Les prophétesses

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles GOVAERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alors, – à une époque que connurent tous les siècles – le monde coulait sa servitude sous le tentaculaire enlacement du mal et de l’obscur. Les derniers des honnêtes gens cachaient leur simplesse pauvre en de lointains pays. Des montagnes et des forêts les séparaient des plaines qu’avaient rendues grasses les victimes de la guerre, et des lieues d’espace par centaines les isolaient de l’air fétide qu’empestaient les haleines du vice.

Les trois vierges, jeunes de jeunesse éternelle, s’en allèrent vêtues de lumière par au travers les villes contaminées, vers l’opacité des forêts. Il ne fleurissait rien sur la terre, les arbres tordaient leurs bras nus et les rafales du soir gémissaient dans le noir. Les trois vierges, filles de l’aurore, marchaient dans la nuit de décembre, par les bises vergetant l’espace, laissant après elles une traînée longue de lumière.

Elles n’apparaissaient que de loin en loin dans les temps, annonciatrices des aubes prêtes d’éclore et des deuils accompagnateurs des désastres. Elles étaient les prophétesses dont l’œil doux aux bons, d’acier aux pervers, avait taraudé sa splendeur vengeresse dans l’âme de ceux des villes par au­travers.

Elles avaient donc d’un masque impassible traversé les cités de l’ombre et bien des maisons s’étaient closes à leur venue. Les hommes, d’avoir entrevu en elles l’immatérielle évidence de la beauté morale qu’ils croyaient anéantie à jamais, en avaient maudit l’Au-delà. Quelques-uns, les sanguins et les féroces qui marchent le front bas à la manière des taureaux, s’étaient avancés les poings noués, mais de n’avoir pu frapper que le vide, ils s’étaient – bavant leur impuissance en écume aux lèvres – roulés sur les caillasses des pavés. D’autres, les habiles et les hypocrites, s’étaient retirés blêmes dans l’isolement, et n’osant plus se voir les uns les autres, se repaissaient de mets qui ne leur goûtaient pas et, pour oublier, cherchaient – vainement – à s’enivrer des vins les plus capiteux. Les femmes, depuis les petites filles presqu’inconscientes, dont on vendit la chair non épanouie encore pour les saturnales des vieux libertins, jusqu’aux matrones fardées pour les nuits d’adultère, toutes avaient senti en leurs veines brûler les hontes tardives de la prostitution. Il y en avait même qui, la robe entr’ouverte, s’étaient plantées sur le seuil de leur porte et de là, Gorgones méduséennes, dégoisaient sur toute la société des invectives phalliques vomies dans le délire tard venu de leur chute sans retour.

Un silence accusateur filtrait par les lèvres serrées des prophétesses et ce silence, où elles avaient passé, rôdait lumineux dans l’ombre, comme tout ce qui émanait d’elles, pour qu’en ce miroir lucide, les coupables pussent lire leurs crimes. Mais elles n’avaient pas encore dépassé l’horizon, aux premières lignes de la forêt, qu’il montait déjà jusque vers elles le tumulte d’un hourvari meurtrier. Pour troubler les ondes sereines de ce silence qu’ils ne savaient regarder, hommes et femmes éructaient les uns vers les autres des injures nées aux boues de leurs âmes et, livrés à leur folie belluaire, commençaient à s’entr’égorger.

Les bises aux fouets multipliés avaient cessé leurs anguillades dans l’air, le ciel plus tépide annonçait dans le là-bas pâlissant l’éclosion rosissante d’une aurore. Et les trois vierges marchaient légères des joies de la nature, délaissant dans les lointains maudits les cités de l’ombre immenses et marmoréennes ; les cités aux fastes scellés de sang, aux splendeurs vernies de débauches, que le monde ancien condamné faisait flamber en sa fureur incendiaire, jusqu’à remplir d’échevellements rougeoyants le ciel au-dessus d’elles changé en brasier. On sentait girer des flux d’allégresse dans l’air des montagnes, les hêtres montés du sol comme des piliers d’airain tendaient plus haut leurs branches en extase à la venue des filles de l’Éternité ; les chênes impassibles avec leurs ravinements vétustes contordaient leurs puissantes ramures en couronne de majesté, les sapins se verdissaient plus tendres, comme frangés de dentelures de mimosa, même la nature inanimée semblait s’éjouir de la venue des temps nouveaux, heureuse de la disparition des horreurs dont naguère frémissait la vallée.

