Pitié
Pour ceux qui marchent dans la nuit,
Courbés sous l’averse glacée,
Ceux dont la vieillesse est lassée
Et que leur désespoir conduit ;
Pour ceux que la tempête chasse
Dans sa tumultueuse horreur.
Le cœur serré par la fureur
De la mer, du vent, de l’espace ;
Ceux qui n’ont pas de lendemain,
Ceux qui n’auraient jamais dû naître
Et qui vont expirer peut-être
De rage encor plus que de faim ;
Ceux, déjà pareils à des ombres,
En qui tout vient de s’écrouler,
Et qui regardent l’eau couler,
Sinistre, sous les arches sombres ;
Pour ceux que trahit l’amitié,
Pour ceux qu’abandonne une femme,
Évoquons du fond de notre âme,
Ô mes amis, quelque pitié !
Une pitié large et profonde
Qui s’imprègne de leur douleur
Et qui répande sa chaleur
Sur toute misère en ce monde.
Même les plus favorisés,
Dans leurs ivresses les plus fortes,
Ont le cœur plein de choses mortes
Et de soucis inapaisés !
Répandons la pitié clémente
Comme le semeur fait du grain,
Pour qu’au jour de notre chagrin,
Battus aussi par la tourmente,
Nous sentions voleter autour
De nous, – si proches de nos tombes –
Comme au bord d’un toit, deux colombes,
La miséricorde et l’amour.
Henry GRÉVILLE.
Paru dans L’Année des poètes en 1892.