La ville moderne

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles GOVAERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les soirs de lune et d’air serein, je m’en vais vers les remparts rêver et regarder aux clartés languides et bleues qu’épand l’Empyrée vaste. C’est tout là-bas, sur les frustes boulevards que ne fréquente personne, entre les pierres des vieux murs dont le granulat ferrugineux s’effrite lentement, rongé par les myriapodes des ans. Derrière moi, les champs deuillés dans les limbes et les nébules du mystère se développent immenses, révèlent de ci, de là leur vie léthargique par le soupçon de quelque chaumine à jaune lumière et devant, c’est la ville ! La ville de province, opulente jadis, avec par places des monuments évocateurs de sa puissance vannée dans les émeutes et des maisons sans caractère, rectilignes retraites, où la bourgeoisie prétendument dirigeante, sommeille sa cancanière somnolence auprès des bureaux grillés, où trônent les apôtres de l’industrialisme, jongleurs de chiffres, remueurs de finances, rêvant à leur façon la résurrection de la cité.

Vers mes remparts d’observation, entre les acacias berceurs de ma pensée, je vais, un chacun soir de lune belle et d’air serein, m’enivrer du lénifiant des nuits pour m’arracher aux trivialités dont nous épingle une population vouée aux plaisirs du cabaret.

 

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Je regarde la ville longuement.

Sous la fumée lente et grise des maisons, sous la fumée lumineuse des fabriques, tantôt traversée de vapeurs blanches, tantôt alourdie de bouillons fuligineux, tout semble s’assoupir, hormis les machines qui pistonnent leurs métalliques saccades et qui girent en un ronron sourd, l’acier vertigineux de leurs volants. La machine, je l’entrevois et je l’entends ; sur les quarante mille âmes que compte la cité, elle active le massif de ses ferrailles et fauche, à grands coups de bielle, la fortune qu’elle rejette mâchée, de çà, de là, où le vent de son volant l’emporte. Sur la survivance des bâtisses moyenâgeuses, l’industrialisme a cherché à s’implanter, et le jour, et la nuit, on l’entend qui sape une société indifférente imbue des mœurs du temps présent, ne gardant du temps passé que quelques coutumes surannées, sans aucune noble tradition. Désormais, au dormir quiet, et aux commérages après les dévotes pratiques, vont succéder les acharnements grippe-sous et les combats, par-dessus les tâcherons écrasés, du capital minuscule aux prises avec le capital géant ! L’industrialisme ! Il a dressé sa roue de fortune, conçue d’après le mode moderne, si grande et si mystérieuse, que pour le riche son acier poli, que ne sauraient mordre les pleurs, demeure la seule divinité qu’il veuille encore adorer.

Les dimanches et les jours de fête, les églises semblent encore les centres de la ville, toutes les tours alors montent en jets de prière vers le ciel, et quand le soleil tombe large d’un horizon immensément bleu, à voir Saint-Pierre, géant aux étages cassés, entouré de Saint-Joseph qui se déploie, de Saint-Michel qui ouvre ses ailes, de Sainte-Gertrude qui dresse sa flèche ajourée, on dirait une montée d’apothéose. Mais, la semaine, les soirs des jours de labeur, la vision de foi triomphale est couchée dans les brouées opaques que tissent les araignées métalliques de l’industrie. La ville, comme entraînée vers les bas-fonds où grondent avec un bruit de rouet lourd toutes les usines, se replie et s’écrase sous ses propres rumeurs. Malgré les étoiles cloutant, diamantaires, la sérénité sombre de la nuit, elle se masse indécise, par plaquées d’ombre auprès de grandes taches blanches, toute deuillée dans une grisaille comme bruinée, laquelle rend blafardes les lueurs vacillantes du gaz, rayant les rues. Ah, que ne pleut-il alors sur la ville ! Le vent giclant la tristesse humide du ciel sur les demeures tassées dans le val obscur, ce serait le seul conforme décor. Car ma peine est extrême, de voir les beaux soirs et les nuits belles, tant de petitesse humaine, résultat d’une incessante lutte, sous un horizon si majestueux en sa vastitude. Un peu d’idéal, un peu de rêve, doit nous monter des choses pour qu’elles puissent nous intéresser ; l’idéal et le rêve, ils ont voulu les proscrire de la ville moderne, comment dès lors, pourrions-nous l’aimer ?

Ils ont conçu et feront naître quelque Babel en élaboration dans les matrices monstrueuses des avidités insatiables de l’or. Et des Molochs d’airain chauffés à blanc agripperont dans leurs tentacules l’honneur et la justice, engouffrant en leur ventre toujours affamé des tâcherons toujours sacrifiés. Ce sera au temps où régnera la matière ; le luxe des Orients lascifs n’aura pas connu ces splendeurs, mais le ciel commencera de peser maudit !