Au matin, les prophétesses étaient dans les villages pauvres, annoncer que là-bas la guerre et l’impudeur n’étaient plus, qu’elle était née, l’époque depuis quels siècles implorée, qu’elle était née avec le règne des bonnes gens et qu’on avait vécu cette nuit un Noël nouveau. Ce qu’avait prédit le Christ, – l’Éden terrestre par la fraternité humaine, – allait s’accomplir. Les puissants bâtis d’orgueil et qui jamais ne s’étaient prostrés dans les sables, et qui se croyaient presque divins parce que la vie des autres leur appartenait, n’avaient pas voulu de l’amour, or la haine les avait maintenant dévorés. Et c’est pourquoi, eux morts, les temps promis étaient venus.

Les bonnes gens vivaient, pauvres pêcheurs, près de la mer. Les yeux dilatés de simplesse extatique, ils ne comprenaient pas entièrement. Quelque chose d’inintelligible, réglé par l’ordre divin coutumier de mystère, s’était révolu, sans que leur ferveur et leur piété eussent pu pénétrer ces supra-terrestres vouloirs. Cette nuit que par tradition ils fêtaient comme anniversaire de la naissance de Jésus, cette nuit et son souvenir de la délivrance d’un jadis défunt, d’une aube montée dans les ténèbres du paganisme, ne leur avait jamais paru si singulière. D’ombre d’abord, d’incendie ensuite, de clartés enfin, elle s’imposait à leur cerveau comme imprégnée d’un symbole que leur ferait connaître l’avenir. Ce n’était plus l’hiver, le ciel était bleu de pervenche, les brises rythmaient un réveil de printemps, une efflorescence prochaine, un renouveau de vie ardente, et pure, et vierge, adamiquement. Les femmes s’en revenaient humbles de l’Église, les hommes contemplaient le rivage où les flots moutonnés venaient baiser leurs pieds nus. Argentines, les cloches coptaient la joie d’un effeuillé de duvet blanc, et les enfants, les enfants tous, avec des yeux clairs de clarté d’âme et des joues teintées vermeilles d’un sang non brûlé chantaient :

 

            Et les anges sont descendus

            Saluer, couché dans la paille,

            Le petit enfant Jésus.

 

                                  ––

 

            Dans le Ciel sonne une sonnaille,

            Noël, Noël, partout du blanc,

            Du blanc d’argent, très éclatant

            Noël !

 

Les enfants chantaient, ils chantaient la naissance, Noël, et la Joie ; car il y avait allégresse et joie sur la terre, allégresse et joie dans l’air, allégresse et joie partout. Des flocons de bonheur neigeaient de l’azur.

Et lors, comme les bonnes gens exultaient d’ingénuité religieuse, tandis que les bises tièdes psalmodiaient l’épithalame majestueux réchauffant de l’union de l’homme avec le Ciel, de dessus l’océan glauque, si placide qu’on ne voyait plus son écume ni ses vagues, le soleil émergea. Il monta, rouge, immense, souverain, emplissant l’espace tout entier de son orbe de clarté épurée ; il monta en apothéose et les trois vierges éternelles, candides lumineusement, marchèrent sur les flots, pour remonter sur les rais éblouissants vers l’Infini qu’elles avaient daigné quitter.

 

 

 

Charles GOVAERT.

 

Paru dans La Flandre littéraire,

artistique et mondaine en 1897.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net