Au torrent du gave
Tes ondes écumeuses roulent avec un bruit à la fois sonore et doux. – Je veux que dans ton cours impétueux tu répondes à l’esprit affligé. – Dans quels creusets cachés ton cristal transparent se liquéfie-t-il ? – D’où jaillit la source de tes eaux, pour que ta bouche ouverte les vomisse dans les monts avec un tel orgueil, que leur furie épouvante jusqu’au soleil écarté ? –
––
Comme ta rumeur apaise mon âme ! – Comme ton aspect terrible me raffermit, quand je te regarde, aveugle bondissant, qui, sans donner de trêve à ta course et de calme à la montagne, brâmes entre les pins élevés, arraches par milliers les chênes et les châtaigniers, retenus par des nœuds séculaires et la chaîne des ans aux rochers qu’emporte ta course pour les jeter à la mer profonde ! –
––
Tes claires ondes sont comme ma vie : sans forme, sans ensemble, sans couleurs, bouleversées, tourmentées, sans mesure ; tu marches libre, lançant tes clameurs, de la source obscure qui te voit naître jusqu’à la mer où tu te disperses audacieux. – Nul ne t’opprime ni ne t’enchaîne dans ta barbare impétuosité ; les lois ne peuvent la contenir ; le pouvoir des rois ne pèse point sur toi ; tu es sans limites, immense torrent, comme la nuit ténébreuse et froide. –
––
Toi, dont la source lave les fondements du trône du Tout-Puissant ; toi qui nais dans les entrailles de la terre ardente pour t’élancer, à l’approche de ton agonie, vers la lumière surprenante du jour, sais-tu quand l’éternité commence ? – Sais-tu où son empire confus a ses limites ? – Lorsque ta veine fraîche se dégonfle, tes ondes bouleversées se retrouvent-elles dans les grottes sans fond de la mer profonde ? – Sais-tu pourquoi, avant de mourir, tu te perds dans les sables après de bruyants et lamentables efforts ? –
––
Montagnes qui regardez perpétuellement courir l’argent liquide du Gave ; montagnes sur lesquelles restent endormies les nues, cachées entre les plus hautes cimes ! – arbres énormes, sierra gigantesque et puissante, mystérieuse et grave ! – roches altières, où l’on cherche la paix du cœur ; riche trésor qui vois couler dans ton calme éternel les larmes embrasées que je pleure ! – avez-vous entendu le torrent gémir au passage avec la même angoisse que ma douleur ? –
––
Jamais vous n’aurez entendu son gémissement. – Sa fureur est plus grande : les rois sont plutôt disposés à franchir les rochers, à fatiguer le vent, à imposer partout leurs lois, à troubler la tranquillité des forêts, à arracher les pierres et les arbres, à braver le silence sépulcral et redouté des cavernes, à descendre dans l’abîme, orgueilleusement, avec un rugissement interminable et barbare , à plonger le front dans les entrailles de la terre créatrice, à porter ensuite la guerre sur les flots, qu’à répandre, affligés, sur le sol, des larmes d’amertume et de désespoir. –
––
Hélas ! – Ton destin est de courir sans cesse. – Tu ne cherches pas ton chemin et il t’importe peu. – Dans ton indomptable fureur, tu me fais comprendre la vie mystérieuse. – Assis pensif, au milieu des cimes où l’éternité dort atterrée, il me semble entendre, dans ton courant, la voix de Dieu, pendant que, malheureux, je doute, en pleurant, hélas ! de tout ce que je vois.
