Six petits poèmes
pour la semaine sainte
I
Voici le premier jour
De la grande Semaine,
Le dimanche de la Semaine Sainte.
Entendez-vous ces acclamations
Des Juifs, sur le passage
Du Fils de l’Homme
Monté sur une ânesse ?
Mon Dieu, que ça tourne vite une foule !
Vendredi prochain
Elles crieront, ces mêmes voix :
« Qu’Il soit crucifié ! »
Et nous qui savons
Ce qui va arriver,
Car nous sommes d’à présent,
Dix-neuf siècles après
Le premier dimanche des Rameaux,
Nous jugeons cette foule
En lisant l’Évangile.
Jésus savait pourtant, Lui,
En ce temps-là ;
Il est de maintenant
Et d’avant les prophètes,
Et Il ne fit rien pour humilier
La joie de cette foule en fête.
Jésus dit : « J’ai pitié de la foule »...
Entendez-vous cette immense clameur,
Sincère mais fragile,
Des voix qui louent
Et qui maudissent tour à tour ?
Elles montent sans répit
Comme des vagues régulières
Sur la même grève,
Depuis dix-neuf siècles.
Que les vents sont changeants sur la mer !
C’est Pierre et c’est Augustin,
C’est ce fils qui renie sa mère,
Cet élève bien-aimé
Qui trahit son maître.
Cette femme dont un homme
Célébrait la beauté
À pleine voix, à plein cœur ;
S’il ne crie pas maintenant :
« Qu’elle soit mise à mort ! »
En secret, ne s’acharne-t-il pas
Avec autant d’ardeur
À la dénigrer toute,
Simplement parce qu’il ne l’aime plus ?
Jésus, par votre Dimanche des Rameaux,
Ayez pitié de ceux qu’on aimait
Et qu’on n’aime plus.
II
Après Béthanie,
Jésus avec ses disciples
Se rendit à Jérusalem
Afin d’y célébrer la Pâque.
Il prit du pain,
Le bénit, le rompit
Et le leur donna en disant :
« Faites ceci en mémoire de moi ».
Comme Jésus avait choisi
Une étable pour naître,
Une brebis pour symbole,
Un charpentier pour père,
Des pêcheurs pour apôtres,
Il prit du pain
(Comme Il les aimait les choses humbles !)
Et nous laissa en héritage
Toute sa grandeur, tout son mystère
Dans un morceau de pain.
Jésus la connaissait bien
Cette faim des hommes.
Il a voulu devenir notre aliment.
Par ce geste Il bénit les moissons,
Le blé, le semeur, la terre,
Le père, la mère avec les enfants
Autour de la table.
Et ce désir de pain que nous avons
Quand tout nous abandonne :
Courage, vanité, amour.
Oh ! Jésus, donnez-nous la simplicité
De revenir aux choses essentielles,
Car les tables chargées
De mets somptueux,
Garnies d’argenterie
Et de lumières
Jamais ne rassasieront notre cœur.
Vous êtes seul le Pain de Vie.
Les livres, les jeux et les jardins passeront,
Le Pain et le Vin ne passeront point.
Il prit du vin,
Et ayant rendu grâce
Il le leur donna en disant :
« Ceci est mon sang,
Le sang de la nouvelle alliance
Qui sera répandu pour un grand nombre. »
Il a choisi le vin,
Le vin vermeil,
Ce velours pour les yeux,
Cette transparence sur le ciel,
Ce réchauffement intérieur
Qui figure si bien
La vive éclosion d’une joie
Venue d’ailleurs,
Germée spontanément
Dans le sol triste et desséché,
Et qu’on nomme la grâce,
Cette ivresse de Dieu.
Jésus, Vous êtes le vin
Comme Vous êtes le pain ;
Vous avez voulu descendre dans nos vignes
Comme Vous êtes descendu dans nos blés.
Mais y aurait-il eu assez d’oblations
De par la terre
Sans les vignobles français
Et les plaines d’or du Canada ?
Il Vous fallait bien les deux France
Pour y déposer votre Eucharistie,
De par la terre,
Et Vous saviez bien d’avance
Que c’est là qu’on Vous aimerait le plus,
De par la terre.
Et ça nous remue le cœur de croire
Que Vous y avez pensé
En choisissant les Espèces
De la Communion,
Le Jeudi-Saint.
III
Voici venir le Vendredi Saint,
Uni au Jeudi Saint
Par cette nuit des Oliviers,
Cette nuit de Palestine,
Tiède, où flottent des parfums d’orangers,
Où se balancent les palmiers
Et les grands oliviers
Aux fruits mats.
C’est par une nuit semblable
Que Jésus vit tous nos péchés :
Ceux qu’on commet
Quand l’air est trop doux
Et qu’on est si tendre ;
Et tous les crimes de l’argent
Et des cœurs durs.
Jésus, Lui, le Pur,
Le Juste, les sentit tous
Peser sur ses épaules,
Ployer son corps en avant
Et inonder sa Face de sang.
Les disciples dormaient.
Des fois on se dit :
Le Christ a bien souffert,
Oui, mais la honte du péché,
Cette douleur d’être faillible,
Cette humiliation d’être à terre,
Et ce chagrin de n’être pas bon,
Il n’a pas connu tout ça ;
Ni le regret, ni le remords.
Lui, Il a toujours été parfaitement droit.
Ça L’a consolé dans ses misères
Cette conscience de Sa pureté.
