Les rêves

 

 

Quand le soleil d’avril monte, disque enflammé,

Sur l’horizon voilé de vapeurs transparentes,

Le semeur, unissant son chant accoutumé

Aux cent bruits de la plaine, aux chansons murmurantes

De l’oiseau, de l’insecte et du vent matinal,

Le semeur, seul, arpente un guéret en cadence

Et jette à pleines mains, d’un geste machinal,

Au sol bien labouré, bien hersé, la semence.

Des grains ainsi tombés les destins sont divers.

Les uns, les parias d’une loi rigoureuse,

Vont assouvir la faim des oiseaux et des vers,

Ou sécher sous le poids d’une pierre marneuse,

Ou se noyer encor dans l’argile et pourrir.

Leurs frères, d’autres grains, les heureux de ce monde,

Bien enfouis au sein d’une terre féconde,

Trouvent asile et paix pour vivre et se nourrir.

Dans le sillon, berceau muet, un germe pousse.

Ce n’est encore rien, rien qu’un éperon blanc,

Espoir de l’avenir que le grain porte au flanc.

La nature poursuit son œuvre tendre et douce :

L’éperon devient feuille, et la feuille à son tour

Croît, aime, se féconde, au sein des nuits sereines

Et bientôt porte au front l’épi chargé de graines,

Miracle éblouissant d’un miracle d’amour !

 

Ainsi, quand notre vie en est à son aurore,

Des rêves sont semés en nous par une main

Dont le doigt lumineux nous montre le chemin,

Dont l’essence est cachée et dont le but s’ignore.

Ces rêves en nos cœurs comme dans le guéret

Sont jetés au hasard : pléthore où sécheresse

Étiolent les uns dans leur pleine jeunesse ;

D’autres sont étouffés, – hélas ! qui le croirait ? –

Par les lois de la vie et par les lois des hommes.

Mais pourtant il nous reste à tous, tant que nous sommes,

Dans un recoin du cœur quelques rêves fleuris !

Tout ne fut pas perdu de la bonne semence

Qu’avait jetée en nous l’immortelle espérance,

Et ce rêve, sauvé parmi tant de débris,

Verse de tels parfums, brille de telle flamme,

Qu’à lui seul il embaume et réchauffe notre âme.

 

Donc ton rêve est debout, debout et triomphant,

Ô ma jeune compagne, et le secret d’enfant

Que tes livres glissaient jadis à mon oreille

Dans la sérénité d’une âme qui s’éveille,

Tu le dis aujourd’hui devant tous et tout haut.

Ainsi que de bons grains tombés en bonne terre,

La semence d’amour en ton cœur sans défaut

À grandi sûrement dans l’ombre et le mystère.

Sur ton rêve fleuri se penche un rêve en fleur,

Et la moisson d’amour ne craint plus le malheur.

 

Je salue aujourd’hui ton printemps qui s’achève.

Demain, marchant vers toi les bras tendus, l’été,

L’été t’apportera ses doux fruits pleins de sève,

Car les baisers des fleurs ont la fécondité.

Et quand viendront pour nous les saisons désolées

Où le feuillage mort tapisse les allées,

Le temps vous laissera deux trésors triomphants,

Au cœur des souvenirs, sous les yeux des enfants.

 

 

 

E.-J. GUÉRIN-CATELAIN.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1894.

 

 

 

 

 

 

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