Païenne et chrétienne
Dans sa litière d’or que précède un esclave,
– Un noir dont le corps nu semble un bronze vivant, –
La belle Julia, tour à tour folle et grave,
Pour enflammer les cœurs, déploie un art savant.
Le ciel est bleu, l’air pur ; sur la voie Appienne
La foule court, se croise ; un murmure flatteur
S’élève sur les pas de la patricienne
Dont le riche cortège avance avec lenteur.
À l’horizon lointain les monts de la Sabine
S’estompent dans l’azur ; – le soleil déclinant
Empourpre de ses feux la campagne latine,
Où les grands bœufs romains passent en ruminant.
Après le jour brûlant, c’est la fraîcheur et l’ombre ;
Tout s’éveille : l’oiseau, la fleur et le grillon.
Mais soudain Julia pâlit et devient sombre :
Sur son front blanc se creuse un douloureux sillon.
Elle a vu le félon d’amour qui l’a trompée,
Le jeune proconsul si beau, mais si moqueur !
Un affreux désespoir, – aigu comme l’épée
Que dirige un bras sûr, – lui transperce le cœur.
Ô rage ! Et ne pouvoir se venger ! – Dans la foule
Une ardente clameur retentit. – Des soldats
Se tracent un chemin dans la vivante houle
Qui s’entrouvre et se ferme aussitôt sur leurs pas.
Ils viennent de poursuivre au fond des catacombes,
Sur l’ordre du préteur, ces chrétiens odieux,
Qui, traîtres à César, vivent parmi des tombes,
Et dont le culte infâme outrage tous les dieux.
Quel lugubre cortège ! – Une femme, – une vierge, –
Fend lentement les flots d’un peuple frémissant.
Son visage charmant a la pâleur d’un cierge,
Sa longue robe blanche est pourpre de son sang.
Mais – spectacle sublime ! – un radieux sourire
Transfigure les traits de l’héroïque enfant ;
Comme on court à la gloire, elle court au martyre :
Un invincible espoir rend son cœur triomphant.
Vous pouvez, ô bourreaux, redoublant vos blasphèmes,
Inventer des tourments, la frapper mille fois :
Insensible à vos coups, sourde à vos anathèmes,
Elle songe à son Dieu qui mourut sur la croix.
Les cortèges vont se croiser : – touchant mystère !
De l’âme sur la chair triomphe glorieux ! –
Quand la païenne pleure en regardant la terre.
La chrétienne sourit en regardant les cieux.
Georges GRATEROLLE.
Paru dans L’Année des poètes en 1890.