L’escale
Les Chimères sont là...
Et tu verras sous la lueur, poète
Qui sauras la grandeur de vivre et de mourir,
Le noir troupeau brouter l’herbe du repentir.
Emmanuel Aegerter.
I
Levé de grand matin comme un chasseur avide
Qui veut traquer la bête au piège des roseaux,
À l’heure où l’aube étend sur le frisson des eaux
Ses châles de lumière, altéré d’air languide,
Pour me soustraire au sort de vos sombres éthers,
Hommes, qui ressemblez aux mollusques des mers
Avec vos yeux rongés de larmes infécondes,
Pour scalper vos cerveaux en poids sur mon cerveau,
Boire un coup de soleil au bar du renouveau,
Me rouler dans la joie et découvrir des mondes
Conçus de beauté pure aux flancs des dieux en fleurs,
Oublier le cancer des passives douleurs
Qu’engendrent les puits secs de vos amours fanées,
J’ai marché, le printemps, à vertes matinées,
Comme un faune échappé d’un buisson de corail.
La brise, déployant son magique éventail,
Éprouvait sur mon corps le jeu de ses caresses ;
Des fanfares d’oiseaux escortaient l’allégresse
De répondre à l’écho des appels frémissants
Venus du cœur d’avril aux sources de mon sang !
II
Saturé de pain dur, j’ai fui vos âmes closes
Et les maux desséchants de vos orgueils blessés.
Lorsque je vous parlais des pauvres angoissés
Qui pleurent leurs désirs dans l’extase des roses
Et dont le cœur, comme un vol bleu de clair matin,
Monte vers le nuage en effleurant les ondes
Pour y chanter sa peine et croire en son destin,
Vous m’avez cru le fou déchu d’un autre monde,
Quand je voulais soumettre à vos songes pervers
La grâce d’une étoile au mirage d’un vers.
Vous méprisiez l’enfant crispé de vos vacarmes.
Et ne comprenant rien au miracle des larmes
Autrement qu’en vos deuils, pleins de solennité,
Vous méprisiez, gorgés de fausse humilité,
Le murmure émouvant d’une ode surhumaine,
Me donnant, fossoyeurs, tout juste assez de chaîne
Pour atteindre une fleur où le frais papillon
Venait frôler mes doigts d’une aile vermillon.
Vous me teniez courbé vers range des misères,
Entre l’étroit couloir des mornes horizons,
Dans le creux étouffant des sordides maisons
Où l’on apprend la haine ainsi que des prières.
Mais voilà que j’ai fui, tel un esclave heureux
De respirer la vie en des sentiers d’aurore,
Et voilà que je chante, et voilà que j’arbore
Sur vos épuisements l’empreinte de mes dieux !
III
J’ai marché, le midi, dans la chaleur des routes,
Rejetant le chagrin, la cruauté, le doute
Et tout ce qui chargeait la cale de mon cœur ;
Plus léger qu’un frelon maraudant les ramures,
Délivré de l’instinct des pénibles rancœurs,
J’ai goûté le grand large et l’auguste Nature,
M’arrêtant quelquefois sous les pampres du jour
Pour cueillir une grappe aux vignes de l’Amour.
Enivré des subtils parfums de l’aventure,
Prodigue d’un espoir vainement recherché
Dans leur plaisir forain, crédule, j’ai marché,
Écartant la rumeur des intimes rafales,
Me penchant sur l’eau calme où des Narcisses pâles
Regardaient en mes yeux l’éclat de leur péché.
Parfois je m’allongeais sur la mousse odorante
Et je fixais, ravi, le bruissant rideau
Des feuilles, pour saisir l’envol d’une âme errante,
Au vif scintillement d’une étoile filante
Tombant en arc-en-ciel aux vasques du jet d’eau.
Soudain me semblait-il que les nymphes des plaines,
En s’enchaînant la main, pour rythmer mon émoi,
Dansaient la ronde sur des pieds de marjolaines
Et puis venaient s’abattre en ruche autour de moi ;
Tandis que des bosquets les faunes helléniques,
Sur un mode troublant, tendre et sacramentel,
Ourdissaient des complots sur leurs flûtes magiques
Pour m’infiltrer le sang d’un poème immortel !
IV
J’ai suivi mon désir à grand pas de chimère.
Désemparé, rompu comme vigne au pressoir,
Je me suis étendu, moitié cendre et lumière,
Sous un arbre de lune éblouissant le soir.
Aussitôt je vis clair jusqu’au fond de moi-même !
Tout s’évanouissait ! Le merveilleux poème
Que j’avais cru saisir en ce monde enchanté,
N’était qu’un pâle émail sur la réalité.
Quoi ! c’était pour cela, pour ces brèves étreintes,
Que je fuyais la vie ? Ô mon Sauveur, pardon,
Si pour suivre l’appel des lascives complaintes,
J’ai navigué mon cœur au vent de l’abandon !
Je revoyais la plaine, et les blés, et les chênes,
Le paysan rentrant vers la lampe sereine
De la maison blottie au creux d’un vallon d’or ;
Des couronnes d’enfants, fines fleurs des chaumières,
Qui demandaient du pain, aux genoux de leurs mères,
À ce Dieu bénissant le labeur qui s’endort.
Je revoyais les lacs, les vergers, les collines,
Les ruisseaux panachés, les sources cristallines
Et l’ombre des pins noirs sur l’ocre des labours ;
La ruche bourdonnante et la treille fleurie,
Tout ce que j’ai cherché durant la rêverie
Qui m’a conduit jusqu’au sépulcre de l’Amour.
L’Homme m’apparaissait sublime dans la taille
Géante du chrétien qui prie, aime et travaille,
Sachant que tout bonheur est précaire ici-bas,
Comme sa Femme est belle, apportant l’espérance
Dans son sein déchiré par l’ultime souffrance,
Mais qui sourit quand même en lui tendant ses bras.
Épuisé de mensonge, en face du silence
Qui planait, sombre et froid, sur mon cœur dérivé,
J’ai pleuré tous les dieux de mon adolescence !
Il faut vivre sa vie et non pas la rêver !
J’ai voulu faire escale, hélas, j’ai fait naufrage...
Et ramassant les fruits amers de mon voyage,
Comme un fils humilié j’ai repris le chemin
Des goûts insatisfaits du pauvre cœur humain !
Charles-E. HARPE,
Les oiseaux dans la brume, 1948.