La crainte et la peur
par
Ernest HELLO
Ce qui caractérise l’époque où nous vivons, c’est que l’erreur chez elle a perdu l’équilibre. Elle n’a plus cette science telle quelle, sa modération d’autrefois. Elle se trahit continuellement.
M. Michelet nous dit qu’au moyen âge, des terreurs inouïes de miracles, de diables, d’enfer, remplissaient l’Église 1.
M. Michelet croit que le miracle est effrayant et infernal. Ceci est vraiment curieux. Cette confusion dépasse le désordre ordinaire de la pensée humaine. Au XIXe siècle, on dirait que l’erreur, par l’excès de son pêle-mêle, demande l’ordre, et que ses cris confus réclament la beauté de la parole oubliée.
Voici ce qui se trouve au fond de la parole de M. Michelet.
Il confond le miracle et le fantastique. Pour rétablir l’ordre, étudions d’abord chez l’homme la nature de la peur.
La peur est fille du péché. Le Paradis terrestre était le temple de la sécurité. La menace relative au fruit défendu y introduisait la crainte, mais non la peur. La crainte et la peur sont deux sentiments très différents. La crainte accompagne la joie et l’amour et la gloire. La peur est un affaissement qui procède de la défiance et de la haine. L’Écriture prononce un mot dont nous ne connaîtrons jamais ici-bas la profondeur féconde : Lætetur cor meum ut timeat nomen tuum : Que mon cœur se réjouisse afin qu’il craigne votre Nom.
La joie inspire la crainte du Nom incommunicable, la crainte du Nom de Jéhovah ! La joie dont parle l’Écriture, c’est le sentiment profond, ardent, léger et sublime, le sentiment de la présence et de la puissance de Dieu. La joie compte sur la Toute-Puissance qui éclate dans la gloire quand elle cède et se rend devant les enfants à genoux. C’est pourquoi la joie craint le nom de Dieu. Craindre le nom de Dieu, c’est n’avoir peur de rien.
La peur est la parodie de la crainte. La peur exclue la paix et apporte le trouble. La crainte suppose le respect profond de l’ordre qu’on pourrait, mais qu’on ne veut pas troubler. La peur suppose le trouble qui naît du désordre, la confusion, le pêle-mêle, la défaite de la sérénité, le triomphe de l’accident.
La crainte vient de la majesté de Dieu.
La peur vient du trouble qui naît de la loi violée.
Les choses divines ne troublent pas ; les choses infernales troublent toujours. Telle est, entre le repentir et le remords, la différence.
Le repentir apporte l’espérance qui pacifie le regret.
Le remords apporte le désespoir qui aigrit et exaspère le regret.
Le repentir est une pente qui mène aux larmes ; il a sa douceur, comme toute vérité sentie. Le remords mène à l’abîme ; il est sans pitié, sans larmes et sans voix, aveugle, sourd et muet. Le repentir peut chanter ; les Psaumes de la Pénitence nous indiquent les sons qu’il rend, quand le souffle passe.
Mais le remords ne parle même pas, il désespère et meurt.
Le remords précipite ; le repentir relève.
Le remords naît de la peur ; le repentir naît de la crainte.
M. Michelet, confondant le miracle avec l’action satanique, ou plutôt avec l’illusion humaine, car le diable n’est pour lui qu’une création de notre terreur, représente très bien le signe particulier du XIXe siècle, la confusion de l’Être et du Néant.
M. Michelet, confondant la terreur qui vient de l’illusion et celle qui peut venir du miracle, confond l’ordre fantastique et l’ordre divin.
La vie a ses lois primordiales qui régissaient dans le paradis terrestre la nature innocente.
Les lois de la vie sont actuellement modifiées par les lois de la mort.
La Toute-Puissance peut modifier et vaincre les droits actuels de la mort en vue de la vie, et troubler le désordre en vue d’un ordre supérieur. Voilà la résurrection.
En face d’elle, j’admets la crainte et la terreur fondues dans l’amour.
Mais supposez ce que l’imagination humaine a toujours supposé, supposez un être qui échappe aux lois ordinaires de la mort sans rentrer dans l’ordre de la vie, et qui trouble le désordre non pas en vue de l’ordre, mais au profit d’un second désordre : voilà le revenant. Voilà le personnage fantastique. En face de lui, je conçois la peur et la terreur sans amour.
Car le revenant n’est pas délivré : il échappe illégalement.
M. Michelet confond le revenant et le ressuscité qui éveillent deux idées directement contraires.
Le ressuscité est vainqueur de la mort.
Le revenant n’est pas vainqueur de la mort : il ne fait que la tromper un moment ; mais il est sous son empire. Il est avec elle en contravention, en rupture de ban. Mais il lui appartient plus que jamais. Il fait une escapade d’un moment qui le laisse tout entier dans le pouvoir de la mort.
Dieu est avec le ressuscité.
Le revenant est seul.
Le ressuscité est une réalité très supérieure aux réalités ordinaires. Le Lazare de la seconde vie a plus d’être en lui que le Lazare de la première vie.
Le revenant est une illusion ; son domaine est celui de l’ombre. Aussi c’est la nuit qu’il paraît paraître. Donc M. Michelet confond non pas deux réalités distinctes, mais une réalité d’un ordre supérieur avec une illusion.
Il confond non pas deux corps, mais le corps honoré par la visite de la Toute-Puissance, le corps restitué, avec une ombre.
Car, quand il parle des terreurs causées par le diable, M. Michelet ne prend pas ce mot dans le sens où il a une réalité infernale. M. Michelet entend par là les terreurs sans cause que l’imagination se fait : il parle non d’une apparition satanique qui pourrait avoir lieu, mais d’une pure illusion, du revenant des contes de nourrices.
