Je suis la terre et l’eau
Je suis la terre et l’eau, tu ne me passeras pas à gué, mon ami, mon ami
Je suis le puits et la soif, tu ne me traverseras pas sans péril, mon ami, mon ami
Midi est fait pour crever sur la mer, soleil étale, parole fondue, tu étais si clair, mon ami, mon ami
Tu ne me quitteras pas essuyant l’ombre sur ta face comme un vent fugace, mon ami, mon ami
Le malheur et l’espérance sous mon toit brûlant, durement noués, apprends ces vieilles noces étranges, mon ami, mon ami
Tu fuis les présages et presses le chiffre pur à même tes mains ouvertes, mon ami, mon ami
Tu parles à haute et intelligible voix, je ne sais quel écho sourd traîne derrière toi, entends, entends mes veines noires qui chantent dans la nuit, mon ami, mon ami
Je suis sans nom ni visage certain ; lieu d’accueil et chambre d’ombre, piste de songe et lieu d’origine, mon ami, mon ami
Ah, quelle saison d’âcres feuilles rousses m’a donnée Dieu pour t’y coucher, mon ami, mon ami
Un grand cheval noir court sur les grèves, j’entends son pas sous la terre, son sabot frappe la source de mon sang à la fine jointure de la mort, mon ami, mon ami
Ah, quel automne ! Qui donc m’a prise parmi les cheminements de fougères souterraines, confondue à l’odeur du bois mouillé, mon ami, mon ami
Parmi les âges brouillés, naissances et morts, toutes mémoires, couleurs rompues, reçois le cœur obscur de la terre, toute la nuit entre tes mains livrée et donnée, mon ami, mon ami
Il a suffi d’un seul matin pour que mon visage fleurisse, reconnais ta propre, grande ténèbre visitée, tout le mystère lié entre tes mains claires, mon amour.
Anne HÉBERT.
Recueilli dans Panorama de la nouvelle poésie
d’expression française, Unimuse, Tournai, 1963.