C’est la mer...
C’EST la mer qui ressemble le plus aux agitations de ma vie. Mon âme, gênée de chair, vacille comme un navire sous l’assaut des vagues innombrables.
Cette image du prophète Isaïe peignant Jérusalem brusquement dévastée par les envahisseurs perses, pourrait justement s’appliquer à mon désastre.
Car, un jour que je naviguais insoucieux et en parfaite assurance, sans même que ma rêverie ne présageât quelque malencontre, voici qu’au cœur de l’été surgit l’hiver avec ses alcyons de tempête, cassant le calme et soulevant contre moi une triple rangée de flots. Et sous la percussion brutale des vagues le navire éclata.
Se défit l’appareil des rames ; le mât de l’ascension se déracina ; les voiles lacérées pendirent haillonneuses ; et la belle nef fit peur ; le gréement se rompit ; creva l’observatoire de la proue ; claquèrent les chaînes de l’ancre et celle-ci se perdit ; les planches se disjoignirent ; les timons se tordirent : la colonne vertébrale de la quille s’engloutit ; le gouvernail roula dans l’abîme ; les côtes de la carène se disloquèrent ; l’intérieur du vaisseau fut saccagé ; les lèvres de la roue du gouvernail s’envolèrent ; les sièges basculèrent et disparurent ; l’élégante cabine s’effondra ; le lit de repos se renversa ; se désemparèrent les planches et se hérissèrent les clous.
Et la conséquence de ce désastre fut pour moi ce Livre où j’ai consigné mes lamentations.
Le pilote erre et se lamente devant son navire. Le menton pesant dans sa main, il laisse affluer les ruisseaux de larmes. Les misérables débris, tournant sur la crête des flots en fureur, gémissent, comme des êtres au supplice, avec une douleur qui déchire.
Mais nous n’aurons point trahi la Vérité en affirmant que le bon Capitaine se lamenta avec son armée céleste sur l’arche spirituelle de ma vie brisée. Car le Dieu de Miséricorde pleura des larmes d’homme sur son semblable enterré, comme il pleura sur la Jérusalem souillée et sur le Judas frénétique ; et quoiqu’ils fussent tous deux perdus comme ce navire, Jérusalem, après avoir roulé au plus profond du gouffre, s’attacha des liens de l’espoir et put émerger encore dans une paix parfaite.
Maintenant, la verrai-je renouvelée l’arche détruite ? Ce cœur lourd d’homme en peine s’éjouirat-il encore ? Espérerai-je que l’image mutilée de ma nature sera réparée ? La verrai-je redressée, la tente du misérable ? Moi, esclave répudié, connaîtrai-je la Liberté ? Celui qui a perdu la grâce du jour peut-il espérer en son réconfort ? M’apparaîtra-t-elle la familière élégance de ta clarté et me prendra-t-elle en pitié ? Sourira-t-il encore le plus triste visage de mon âme ? Au lieu de mes Lamentations entendrai-je retentir la nouvelle de l’Annonce ? L’amphore brisée, la verrai-je neuve ? Les fenêtres de mon esprit verront-elles ma reconnaissance de dettes déchirée ? Par la grâce de ta Rémission la bonté poindra-t-elle sur mon jour anxieux ? Guidé par Toi, pénétrerai-je dans la joie de tes Lumineux Tabernacles ? Et mes os, secs de toute vie, seront-ils régénérés à nouveau sous l’influence de ton Souffle, comme dans le songe d’Ézéchiel ? Ton temple sacré, le verrai-je encore et m’écrirai-je avec la voix de Jonas sortant du ventre de la baleine : « Moi, qui suis banni du jour, je reste plein de honte devant Toi... » Aurore, te lèveras-tu sur moi qui suis noirci d’une nourriture de ténèbres ? Printemps, t’approcheras-tu de moi qui me tourmente en un hiver perpétuel ? La douce pluie fera-t-elle lever la jeune herbe sur ma prairie ? Et de nouveau, brebis que chassent et mordent les fauves, rejoindrai-je le troupeau que veille ta Pitié ?
GRÉGOIRE DE NAREK, Le livre des lamentations.
Recueilli dans Choix de poèmes arméniens,
par Garabed Yacoubien et Garabed Poladian,
Liban, 1980.
Traduction de Luc-André Marcel et Garabed Poladian.