 

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Pour me reperdre sur les effluves de la poésie, je porte mes regards de là toutes les maisons, sur les champs qui enferment la ville pour se perdre larges et religieux sous des jeux de nuitée épandus bleus sur eux jusqu’aux montagnes bordant l’horizon. Calmes, très calmes, s’étendent ces champs, endormis sous le songe nocturne, lénifiant comme des mains de sœur infirmière, ct moelleux et subtil infiniment. Un rien de brise cascade ses souffles sur la verdure ouatée d’une vague et moite blancheur ; on en devine l’ondoiement qu’on croit suivre languide, cependant que de l’immensité reposante, s’exhale une grandeur éloquente plus que l’extase et que l’adoration. Quelques clochers muets veillent sur l’étendue, un ou deux moulins à vent profilent leurs ailes clouées géantes en croix sur le ciel, tandis que des bois, très loin, qu’on dirait au couchant encore, tout pénétrés des majestés du soir en eux coulés comme en un lac édénique doux aux splendeurs qui s’y résolvent, il descend vers nous des susurrements frais, chantant en sourdine une symphonie à l’intimité de l’âme.

Rêver, oh rêver !

Mais voici pour nous rejeter dans le monde industriel et urbain, siffler une locomotive dans les loins, et par l’apaisement de la vallée courir, circulaires, les wagons bondés de marchandises, si tassés sous les bâches, qu’on les prendrait pour une ligne d’éléphants vaguants. Enlacée de rougeoiements d’incendie et de tumultes fuligineux, la massive et fuyante ferraille s’étire vers la gare, allongeant en phare couché devant la ville son long dos lumineux. Les champs ont regardé passer la machine ennuagée d’une traînée de météore, ils l’ont laissé glisser par saccades nettes et brèves ; la bête d’acier, l’indomptable colosse qui mâche du feu et crache des vapeurs, a pu rythmer sa marche de monstre, en avant chassé vers des lointains d’ombres massives, ils sont demeurés immuables en leur religieux assoupissement. La ville quoique semblant endormie a remué.

La locomotive, après avoir tordu en ses poumons rauques un dernier ahan, stoppe puissante, et jusqu’à moi montent d’autour d’elle les rumeurs des affairés qui déjà chargent et déballent. C’est un bourdonnement de myrmidons réglant leur activité sur l’aiguille des heures d’arrivée, leur essaim a des bruissements d’élytres et des hâtes d’insectes réunissant des provisions. L’idole moderne, quelques minutes immobilisée au milieu de l’illumination multicolore des signaux, reçoit de la ville les hommages qu’on lui doit, puis repart, mathématique, dévorant les espaces cornant d’autres espaces.

La lune fait de grandes taches claires dans l’herbe, comme pour montrer l’obscurité des loins où la nuit a planté des colonnes d’ombre en cirque. Et plus un bruit ne coupe le repos des champs, on ne perçoit même ni le friselis des feuilles, ni le soupir des herbes dans les bermes. Du silence s’exhale longuement, lentement du silence comme l’eau qui dort et qui fascine et qui attire... L’on voudrait s’y laisser résorber...

Quand je regarde la ville à nouveau.

Elle semble de plus en plus assoupie, mais à la mieux regarder, on la sent vivre un peu partout, d’une vie intérieure et cachée, d’une vie borgne, souvent mauvaise. Derrière les volets hermétiquement clos qui changent les demeures de la haute bourgeoisie en cryptes de cimetière, on devine, dans le luxe des draperies, tantôt le rouge de l’adultère, tantôt les stratégies de l’offre et de la vente. Car pour être quelqu’un et porter hautain sa tête dans la fourmilière, il n’est honte ni commerce de chair devant lesquels on recule. La fabrique là-bas, avec ses courroies tournant sur des poulies, a l’air de filer quelque chose : un tissu à mailles hameçonnées qui, jeté sur les demeures, crochette partout un peu d’honneur, un peu de vertu : le tissu, il est d’ombre, larmé de pleurs et ses crochets sont perlés de sang.