Et l’idée de ce fantôme proprement dit s’associe dans sa tête à l’idée du miracle.
La manifestation de l’être et la manifestation du néant lui paraissent identiques.
Si la résurrection inspire la crainte, cette crainte rassure, car elle vient de la présence sentie du Dieu vivant qui sait donner à la fois la paix et l’épouvante.
Le revenant, c’est-à-dire l’illusion que ce mot représente, apporte sa peur froide. Dieu, l’homme et la nature, sont absents de lui tous les trois.
Le ressuscité apporte la plénitude et représente la surabondance.
Le revenant serait la forme du vide, s’il était quelque chose.
Le ressuscité est, d’une manière spéciale, fils du Dieu qui est la vie.
Le revenant est la création de notre néant.
Comment ces mots de diables et de miracles ont-ils pu être associés dans une phrase pensée et écrite par un homme ?
Kosmos signifie à la fois le monde et l’ordre. Jusqu’où donc ira, dans ce monde, le triomphe du pêle-mêle ?
La peur est ce sentiment hideux qui de l’enfant de Dieu fait l’esclave tremblant des hommes et des choses. La crainte donne l’humilité. La peur dont je parle donne l’humiliation, mais cette humiliation laisse persister l’orgueil, qui est le compagnon de tous les mensonges. La peur fait honte, et cet homme qui a honte et peur se redresse et fait le fier, tandis que la joie fait tomber à genoux.
La crainte rassure : elle donne la tranquillité, elle appuie l’homme sur le souverain domaine de Dieu. La peur oublie Dieu, et divinise toutes les choses créées ; la peur est panthéiste : par elle tout devient Dieu, excepté Dieu même.
La crainte et la peur se jouent, dans ce monde invisible, sur les confins de deux royaumes ennemis. Il y a un homme qui a été immortalisé par la terreur : M. Barbey d’Aurevilly, dans son livre des Œuvres et des Hommes, a supérieurement saisi ce caractère de Pascal. Pascal avait la peur, il n’avait pas la crainte. S’il avait eu la crainte, il aurait eu la joie. Ayant peur, il fut triste, et cette âme, qui avait un besoin immense de dilatation, un besoin immense de lumière, se rétrécit et se replia sur elle-même. Pascal, qui fut uniquement préoccupé de la sainteté, ne devint pas un saint. Il passa sa vie en face de lui, au lieu de la passer en face de Dieu. Acharné sur sa propre substance, il fit de lui-même sa pâture, tandis que c’est l’Infini qui est la nourriture de l’homme. Le jansénisme corrompait, dénaturait, empoisonnait la crainte : il la tournait en peur. Saint Augustin disait : Vis fugere a Deo, fuge ad Deum : Voulez-vous vous sauver de Dieu ? Sauvez-vous dans le sein de Dieu.
Voilà la crainte : si elle est distincte de l’amour, elle n’est pas séparée de lui.
La peur, au contraire, si elle se sauve de Dieu, se sauve loin de Dieu. Aussi, au lieu de se sauver, elle se perd. Elle parque l’homme au lieu de l’épanouir. Pascal, qui parla tant contre la vanité, fut victime et dupe d’une grande vanité ; car il manqua de simplicité et d’amour. Dans sa tristesse il ne trouva que l’homme ; dans sa joie il eût trouvé Dieu.
Ô réalité suprême, notre résurrection et notre paix, donnez-moi la joie pour que je craigne votre nom. Car vous seul, Dieu qui sondez les cœurs, vous seul connaissez la profondeur de cette parole : Lætetur cor meum ut timeat nomen tuum. Vous seul savez par quels liens mystérieux, délicats et sublimes, sont unies la joie et la crainte, et de quelles façons, si la joie m’abandonne, la crainte de votre nom m’abandonne au moment même. Jéhovah, qu’invoquait Élie sur le mont Carmel, Jéhovah, qui êtes ce que vous étiez alors, Jéhovah, qui serez ce que vous êtes éternellement, Jéhovah, qui savez seul votre plénitude et ma défaillance, car je ne sais pas moi-même à quel point je ne suis pas ; Jéhovah, Dieu fidèle qui avez promis de donner à ceux qui demandent, je demande la joie, je demande la crainte de votre nom. Jéhovah, écartez de moi la tristesse et la peur. Car je suis si misérable que je peux avoir peur de quelqu’un ou de quelque chose, et si j’ai peur, je cesse de craindre. Si j’ai peur d’un autre, je cesse de vous craindre ; la tristesse et la peur méprisent votre nom. Ô Celui qui Êtes, donnez-moi la crainte et la joie, afin que je sente vivante en moi la signification inexprimable de votre Nom sans égal ; délivrez-moi de tout mal, passé, présent ou à venir. Être délivré du mal passé : Quelle parole ! Je la comprends mieux que je ne puis la traduire. Délivrez-moi des souvenirs qui font peur, délivrez-moi des menaces de l’ennemi. Que je meure à la mémoire des cauchemars d’autrefois ! A timore inimici eripe animam meam. Que votre nom écrase celui qui veut provoquer la peur et étouffer la crainte ; que votre nom règne et domine dans la liberté de nos âmes affranchies.
Ut sine timore de manu inimicorum nostrorum liberati, serviamus illi, in sanctitate et justitia, coram ipso, omnibus diebus nostris.
Que votre Nom nous abrite dans les rayons de sa gloire souveraine, afin que, sans peur et pleins de crainte, nous l’adorions eu sécurité, dans la forteresse de la lumière ! Amen à la joie et à la crainte ! Quand je dis Amen, je dis : Fiat, et par une providence spéciale je rencontre aussi votre Nom, ô vous qui êtes sans borne et qui vous appelez Amen.
Ernest HELLO.
Paru dans la Revue du monde catholique en 1861.