––
La voix de Dieu qui clame dans le silence et se répand sur le large monde, pleine d’amour et souriant comme la lumière ardente et claire du soleil ; la voix de Dieu sublime et toujours grave, qui ferme mystérieusement, avec sa clef, la porte aux délires de la science ; qui ne permet pas le doute ; qui sème l’épouvante : douce comme le miel pour celui qui pleure ; amère comme l’aloès et nue pour celui qui doute, ignorant dans sa superbe. –
––
Elle m’anime, ô Gave ! et me console, quand l’ombre étend son obscur manteau ; et quand l’ouragan terrible, sifflant enveloppé de l’épouvante de la nuit silencieuse, soulève à l’horizon sombre le bruit retentissant du tonnerre, remuant jusqu’à sa base le mont élevé, pour emporter ensuite les nues effrayées qui se groupent en immense tourbillon. –
––
Alors, froid Gave, quelle triste solitude couvre la terre et quel poids écrase de nouveau ma douleur ! – L’arbre détruit par l’éclair roule des cimes ; les plaines se transforment en océans ; le mois de mai fleuri disparaît ; la branche, arrachée par le vent, frémit au bruit violent de la tempête ; le pasteur se réfugie dans sa cabane, et pendant ce temps, le loup féroce, les yeux incendiés par la faim, assiège sans repos le tendre troupeau des agneaux timides. – Ils prennent la fuite, et lorsque l’ouragan rugit et augmente, quand le soleil est obscurci par les nuages, ils bêlent en se réfugiant auprès de leurs mères. –
––
Ébloui par la contemplation du ciel, j’invoque le Dieu immense du néant qui envoie le désespoir à la demeure timide et simple, le ravage aux flancs des monts, les ondes de la neige blanche au ruisseau candide, de froides tempêtes au torrent dont la clameur devient stridente, le tonnerre retentissant au silence profond et pacifique, l’épouvante au tremblant pasteur, et à mon âme malheureuse le tendre gémissement. –
––
Qui peut comprendre les jugements élevés de Dieu, quand il bouleverse les facettes diamantées de l’espace ; quand il voile de deuil la lumière de topaze de la candide lune ; et quand au milieu des éclairs éblouissants il passe et vole, agitant le bras fort et justicier de l’ange effrayant de la mort ? –
––
Qui les comprend ? – Personne. – Quand il se promène, au sein de la tourmente, dans les montagnes ; quand il se montre au milieu des transparentes nues ; quand il agite les eaux ; quand il fait que ton cours se heurte aux roches escarpées avec un bruit retentissant et sans égal. – Quel est celui qui refuse de l’adorer et qui tremblant, hélas ! à sa voix, ne l’appelle avec crainte en répandant des larmes. –
––
Je l’ai vu sur tes rives, ô torrent ! – le front ceint d’éclairs, entouré de tempêtes, il descendait du ciel élevé entre les nues ; je l’ai entendu dans le silence, ébloui que j’étais par la flamme resplendissante de ses regards brillants ; parmi les rochers de granit, au bruit confus de tes eaux, dans la nuit solitaire, la voix émue, ma lèvre craintive l’a appelé ; et la sienne, tendrement, du sein des ombres, a répondu au cri de mon âme avec une calme douceur. –
––
Ô torrent ! ce fut un cri plein de larmes ardentes, puisé à l’incurable source de mes maux, celui que les hautes Pyrénées, couvertes d’éternelles neiges, entendirent avec attendrissement, celui que de tes rives désertes ma douleur envoya au seigneur Dieu. –
––
Malheureux que je suis ! Pourquoi ne puis-je voir dans mon affliction les fleurs souriantes et bien-aimées de Cuba se lever sur tes rives agrestes, mais lugubres ; pourquoi ne puis-je voir ses oiseaux parés de mille couleurs, sa campagne agréable et parfumée, son ciel d’azur teinté de rose ; le pauvre toit de mes lares patriotiques entre ses palmiers agités par les brises délicieuses, et cette douce mère de mon existence, trésor du cœur, hélas ! tant chérie ? –
––
Souvenirs bénis et pleins de tendresse, sous quel voile de deuil vous arrivez à mon esprit ! – Ma mémoire pourra-t-elle cependant vous oublier jamais ? – Oh ! non, jamais. – Poëte qui, dans ton agonie, appelas en vain ta patrie de la rive du gigantesque Niagara ; toi qui étais alors errant proscrit, malade et sans consolateur ; – malheureux ! – immortel génie, de Cuba, à qui l’ange sombre du sort rompit les ailes au moment où il allait prendre son vol et sur qui la patrie répand encore des larmes, écoute-moi de ton sépulcre, lorsque j’appelle sans consolation mon adorée Cuba, lorsque je verse de tendres larmes et que mes tristes regards se lèvent vers le ciel. –
––
Écoute-moi également, Gave sombre ; ne me réponds pas par le sépulcral silence de ce néant dans lequel la pauvre humanité semée naît pour perpétuellement mourir. – Plein d’amour et d’ardent enthousiasme, je respecte, ô Seigneur ! tes jugements élevés. – De ces tristes rives, attaché à la chaîne de la vie, j’envoie vers toi mon désespoir et vers Cuba mon cœur débordant de douleur. –
––
José GUELL.
Paru dans la Revue des races latines en 1858.
Traduit de l’espagnol par Jules Allevarrès.