Ultima Verba
Je devrais bien m’abstenir de chanter. Pour chanter il faut être joyeux, et moi je suis la proie d’un souci qui me ronge de toutes parts : que je me rappelle mon pauvre passé, que je regarde le présent ou envisage l’avenir, je n’ai partout que des sujets de larmes.
Je ne devrais point trouver de charme à ce chant sans allégresse. Mais tel est le talent dont m’a doué le Ciel que si mes vers ne retracent pas mes actions folles ou sages, heureuses ou malheureuses, si je ne conte pas dans toute la vérité les maux et les biens qui m’adviennent, je ne dis rien qui vaille. Hélas ! je suis venu trop tard.
À présent, rien n’est moins en cour que le métier de poète et le bel art des vers. On ne prise plus que des mômeries, on ne veut plus entendre que des cris indécents. On a oublié tout ce qui jadis pouvait donner la gloire, et il s’en faut de peu que le monde ait sombré dans l’imposture.
Égarés par l’orgueil et la malice des prétendus chrétiens, nous nous sommes éloignés de Dieu et de ses commandements, nous avons été chassés du Saint-Lieu, sans parler d’une foule d’autres malheurs. Il est évident que le Seigneur nous en veut de nos dérèglements et de notre outrecuidance.
Une double mort est à nos portes, et nous devons craindre également la victoire des Sarrasins et l’abandon de Dieu. Divisés comme nous sommes, nous serons vite terrassés. Ceux qui nous dirigent ne semblent pas se soucier de la part qu’ils y ont.
Puisse Celui dont nous reconnaissons l’unité, la puissance, la sagesse et la bonté, puisse-t-il se manifester devant nous en pleine lumière, pour la purification des pécheurs. Dame, Mère de charité, intercède pour nous, par pitié, auprès de ton Fils notre Rédempteur ; appelle sur nous sa grâce, son pardon et son amour.
GUIRAUT RIQUIER.
Recueilli dans Anthologie de la poésie occitane,
choix, traduction et commentaires
par André Berry, Librairie Stock, 1961.