes des béguines qui passent le matin, qui passent le soir, – faisant de la dentelle et priant Dieu.

Âme du peuple, symbole du peuple tout entier, avec ses coutumes anciennes, et sa douleur et sa résignation, comment ne pourrais-je t’aimer ?

 

 

 

Charles GOVAERT.

 

Paru dans La Flandre littéraire,

artistique et mondaine en 1897.

 

 

 

 

 

 

 

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