Et nous, qui souffrons si mal,
Avec un poids de fautes sur l’âme
Et ce désespoir qui bout
Comme une source secrète,
Au moindre sursaut...
Qu’endurons-nous donc !
Jésus est le Saint,
Fils de Dieu,
Conçu sans la tache originelle
Par une Vierge immaculée.
Comme Il venait pour nous sauver,
Pour rétablir l’équilibre
Entre l’homme et Dieu,
Il rajusta la balance
À la mesure d’un Dieu,
Et prit sur Lui toutes nos infamies.
Et son âme était triste
Jusqu’à la mort
Tandis que nous dormions.
IV
Dire que nous étions présents
Au crucifiement
Et à tout le Chemin de la Croix ;
Pas seulement
En imagination,
Ni représentés par d’autres,
Mais réellement participants au drame
Comme les fidèles à la messe !
Combien de volontés
Depuis longtemps détruites
Au fond des tombeaux
Et combien d’autres,
Pas encore nées,
Renforcissaient le Chœur des Juifs,
Pour insulter le Maître
De leur haine et de leurs blasphèmes !
C’est l’éternel chœur des pêcheurs ;
Et que seul celui
Qui n’a pas péché
Lui jette la première pierre !
Seigneur, moi qui étais si fière
De souffrir aujourd’hui,
Le Vendredi Saint de cette année,
Parce que je sentais bien
Que c’était avec Vous,
En ce quinze de nisan.
Vous m’avez choisie comme Cimon le Cyrénéen,
Mais ma douleur est infime
À côté de la vôtre ;
Vous portez tout le poids de la croix,
Je n’ai qu’à marcher
Derrière elle
Et à mettre ma main dessus
Comme un petit enfant
Qui voudrait aider son père ;
Celui-ci prend toute la charge
Et laisse à l’enfant l’illusion
D’avoir été indispensable.
En ces jours de Semaine-Sainte,
Les mystères de la Passion
Nous baignent l’âme
Et il est plus facile d’être patient.
Mais, Jésus, toute ma part à la fois
Dépasse mes forces d’une semaine !
Si même après Pâques
J’ai mal encore,
Alors que Vous êtes ressuscité,
Éclairez pour moi le sens de la souffrance,
Et que je sente,
En passant le doigt dessus,
Que cette plaie que j’ai au flanc
Croise avec une autre,
Transversale à la mienne,
Jusqu’à former à même ma chair
Le Signe de la Croix.
V
Jésus est mis au tombeau.
C’est la suprême épreuve
Avant la Résurrection.
De nouveau le silence et la solitude
S’emparent du Sauveur.
Premier silence à Nazareth
Duquel est sorti la parole du Christ,
Ultime silence de la mort
D’où sortira la Vie dans sa gloire immortelle.
Pourquoi cet arrêt ?
Quelle est cette attente ?
Que me voulez-vous, Seigneur ?
C’est cette minute en suspens
Avant l’aube,
La lente claustration
De la graine dans la terre,
Tout le carême, avant Pâques.
Seigneur, quand donc verrai-je le jour
Et la fleur ou le fruit ?
Cela dépasse mille aubes
Sans soleil,
Et l’on croit la graine perdue,
Moi, je sais bien qu’elle est au fond ;
Qu’attend-elle donc
Pour se manifester ?
Cela dépasse l’Avent d’une femme.
Quand pourrai-je contempler le visage
De cette joie éclose en moi ?
Quel est ce fruit
Dont Vous m’avez confié la semence ?
Est-il donc si lent à mûrir
Qu’il faille ces journées immobiles,
Cette séparation d’avec l’air et les vivants
Et cette consommation dans l’ombre ?
De même qu’il n’est pas
De carême sans Pâques,
Ni d’Avent sans Noël,
Je crois à cette joie de ma douleur.
De même qu’il est dit,
Au Second Mystère Joyeux,
Que Marie visita sa cousine Élisabeth,
Pour lui faire part de son allégresse,
Et que, en souvenir de
Cette communication de Marie,
Nous demandons la charité,
Fortifiez ma joie
Pendant sa vie cachée,
Afin que, quand le temps sera venu,
Elle soit un message pour le monde.
VI
« Alleluia ! Alleluia !
« Christ est ressuscité ! »
Chante l’Église
En ce matin.
Il neige, il gèle.
Nulle fleur sinon de neige ;
Pas un brin d’herbe.
C’est l’hiver, comme en carême.
Alleluia ! Alleluia
Chante le chœur des enfants.
Et les grandes orgues
Font tressaillir les voûtes.
C’est la guerre,
On se tue, on se hait,
Nulle trêve ;
Toute la bonne volonté
S’est mise d’un seul côté.
Alleluia ! Alleluia !
Est-ce vraiment Pâques ?
Est-ce vraiment le printemps ?
Le mal semble bien puissant
Sur le monde,
Et il neige
Dans mon pays.
On m’apporte des fleurs coupées,
Des fleurs de serre,
Séparées de la terre ;
Leurs heures sont comptées.
Soyons heureux
D’être pris à la Croix,
De n’être pas des fleurs coupées ;
Car tant qu’elles seront fixées dans le sol
Les tiges refleuriront.
Et pourquoi ne pas
Chanter d’avance,
Puisque c’est le Christ
Qui nous l’a promis,
Le printemps.
Alleluia ! Alleluia
Anne HÉBERT,
Les songes en équilibre,
Éditions de l’Arbre, 1942.