Le grand Semeur

 

 

Dans les sentiers montants, non loin des pics neigeux,

Je foule, triste et seul, les pauvres feuilles mortes ;

La ville, en bas, se tait : plus de ris ni de jeux ;

Les enfants sont assis, mornes, devant les portes.

 

Pauvres feuilles, craquant aux pieds sur les chemins,

N’êtes-vous point, hélas ! pour nous le triste emblème

De tout ce qui sur terre a charmé les humains,

Des fleurs que l’on respire et des yeux que l’on aime ?

 

Naguère au bois discret vous prêtiez vos appas :

Nous rêvions, elle et moi, sous l’ombre du vieux chêne ;

Votre verdure avait des tons si délicats

Que le soleil n’osait la caresser qu’à peine.

 

Et maintenant le ciel est sombre, le bois nu,

Et vous n’êtes plus rien qu’une triste jonchée ;

Et les arbres, songeant à l’hiver revenu,

Se courbent vers le sol où leur gloire est couchée.

 

Ô Nature marâtre, et cruelle aux beaux jours !

La vie à peine, hélas ! berce nos rêveries,

Et c’est la mort qui vient et flétrit les amours :

Pauvres feuilles d’hier, où sont nos causeries ?

 

Plus rien qu’un peu de terre, humide et sans couleur

Voilà ce qui pour nous est resté de vos charmes ;

Et l’hiver a jeté sur nos bois sa pâleur,

Et nos doux souvenirs se sont changés en larmes !

 

Mais que dis-je, insensé ? L’hiver est donc sans fin ?

– Non ; bientôt vous verrez nos pauvres feuilles mortes

Ressusciter là-haut, égayer le ravin,

Et leurs pousses verdir, délicates et fortes.

 

Le printemps renaîtra de ces restes fanés ;

Leurs filles, à leur tour, charmeront nos allées.

Ainsi, pauvres humains, à mourir condamnés,

Nous revivrons un jour aux sphères étoilées ;

 

Et sous ces feuilles même, où nous ne serons pas,

Nos enfants, après nous, rêveront quelque joie.

Rien ne tombe au néant : tout vit par le Trépas ;

Il est le grand Semeur, et c’est Dieu qui l’envoie !

 

 

 

L.-Eugène HALLBERG.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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