Sur l’Éternité
Forêts, dont les noirs sapins n’entrouvrent point leurs branches à la lumière, où dans chaque retraite se peint la nuit du tombeau ; rochers caverneux, où gémit dans les broussailles un triste essaim d’oiseaux solitaires ; sources, qui fuyez lentement dans d’arides pâturages, pour vous perdre en torrents dans la bourbe des marais ; champs desséchés, terres de désolation, présentez-moi dans vos sombres couleurs un mirage de la mort, nourrissez ma souffrance d’une froide horreur, d’une noire tristesse, soyez pour moi une image de l’éternité.
Redoutable océan de l’austère éternité ! antique berceau des mondes et des temps, et des temps et des mondes sépulcre sans mesure ; royaume immuable du présent ! la cendre du passé est pour toi un germe d’avenir. Infini, qui est-ce qui t’échappe ! Les mondes sont pour toi comme des jours, et les hommes comme des moments. Peut-être maintenant des milliers de soleils circulent, et des milliers s’arrêtent ; que t’importe ? Semblable à une horloge animée par un poids, un soleil lancé par la force de Dieu roule pour marquer une heure. Son mouvement s’éteint, et en voilà un second qui s’éveille. Toi tu demeures, et ne les comptes pas.
La tranquille majesté des étoiles qui semblent pour nous les bornes invariables du firmament, se flétrit devant toi commue l’herbe desséchée par le soleil d’été. Comme les fleurs, jeunes à midi, vieilles et fanées avant le soir, tu vois passer tes constellations.
Quand l’existence naissante luttait contre le néant, et que le monde s’élançait ébauché de l’abîme ; avant que la pesanteur eût appris aux corps à tomber ; avant que sur la nuit de l’antique chaos les premiers flots de la lumière eussent commencé à se répandre, tu étais déjà aussi loin de ta source qu’à présent. Et quand un second chaos engloutira les mondes, quand il ne restera de l’univers que la place, quand de nouveaux cieux, éclairés par d’autres astres auront achevé leur course, tu seras aussi jeune qu’à présent ; tu seras également loin de mourir, tu auras encore un avenir aussi illimité qu’aujourd’hui.
L’essor rapide de la pensée, près duquel le temps, le son, le vent, la lumière même, n’ont que de lentes ailes, se fatigue à vouloir t’atteindre, et ne peut espérer une barrière qui l’arrête. En vain, j’entasserai des milliers de montagnes ; en vain je roulerai siècles sur siècles, mondes sur mondes ; quand je serai monté aux confins de l’infini, si de cette formidable hauteur je veux te chercher, en dépit des vertiges, il faudra reconnaître que toute cette puissance des nombres, mille fois multipliés, n’est encore, n’est pas même une portion de toi-même. Je l’efface, et tu restes devant moi tout entière.
Ô Dieu, tu es l’ensemble de tout ! Soleil immaculé dont le nôtre est une ombre, tu es la mesure des temps qui n’en ont pas, ta force est toujours la même, tu es toujours à ton midi. Tu ne t’affaibliras jamais, tu ne périras jamais, tu ne fait qu’un avec l’éternité. Si la vigueur qui t’anime se retirait de toi, bientôt dans son large gouffre, un néant général dévorerait l’empire universel de l’être, le temps et l’éternité, aussi facilement que l’océan engloutit une goutte d’eau.
Albert de HALLER.
Traduit de l’allemand par Jules Le Fèvre-Deumier.
Paru dans Leçons de littérature allemande,
Jules Le Fèvre-Deumier.