Oh ! comme je sens les douleurs qui s’éplorent dans des hoquets de désespérance et de malédiction ! C’est le retour de la fête, où le mariage espéré avec la richesse s’est brutalement rompu : les femmes, lasses d’intrigues, s’injurient, puis s’écroulent sur les chaises pour s’y endormir jusqu’au grand matin, où le soleil les retrouvera couchées sur les déchirures de leur toilette et les débris d’un espoir couvé des ans durant. C’est, ailleurs, autour de la table familiale, les filles qui pleurent près de leur mère, pendant que le père, plus loin, l’œil hébété, sonde les profondeurs du gouffre des ruines où le coup de bourse l’a précipité avec les siens. Or, tandis que les lamentations vont se perdre dans les lambris, l’usurier-vampire, roi ténébreux des actuels champs de combats, là-bas dresse ses embûches aux imprévoyants, aux orphelins et de sa griffe grattant son front chauve, fait calcul d’intérêt sur les épaves de la société. La ville moderne !

La ville sans idéal ct sans poésie, qu’est-ce donc pour une tanière ?

Le combat pour la vie s’y livre dans des tranchées, on ne voit rien entre les parois, pourtant à chaque coude étincellent des yeux mauvais.

 

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Et le ciel – ironie – demeure immuablement serein. Les étoiles, de plus en plus nombreuses, pointent, renoncules d’or de la profonde et bleue prairie de l’Infini ; elles éclosent dans la placidité de la voûte, un peu vacillantes, ignant mystiques comme la pointe des cierges au fond des moustoirs. Les étoiles ! Elles regardent attendries la terre et les maisons, puis semblent s’élever les unes vers les autres, sans pouvoir jamais ni s’atteindre ni se rapprocher ; les voici qui montent, montent plus haut toujours dans l’immensité, s’élancent dans une ascension vers l’idéal. Et dans chacun de leurs rayons, il nous semble voir se refléter la sérénité de regard d’un élu.

Or, tandis que le ciel dôme de ses splendeurs astrales le fouillis de la ville, négociants et employés, toute la bande des bourgeois podagres et veules, s’enferme aux cabarets jusque passé minuit, sans souci des ampleurs reposantes de la nature. Pendant que la brise souffle quelques fraîcheurs à mon cerveau, ils sont là attablés une vingtaine autour de pintes de bière et de gouttes de genièvre, se chicanant ou jouant aux cartes, la pipe aux lèvres, éructant flegmatiques l’âcre fumée du tabac. Dans les disputes vaines et les commérages haineux, tous les pères de familles se faussent le caractère et s’épaississent l’esprit, cependant que leurs fils, génitures de l’alcool, graillent des chansons obscènes et montent, en titubant, vers les coins mal famés, trouver les maisons de la honte, comme des fleurs phalliques écloses aux cloaques urbains.

Et c’est pourquoi, plus je regarde la ville, plus elle me semble enlinceulée en une atmosphère de bruines, s’effiloquant aux maisons en franges de male œuvre et de débauche. Il monte du pavé poisseux, entre les réverbères louches, des flux tirebouchonnés qui retombent en vrilles sur les demeures, des flux que l’œil aigu de l’âme seul entrevoit et que filent les consciences à plaisir déchirées des habitants de la ville.

Par l’intrigue, le luxe insolent ou la lésine et l’usure, par les abus des ingrédients et la dépravation, toute cette société dorée du modernisme industriel et saltimbanque, se disloque pièce par pièce, se gangrène, se pourrit morceau par morceau en attendant le débordement assainissant et vengeur de quelques vandales nouveaux. Dans les impasses où du linge troué claque au vent, dans les ruelles que la misère rend lépreuses, les tâcherons écoutent, le sang battant rouge en leurs veines, le prêche de l’évangile de révolution. Aux ergastules où grouillent les prolétaires et les sans travail, près des taudis et des greniers où hurlent les mères en gésine, ou triment les ménagères entre une nichée de mioches, les apôtres du bouleversement total sont venus et de leur éloquence incendiaire, activent, jusqu’à l’exaspération, les appétits et les rages dans les cœurs braséants.

Écoutez ! Voici la débonde ! les refrains blasphémateurs de la société arrachés à mille poitrines, tonnent dans les rues, et montent en à coups de poings vers l’immensité placide. On dirait que tout s’effare et que la crainte crissant des dents s’abat tout à coup.

Tant de haine en lave chassé !.....

Mais ce n’est rien, une manifestation sans trouble ni luttes. La ville moderne, aux splendeurs assises sur le fumier, n’est point condamnée encore.....

Un chacun soir de lune belle et d’air serein, vers mes remparts d’observation, je vais regarder et rêver. Tard, très tard, je rentre par les coins désert et les vieilles rues, longeant le béguinage – maisons de prière – où l’austérité et la piété des siècles passés s’effrite avec la pierre des murs.

 

 

 

Charles GOVAERT.

 

Paru dans La Flandre littéraire,

artistique et mondaine en 1897.

 

 

 

 

 

 

 

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